Les problèmes d'accent : existe-t-il une prononciation "correcte" ?
(extrait de "Ap-prendre la parole" publié aux éditions SEDRAP Toulouse, 1996)
La prononciation d'une langue, quelle qu'elle soit, est un lieu de variations extrêmement importantes, même si des jugements sociaux fort discutables ont cru bon d'établir entre ces variétés la hiérarchei la plus normative.Pourtant, chacun a conscience de touites ces variétés : il est évident pour tout le monde que l’on ne prononce pas le français de la même manière à Toulouse, à Paris, à Pointe à Pitre, à Québec, à Bruxelles, ou dans tout autre coin de la Francophonie. Mais cela ne veut pas dire que ces différences soient admises facilement : les intégristes du langage frappent aussi fort ici que sur les autres formes de variations déjà évoquées.
Pour ma part, lorsque j’étais professeur à Amiens, j’ai pu assister à ce que j’appelle, — avec un peu d’exagération, mais si peu ! — les persécutions exercées dans ce pays picard (qui m’est resté au demeurant très cher !) sur les remplaçants méridionaux . À cette époque, la Somme faisait partie des départements déficitaires en enseignants, et nombre de jeunes natifs du Midi, ne pouvant trouver de poste dans leur région, venaient combler les lacunes du Nord. Ces malheureux se voyaient alors reprocher leur accent d’origine, sans aucune indulgence ... par des Inspecteurs dont l’accent picard me semblait, à moi, Parisienne, largement aussi insolite que celui des remplaçants incriminés !
En fait, on n’est gêné que par les accents qu’on n’a pas .
C’est pourquoi on est tenté de dire que le refus de l’accent des autres n’est qu’une forme sournoise de racisme, tout aussi vilaine que les autres, plus peut-être, parce qu’elle se pare de motifs faussement nobles (défense de la langue française etc ...). C’est un refus de la différence, qui s’inscrit dans toutes les autres formes que peut prendre ce type de refus : couleur de peau, façon de manger, de s’amuser, de s’habiller etc... Or, l’accent est une caractéristique très intime de chacun, à laquelle chacun tient beaucoup ; le critiquer, le corriger, est une forme d’atteinte à la dignité de la personne particulièrement blessante et je pense qu’on n’a jamais le droit de commettre une telle indélicatesse.
Certes, on sait bien que cette normativité éperdue nous a été imposée, il y a deux siècles, par la Révolution Française d’abord, par l’école de la Troisième République ensuite(1) , et que deux siècles de normativité et de conformisme langagier ne s’envolent pas comme une fumée ; mais il serait peut-être temps d’en sortir enfin, d’autant plus qu’on sait aujourd’hui que cette attitude normative est tout à fait inefficace en pédagogie (comme on peut le voir dnas le récit ci-dessous) .
En réalité, aucune langue n’a de prononciation commune à la communauté qui la parle . Des différences physiques, climatiques, des habitudes sociales, des données économiques, entraînent des comportements langagiers, des phrasés, des intonations, des accentuations différentes qui conduisent à des réalisations phonétiques sensiblement différentes d’une région à une autre, d’un même pays :“Toutes les langues connaissent des variétés : un Bavarois ne parle pas comme un Prussien, un Anglais comme un Américain ou un Australien, il ne parle pas non plus comme un Écossais ou un Irlandais, un Égyptien, ne parle pas comme un Marocain, un Chinois de Pékin ne parle pas comme un Chinois de Hong Kong. Et pourtant les linguistes eux-mêmes n’hésitent pas à décrire l’allemand, l’anglais, le chinois, l’arabe, comme s’ils oubliaient cette diversité. Au-delà de cette diversité reconnue comme inhérente à toute langue, ils ont en effet, réussi à mettre en évidence une base commune (...) Qu’il s’agisse de l’anglais, du français, ou de tout autre idiome, une langue apparaît alors comme un instrument de communication tout à fait original et plein de contradictions, à la fois divers, puisque chacun le fait fonctionner à sa manière, et nécessairement unique pour que chacun puisse comprendre l’autre.”
(H.Walter (2) 1963)De ce fait, maîtriser une langue, devient : être capable de distinguer parmi les différences perçues, celles qui comptent pour le sens et celles qui ne comptent point . Imaginons que je demande où se trouve un ami et que l’on me réponde : “il est au bar”, je comprendrai la même chose, si celui qui me donne l’information me la donne avec un [r] roulé comme en Bourgogne, ou grasseyé comme à Toulouse, ou palatal comme à Paris ; par contre, si la réponse est : “il est au bal”, la signification ne sera plus la même. Pourtant, il y a moins de différence phonétique entre le [r] et le [l], qu’entre les trois [r] qui peuvent terminer “bar” . C’est que la langue française n’utilise pas cette différence des trois [r] comme différence distinctive ; par contre, elle utilise la distinction [r] / [l] pour modifier le sens des mots qui les contiennent : “bourre / boule” ou “pire / pile” etc...
Ce qui compte, ce sont les différences qui entraînent des changements de sens . Et ce sont ces différences-là qui constituent l’unité dont parle H.Walter . Dans toutes les langues , elles constituent un système, qu’on appelle “système phonologique" . C’est pourquoi, la science dont on a besoin, pour apprendre l’oral d’une langue, n’est point la phonétique, mais la phonologie.
Cela veut dire aussi que toute persécution — ou moquerie — de l'accent d'une personne, élève ou non, devrait être considéré comme un délit, au même titre que n'importe quelle autre attaque raciste.
Le texte qui suit, celui de Suzel, extrait du bel ouvrage : "Paroles de déracinés" en est un superbe exemple...
1- Ceci est développé dans l’ouvrage du même auteur : Le “bon” français ... et les autres (1989) Editions Milan Toulouse, chapitre IV, pages 101 etsqq.
2- H.Walter, Le français dans tous les sens Robert Laffont Paris 1973 .
Extrait de « Paroles de Déracinés » (Editions Librio) : Texte de Suzel.