Enseigner le français avec Eveline Charmeux.

Une lettre de Laurent Carle.

Chère Eveline,

C'est grâce à vous si je ne suis pas resté un psychologue scolaire idiot, que j'ai émergé des profondeurs de mon ignorance au bout de 25 ans d'immersion dans l'éducation nationale (plus, si je compte mes années de scolarité et d'études).

Vous abordez les questions pédagogiques d'un (si l'on peut dire) point de vue holistique, aussi bien en psychologie de l'enfant et des apprentissages qu'en linguistique. Vous n'êtes pas l'otage de votre discipline. Vous accordez une égale importance à la pensée et à l'action, au corps et à l'esprit de l'enfant. Rien de ce qui fait l'humain dans l'enfance ne vous est étranger. Votre approche humaniste et généreuse, mais rigoureuse de l'enfant en situation d'apprentissage m'a fait avancer en psychologie plus loin que mes études universitaires proprement dites. Votre méthodologie ensembliste plait bien au disciple de la pensée complexe de Morin et de l'approche systémique de Watzlawick (et de leur constructivisme).

Je regrette bien de n'avoir pas été votre élève.

J'ai débuté dans le métier d'instituteur en 1956 en milieu rural. Pendant que je faisais mes leçons magistrales en m'appliquant à des élèves de CE, derrière la cloison, ma collègue du CP, maître de choeur et de chapelle, faisait psalmodier par une trentaine d'enfants les lettres qu'elle montrait sur un panneau syllabaire à l'aide d'une grande baguette de bois dont elle tapait l'extrémité sur le tableau noir pour donner la cadence. C'était plus souvent bruyant et cacophonique qu'harmonieux. L'année suivante, le nouveau maître de CP, jeune débutant comme moi, faisait jouer ses élèves au petit train alphabétique. Avec la consonne du jour, il teufteufait pour y attacher les wagons de voyelles qu'il entrechoquait par un claquement de langue au moment de l'accrochage.
Pendant ma courte carrière pédagogique, je n'ai eu qu'une fois à devoir enseigner la lecture à quatre élèves de 6 ans dans une classe dite unique à Cavalière où je travaillai l'année de la catastrophe du barrage de Malpasset. Je n'ai pas su comment ils étaient devenus lecteurs en fin d'année scolaire, sauf que je n'y étais pour rien. Mon expérience de maître de lecture s'arrêta là. Je devins psychologue scolaire en 1970 avant d'avoir su comment on apprend à lire.

Je ne me suis plus intéressé à cette question jusqu'à ce que je soupçonne que les élèves qui m'étaient adressés pour difficulté d'apprentissage par les enseignants ne maîtrisaient pas la lecture.
J'en déduisis logiquement que mieux valait prévenir que guérir.

En idéaliste pragmatique convaincu, je proposai donc à l'IDEN de la circonscription de reconvertir une des deux institutrices spécialisées, dont l'effectif de sa classe de perfectionnement baissait régulièrement chaque année, en maîtresse de classe d'adaptation. Au cours de l'année 1978-79 nous lui confiâmes un CP expérimental (pour l'époque) composé avec des élèves repérés en maternelle au mois de juin comme futurs mauvais lecteurs. Je ne vous dis pas avec quels instruments je les ai diagnostiqués. Évidemment ce ne furent que des tests de l'époque, construits par des psychologues scolaires, c'est-à-dire inappropriés. A ce moment je faisais confiance aux méthodes, les yeux fermés.
L'institutrice de ce "CP d'adaptation" avait choisi "27 phrases pour apprendre à lire". Le bilan de fin d'année fut satisfaisant. Les 16 élèves intégrèrent un CE sans difficultés à la rentrée suivante. Hic ! La moitié des 6 élèves dont les parents avaient refusé le placement spécialisé apprirent à lire (selon les critères scolaires, bien sûr).
L'année suivante : modification de la formule. Les élèves du matin étaient dispersés dans les 4 CP l'après-midi pour faire place à des élèves de toutes classes venant apprendre à lire en petits groupes. Ici, l'institutrice spécialisée a commencé à se heurter à des blocages en lecture. Après avoir essayé plusieurs outils, elle s'est fixée sur "nous devenons de vrais lecteurs". Nous faisions une réunion de concertation par semaine.
J'ai appris beaucoup en suivant la progression des élèves. J'ai lu les instructions du manuel. Une information m'a sauté aux yeux : "Le lecteur débutant qui s'initie dans une méthode syllabique en psalmodiant "ba be bi bo bu" n'est rien d'autre qu'une "tête de lecture". Ce n'est pas un lecteur. En effet, il restitue des sons en réagissant à des signaux visuels. Déchiffrer ici n'est rien d'autre que sonoriser des assemblages de lettres selon un code connu : mais sonoriser, oraliser, ce n'est pas lire."
La bibliographie des auteurs recommandait entre autres La lecture à l'école, E. Charmeux. J'y ai lu : lire c'est comprendre avec les yeux. Proposition simplissime mais ô combien lourde de conséquences pédagogiques. J'ai fait partager ma découverte à ma collègue enseignante. Elle aussi n'y avait pas pensé jusque là. J'ai eu du mal avec les passages techniques : Les codes (écrit, oral). J'ai acheté deux exemplaires, un pour le bureau et l'école, un pour la maison. Nous avons avancé ensemble dans une démarche de formation continue en rupture avec toutes les vérités du moment. En fin d'année 1980, présentant le bilan de nos travaux et de nos réflexions à l'ensemble du personnel des deux écoles réunies, une trentaine d'enseignants, nous avons communiqué avec enthousiasme tout ce que nous avions découvert dans la "bonne littérature" pédagogique, les idées nouvelles sur la lecture, vos idées, celles de Richaudeau, de Foucambert. Grâce à nos "découvertes" bibliographiques" l'échec en lecture allait n'être plus qu'un souvenir et les enseignants n'auraient plus besoin de confier des élèves à la collègue spécialisée. A notre grande surprise, les gens ont rejeté en bloc avec véhémence toutes nos informations, puisées pourtant à bonne source. Même l'IEN, qui nous accordait toute sa confiance et manifestait ouvertement la satisfaction que lui apportait notre travail, ne nous suivit pas. Par conviction ou par démagogie ? Mystère.


