Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Faire la classe : oui, mais comment ? Et surtout pour quoi faire ?

La photo ci-dessous représente la première classe qui fut confiée à ma mère : un CP de 49 élèves. Ma mère avait 19 ans, avec pour seul bagage un Brevet Supérieur tout neuf, et aucune formation (on la voit ici à gauche de la photo, l'imposante directrice lui faisant face à droite ). C'était un temps béni , n'est-ce pas ? Les résultats, on ne s'en occupait guère. C'était déjà beau qu'on s'occupe des enfants : les leçons étaient toutes tracées ; les élèves n'avaient qu'à écouter et obéir.

photo

Ce que la Recherche Pédagogique a apporté, c'est d'abord de définir des objectifs précis, permettant de savoir où on va.

A l'époque de ma mère, ce n'était point le sujet de préoccupation. Nul besoin du reste de le savoir : il suffisait de tenir l'emploi du temps et de maintenir le silence dans la classe (avec 49 bouchonnettes, cela n'allait pas de soi, et il fallait faire souvent les gros yeux et crier pas mal) .

Vous êtes sûr que c'était mieux ??

Aujourd'hui, on sait que l'objectif majeur de l'enseignement du français, c'est de mettre tous les enfants en possession de la langue française, qu'elle soit leur langue maternelle ou non.

Et c'est cela seul qui permet de définir des pratiques possibles : "Si on ne sait pas où l'on va, on risque d'arriver ailleurs" disait Mager. C'est ce qui est souvent arrivé jadis... et bien évidemment aujourd'hui encore, puisque rien ou si peu de choses ont changé dans les classes.

Comment définir sa pratique à partir de cet objectif ? Il suffit de chercher la cohérence entre les moyens et le but à atteindre.

Pour parvenir en effet à ce résultat,

 

Il est souhaitable que l'enfant...
(contenus d'apprentissage)

 

L'enseignant a donc intérêt à...
(contenus d'enseignement)

 

1 - possède un bagage linguistique  riche et diversifié ...

 

* favoriser l'existence dans la classe de la plus grande diversité possible de situations de communication et de productions langagières, intégrant tous les facteurs de variation: géographiques, temporels, sociaux, matériels, auxquels il convient d'ajouter les facteurs internes : enjeux divers de la communication et représentations du locuteur.

 

2 -ait mis de l'ordre dans son bagage ...

 

* mettre en place des activités destinées à situer et comprendre le fonctionnement social des divers codages: comparaisons, classements, analyse des productions langagières rencontrées à l'oral comme à l'écrit, en lecture comme en production de textes.

 

3 -et lui ait conféré une disponibilité constante et opérationnelle

 

* provoquer l'utilisation fréquente en situations diverses des constats et critères dégagés lors de ces activités de comparaison et de classement.

 

4 - ce qui signifie : apprendre

à repérer des codages,

et à situer socialement ces codages ..

 

* mettre en jeu une autre conception de la grammaire en travaillant, non sur des phrases conçues pour étudier le fonctionnement linguistique de ces phrases, mais sur les textes effectivement lus et produits, pour en faire apparaître le fonctionnement à la fois linguistique et social.



Quelques commentaires du tableau.
Objectif 1 : Il a pour conséquence de supprimer toute lecture d’extraits ou de textes fabriqués à des fins pédagogiques, au profit d’écrits sociaux réels, dont les données pragmatiques sont repérables et analysables. Quant aux situations de productions de textes, non seulement, elles doivent avoir des destinataires, et des enjeux effectifs, mais elles doivent être accompagnées, au moment de leur production, d’une prise de conscience par les enfants de ces enjeux ainsi que de leurs représentations de la situation.

Objectif 2 : C’est l’objectif même de tout le travail de grammaire ! mais il est à remarquer que le fonctionnement social des codages (= des formulations) est rarement l’objet d’études en classe. Il faut préciser aussi que l’étude du fonctionnement social n’a rien à voir avec les jugements de valeur habituellement portés sur les formulations : le problème n’est pas de savoir si le mot de Cambronne est grossier ou non, mais de savoir ce qui se passe socialement quand on le prononce en public : si les conséquences sont voulues, on a parfaitement le droit de le prononcer !

Objectif 3 : C’est un des grands oublis de l’école : elle fait comme si un savoir acquis est automatiquement disponible. C’est une erreur : la plupart des élèves sont en échec, non point parce qu’ils manquent de savoirs, mais parce qu’ils ne savent pas se servir de ce qu’ils savent, et souvent, parce qu’ils ne savent même pas qu’ils savent ! Apprendre à recenser ses savoirs et à les mobiliser quand on en a besoin, devrait devenir une des priorités du travail en classe.

Objectif 4 : C’est toute la conception de la grammaire et de son enseignement, qui est ici remise en cause : grammaire de textes et non de phrases (même si le niveau phrastique est à étudier : on étudie le fonctionnement des phrases tirées des textes qu’on a lus et produits !)
Objectif 5 : Comme cela est dit dans la note, on peut se reporter au classeur-ressources de l’outil ANIMALIRE, conçu par l’équipe que je dirige pour l’enseignement de la lecture en 1ère année primaire (le CP français).

Objectif 6 : ici aussi, on peut se référer à la note en bas de tableau et consulter sur ce point l’ouvrage de référence essentiel en matière  de production d’écrits, “Évaluer les écrits à l’école primaire”, synthèse des travaux du groupe INRP “EVA”.

Objectif 7 : L’oral est aussi un des grands oubliés de l’école, même si chacun affirme haut et fort que c’est un enseignement essentiel. J’ai tenté, dans l’ouvrage cité en note, d’esquisser les grandes orientations d’une didactique de l’oral, en m’efforçant d’être aussi près que possible du concret de la classe, depuis l’école maternelle jusqu’au collège inclus. Une des grandes faiblesses du travail scolaire sur l’oral, c’est qu’il oublie régulièrement de traiter les vrais problèmes de la prise de parole en public, dont on sait pourtant qu’elle est toujours prise de pouvoir. On peut donc dire qu’une conception démocratique de la vie sociale exige d’autres contenus d’enseignement de l’oral.


1- Ceci est développé dans l’ouvrage du même auteur Le “bon” français et... les autres, Editions Milan Toulouse .

2- Ceci est développé et précisé dans l’ouvrage du même auteur Apprendre à lire, échec à l’échec, Editions Milan Toulouse .

3- Voir, sur ce point les travaux INRP du groupe EVA (Evaluer les écrits à l’école primaire, Edition Hachette-Education), et la revue PRATIQUES (voir bibliographie)

4- Voir, sur ce point, du même auteur Ap-prendre la parole, Editions SEDRAP Toulouse .