Enseigner le français, avec Eveline Charmeux

Edito n°1 : Comme dit Lofi : il ne suffit pas de voter à gauche pour être un enseignant de gauche.

Pour relancer ce site, je reprends un de mes premiers éditos du site précédent, qui me semble plus que jamais d'actualitépour cette rentrée

Choisir ses pratiques pédagogiques :

un acte politique aux conséquences graves.

Mager disait : " Quand on ne sait pas où l'on va, on risque d'arriver ailleurs ".
Une formule qui s'applique particulièrement bien à l'enseignement.
La formation dispensée ne permettant pas en général de savoir avec précision où l'on va, il s'ensuit qu'on arrive souvent ailleurs. Et le système est si pervers que, la plupart du temps, celui qui enseigne ne s'en rend pas compte et pense avoir des " résultats ", comme on dit.

Mais quels résultats ??
C'est là que se cache la dimension politique de nos pratiques, cet " ailleurs " dont parle Mager. Ou si l'on préfère, dans l'écart qui existe entre les objectifs de ces pratiques, les intentions de résultat, évidemment républicaines, et leurs conséquences, telles que nos connaissances sur le fonctionnement des enfants et un raisonnement élémentaire les font prévoir.
Un des " avantages " (si l'on peut dire) de la situation ubuesque de l'école aujourd'hui, objet d'une foudroyante marche arrière impulsée par des gens que l'on croyait sensés jusque-là, c'est d'avoir rendue possible une question taboue jusqu'ici : et si les différences pédagogiques étaient des différences politiques ?
Il est vrai que, devant quelques-uns des propos entendus ici ou là de la part de certaines sensibilités dites " de gauche ", on reste perplexe. On se dit alors qu'il conviendrait peut-être de poser la question en termes de cohérence entre la pratique de classe et le bulletin de vote…

Si l'on admet, en effet, qu'être un enseignant de " gauche ", (ou plutôt un enseignant tout court ? Disons, un enseignant républicain…) c'est être convaincu :

1) que la tâche première de l'école est d'apporter à tous les enfants la richesse de rencontres et d'expériences que la famille offre à quelques-uns ;
2) qu'il n'y a pas de fatalisme social et qu'aucune raison logique ne justifie que l'injustice
sociale n'entraîne automatiquement l'échec scolaire ;
3) qu'un enfant est un " sujet " et non un " produit " ;
4) que tous les élèves ont des savoirs, et qu'un " mauvais " élève n'est jamais un élève qui ne sait rien, mais un élève dont l'école méprise ou ignore les savoirs ;
5) qu'il importe donc de prendre en compte ces savoirs, si erronés et si éloignés du programme soient-ils, pour les mener vers les attentes institutionnelles ;
6) qu'il importe également pour cela donner aux enfants de " vraies graines et non du sable " (formule d'Alain), c'est-à-dire travailler sur du vrai, sur de l'ambitieux, et du valorisant...

Alors, force est d'admettre que le discours, qui présente la méthode Boscher (ou la Planète des Alphas, ou les ouvrages de M.Bled) comme le modèle parfait de l'enseignement de la lecture, et de la langue, est un discours contraire aux valeurs républicaines, et ceux qui le tiennent, des schizophrènes graves, s'ils prétendent le contraire.
Explications.

Si l'on enseigne la lecture à partir des syllabes, alors que celles-ci n'existent pas dans le français écrit, quelle peut en être la conséquence ? Que les clés offertes ainsi aux élèves n'ouvriront que les portes déjà ouvertes (les rares mots où l'on peut en trouver, des syllabes !). Qui deviendra alors capable d'ouvrir celles qui sont fermées ? Qui ? Sinon ceux qui vont trouver dans leur environnement familial les moyens de le faire ?