Ce jour-là j'ai découvert avec une amère déception la vraie nature de l'école.


Nous avions pensé nous présenter devant des éducateurs pour échanger des idées nouvelles sur l'éducation scolaire et sur les procédés de transmission des savoirs, de la lecture-écriture en particulier. Nous nous trouvions devant des communiants, des communiants qui attendaient que nous disions la messe conformément à la liturgie de leur confession. Ils voulaient bien applaudir les actions de sauvetage accomplies sur la marge du système, s'informer avec curiosité au sujet des conduites observées chez des élèves différents, mais il ne s'agissait pas de réfléchir sur les pratiques ancestrales, sur les croyances transmises par les aînés et ancrées dans l'inconscient collectif dès l'enfance. Car mettre en question des pratiques est déjà un début de changement : délivrez-nous de nos problèmes, mais ne changez rien ! Les croyances tiennent lieu de vérités indiscutables, vérités tabou. Il n'est pas question d'en changer. Elles ont été incorporées pendant l'année de cours préparatoire par identification à l'adulte transmetteur, par imprégnation, au sens éthologique. J'ai commencé à entrevoir à partir de là pourquoi Baudelot et Establet écrivaient en 1972 que la fonction du cours préparatoire était d'empêcher les enfants des classes populaires d'apprendre à lire. J'ai saisi aussi par quel artifice technique on y parvenait, même si les maîtres de CP agissaient sans intention délibérée de faire échouer - mais d'autant plus massivement justement que le but implicite et inconscient leur est dicté de l'extérieur par les idéologues de l'école.

L'école est un lieu sacralisé, un lieu de croyances, un temple dont les enseignants sont les prêtres et gardiens initiés. Leurs titres acquis par ordination leur donnent le privilège de faire de leur classe un second domicile. Les élèves en sont les invités obligés, otages non par enlèvement sous contrainte mais par devoir spontané. Le temps scolaire est le temps des maîtres. Ils s'y succèdent pour célébrer un office dédié à une des disciplines consacrées. On n'y fait aucun apprentissage pour ne pas perturber les offices. La connaissance est délivrée miraculeusement de bouche à oreille par la parole du maître vénéré. Le corps de l'élève n'est pas sollicité car la transmission est censée exclusivement spirituelle. La mise en mémoire devra se faire en dehors des cours, par un pieux travail individuel de mémorisation mécanique. Les plus méritants qui retiennent fidèlement les "leçons" seront récompensés. Ces activités d'apprentissage sont moralisées au même titre que les conduites sociales. Bien travailler ou mal travailler relève de la moralité intrinsèque de chaque individu scolarisé. Les impies sont punis d'un maintien dans l'enceinte en heures supplémentaires pour les fautes mineures, par exclusion du temple pendant quelques jours quand les péchés sont graves. L'institution a pour finalité la formation spirituelle de tous les élèves, la sélection des meilleurs compétiteurs au sommet en vue de sortir l'élite, le tri des éliminés de la compétition au bas et la formation des futurs enseignants à mi-hauteur. Chaque école fonctionne comme un petit séminaire de la première à la dernière année de classe, de sorte que, une fois adulte, chaque ancien élève soit un gardien du temple en puissance. Chacun a appris les règles institutionnelles et les rites en suivant les leçons magistrales. Il n'est donc pas nécessaire de passer par un institut de formation professionnelle pour savoir comment on enseigne et surtout comment on exige des efforts de la part des petits séminaristes. Tout Français sait officier. Mais la matière première n'est pas toujours de bonne qualité. Les jeunes prêtres débutants dénoncent régulièrement les carences des IUFM qui ne leur ont pas appris comment imposer l'amour de l'école et comment extorquer les savoirs scolaires chez les potaches récalcitrants.

La corporation des enseignants est une institution fortement hiérarchisée et cloisonnée en professions spécialisées qui se connaissent peu et n'ont pas envie d'échanger, de communiquer librement et spontanément, encore moins par obligation professionnelle, hormis pendant les périodes de révoltes, de manifestations et de revendications, périodes d'insoumission ouverte circonstancielles et passagères contre le pouvoir politique mais pas contre l'ordre social établi. Habituellement, le pouvoir politique et les professions qui le représentent sont perçus comme bons alliés contre l'intrusion de profanes dans l'école. Chaque spécialité réclame un allongement du temps consacrée à sa discipline, une prolongation du temps de scolarité des écoliers, donc, et en même temps les professeurs en réunion demandent la réduction de leurs heures en présence des élèves.

à suivre...

 

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