Si l'on enseigne les mouvements de la brasse sur un tabouret, il restera à l'élève à apprendre tout seul à nager dans l'eau, après s'être débarrassé du non-savoir acquis sur le tabouret. De même, si l'on enseigne comment oraliser des syllabes et identifier les mots par le déchiffrage, il restera à l'élève à construire tout seul un vrai savoir-lire, celui qui maîtrise les opérations cognitives par lesquelles on comprend et qui permettent d'utiliser les écrits de la société, dont on sait qu'ils n'ont rien de commun avec la méthode de lecture. Construire tout seul ? Bien sûr que non. Facile de deviner où sont ceux qui en auront les moyens ! Les autres, ils s'en passeront…
Un tel abandon, est-il bien conforme aux valeurs de la République ?.

Si l'on enseigne la lecture sur les phrases et les mots que l'on trouve dans la méthode Boscher ou dans " Léo et Léa ", comme : " je mène le cheval à la mare " (Léo et Léa, page 20) ou encore : " ma mère a ramené petite marie " (Méthode Boscher, page 11), phrases écrites sans majuscules donc sans orthographe (la majuscule en fait partie) et dans des formulations pour le moins douteuses grammaticalement, quelle conséquence peut-on attendre sur la maîtrise de la langue, priorité pourtant première en Haut Lieu ?

Si l'on enseigne systématiquement des règles toutes faites (du reste souvent fausses) à appliquer mécaniquement, alors que la maîtrise du langage n'est autre que la maîtrise des choix, (bien parler n'est point parler selon les règles, c'est savoir choisir, à l'oral comme à l'écrit, les formulations les plus efficaces, pour obtenir le résultat souhaité), qui va trouver les clés de la maîtrise langagière,
et où ?

Cette option de sélection sociale est-elle conforme aux valeurs de la République ?
On pourrait multiplier les exemples et rappeler, avec Carl Rogers que " l'on n'apprend bien que ce qu'on a appris soi-même ". Enfourner des savoirs tout faits dans la tête des élèves, c'est évidemment les empêcher d'apprendre, quand, en plus, ce sont des savoirs discutables et infondés.

Décidément, il y a bien une pédagogie de droite, et même de droite extrême (le Front National a été l'un des premiers à la revendiquer), une manière de faire la classe qui protège les classes dirigeantes de toute pollution populaire... Et quand le bulletin de vote prétend viser un résultat contraire, le délit d'incohérence est impardonnable.
Il n'y a pas de pédagogie innocente : en classe, tout travail est une prise de position politique, d'autant plus dangereuse qu'elle est moins consciente. C'est pourquoi l'exigence de cohérence politique devrait être au cœur de la formation des enseignants (et de tout citoyen digne de ce nom). Il faut apprendre à repérer cette dimension politique
* dans les contenus enseignés d'abord.
Si j'enseigne autre chose que ce que les élèves doivent apprendre, je crée, de toute évidence, une sélection sociale dans les savoirs acquis : le vrai savoir, le savoir utilisable et libérateur, il faudra se le construire soi-même, avec les moyens du bord (et le bord n'est pas égal pour tous !).
* et aussi dans les démarches mises en œuvre.
En revenant à la théorie du remplissage, parfaitement contraire à tout ce que l'on sait du fonctionnement des enfants ; en choisissant une progression linéaire des apprentissages, parfaitement contraire à ce qu'on sait du fonctionnement des apprentissages en général qui ne s'ajoutent jamais les uns autres mais s'organisent en relation les uns avec les autres ; en ne prenant pas en compte les spécificités de savoirs et de stratégies des enfants, tous différents de l'un à l'autre, on multiplie les difficultés pour tous, mais, en plus, on élimine tous ceux qui n'ont que l'école pour " sortir de leur condition " comme on disait jadis.

Il est vraiment temps d'étudier nos pratiques à l'aune des idéaux élevés de la République. Car au-delà de la droite et de la gauche, c'est l'idéal de la République qui est là, et qui exige que l'Ecole puisse mettre les plus hauts savoirs à la disposition de tous les enfants et surtout à la disposition de ceux qui ne peuvent les trouver que chez elle. L'aurait-on oublié ?
C'est dire qu'il est urgent de mettre un peu de cohérence dans les pensées et d'assumer la signification politique des choix pédagogiques.
(Eveline Charmeux mai 2006)

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