Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Enseigner le vocabulaire

 

La notion de " famille de mots ".

ou... Comment le vocabulaire français peut-il s'enrichir ?

C'est une notion bien connue de ce qui est enseigné à l'école en matière de vocabulaire. Un sorte d'évidence, si évidente qu'elle n'est jamais remise en question, y compris dans les textes officiels les plus récents. Pourtant, là encore, les choses sont loin d'être aussi simples.

C'est une des caractéristiques du lexique français, — qui le distingue nettement de celui des autres langues — que sa difficulté à évoluer, et à produire de nouveaux mots. Toutes les langues disposent en général de divers moyens pour produire de nouveaux mots, en fonction de nouveaux besoins ; les principaux sont au nombre de deux : fabriquer des mots composés, en réunissant deux ou plusieurs mots existants (un portemanteau ; un pot-au-feu etc.) ou modifier un mot existant à l'aide de préfixes et-ou de suffixes (ranger / déranger / rangement / etc.). La plupart des langues occidentales usent largement de ces possibilités : l'allemand, par exemple, fabrique ainsi presque tous les mots nouveaux que le développement technique a rendus nécessaires. Le français, lui, est loin d'avoir autant de libertés, non parce qu'il ne disposerait point de ces moyens (ils existent parfaitement !) mais parce que les grammairiens du XVII ème siècle ont placé, au nom de la pureté de la langue un frein à leur utilisation, frein que nous n'avons toujours pas réussi à desserrer complètement. Un exemple entre mille, et tout récent, l'histoire du verbe " nominer ", utilisé d'abord pour évoquer la liste des artistes proposés comme candidats à une récompense, césar ou palme. Ce verbe nominer, dérivé du nom nomination, construit de façon tout à fait conforme aux règles de dérivation française, et dont la signification était sans ambiguïté, présentait en plus l'avantage de bien distinguer la proposition de récompense de la récompense elle-même, traduite, elle, par le verbe " nommer ". " Ils étaient quatre ou cinq nominés ; un seul a été nommé ".
Les hurlements poussés par les intégristes du langage ont contraint les médias en particulier à faire disparaître ce néologisme, au profit du verbe " nommer " ; résultat, on ne sait plus ce que signifie ce verbe.

Depuis le XVIIème siècle, les néologismes sont voués aux gémonies, et même si la Publicité a réussi à secouer un peu cet immobilisme, il reste que le lexique français se caractérise toujours par sa fixité formelle : l'exemple de " nominer " en est la preuve. Or, il est impossible de se passer de mots nouveaux : les avancées scientifiques, techniques, philosophiques, les diverses découvertes, doivent avoir un nom et il faut trouver des mots pour cela. Comme le français ne peut fabriquer facilement les mots en question, il ne peut utiliser que les deux autres solutions possibles, l'emprunt aux langues étrangères et ce qu'on appelle la " dérivation sémantique ", c'est-à-dire, le fait d'ajouter des significations nouvelles aux mots existants.
Mais on comprend aisément les conséquences du recours à ces deux autres moyens.

Le premier, l'emprunt, extrêmement important en français (on pourrait presque dire que la totalité du vocabulaire français est empruntée, soit au latin - qui n'est pas, que je sache, la langue maternelle de nos aïeux !-, soit au grec, soit à toutes les autres langues, occidentales ou orientales du monde), ne peut bien évidemment que déplaire violemment aux intégristes qui, de fait, ne se privent pas de le dire...
Heureusement, il y a des auteurs qui réagissent autrement : voyez le délicieux petit livre, de Pierre Aronéanu, "L'Amiral des Mots" , écrit, presque essentiellement avec des mots étrangers, notamment ceux qui sont assez mal vus, parce que d'origine arabe, ou sud-américaine ; il a, de plus, une magnifique préface d'A. Jacquard qui devrait être apprise par cœur dans toutes les classes de France et de Navarre !
Quant à l'autre solution, la dérivation sémantique, très présente, et pour cause, dans le lexique français, elle a pour conséquence de rendre la communication beaucoup plus difficile. Les choix d'interprétation étant dès lors multiples, cela favorise ce qu'on appelle la langue de bois, cette langue qui consiste à faire comprendre autre chose que ce qu'on a dit ! Elle est surtout responsable du caractère excessivement polysémique de notre vocabulaire, et des difficultés, notamment en matière de lecture, que cela pose aux élèves et la raison principale du caractère catastrophique d'un apprentissage de la lecture basé sur l'apprentissage des mots.
C'est pourquoi, il est essentiel de beaucoup travailler cette caractéristique, en faisant apparaître très tôt, dès le CP, à la fois ce pouvoir d'évolution des significations dans le temps, et cette multiplicité de significations possibles d'un même mot aujourd'hui. C'est là une des conditions nécessaires à la maîtrise des mots français par tous les enfants.

La notion de famille de mots.


Une autre conséquence importante de la dérivation sémantique des mots en français, c'est qu'elle contribue à modifier profondément la notion de famille de mots.
Jadis, avant que la dérivation sémantique ne prenne l'importance qu'elle a aujourd'hui, une famille de mots, c'était l'ensemble des mots dérivés par suffixes ou préfixes, d'un même mot-souche ; et cette famille était cohérente, à la fois du point de vue formel et du point de vue sémantique. Ainsi, par exemple, le mot " chanter " avait autour de lui une famille bien claire : chanteur (celui qui sait chanter), chanson, (ce qu'il chante) chant (synonyme de chanson), chansonnier (celui qui écrit des chansons) etc.
Ce n'est plus le cas aujourd'hui : chant et chanson ne sont plus du tout synonymes, mais évoquent deux domaines musicaux très différents ; un chanteur n'est pas forcément de nos jours quelqu'un qui sait chanter : des esprits chagrins iraient même jusqu'à affirmer que leur succès est dû au fait que, précisément, ils n'ont jamais appris !! Ceux qui ont appris vraiment à chanter, ne s'appellent plus chanteurs, mais ténor, soprano, ou baryton. Un chansonnier n'est pas celui qui écrit des chansons, mais celui qui écrit des textes satiriques, qu'ils soient chantés ou non.

Un autre exemple, célèbre, celui des mots de la famille de " œuvre ": ouvrier, manœuvre, ouvroir, ouvrable, chef-d'œuvre etc. Il est facile de mettre en évidence la dérivation sémantique qui a fait exploser cette famille : ouvrier évoque non le fait de travailler, mais une classe sociale, — et encore, ce n'est plus tout à fait cela aujourd'hui —, un manœuvre ne peut se définir comme quelqu'un qui travaille de ses mains, ouvrable (jours ouvrables) n'est même plus perçu comme appartenant à la famille de œuvre, mais plutôt à celle d'ouvrir (pour beaucoup, un jour ouvrable, ce n'est pas un jour où l'on travaille, mais un jour où les commerçants ouvrent boutique !) etc.

On peut ici rappeler la formule de F. Brunot et Ch. Bruneau : "Les enfants qui apprennent la liste des mots de la famille de œuvre, risquent de croire que les ouvriers travaillent dans des ouvroirs où ils font des ouvrages !"

Si bien que le travail sur les familles de mots, préconisé par les Instructions Officielles, se doit de prendre en compte cette particularité, faute de quoi, il peut être plus dangereux qu'efficace, s'il associe des mots, inconnus ou peu connus des enfants, sous prétexte qu'ils ont la même origine étymologique, sans faire apparaître l'éclatement des significations.

Un exemple, pour expliquer cette affirmation : on peut être tenté d'associer, dans un travail sur les contraires et les préfixes qui traduisent cette opposition, les mots : inquiétude et quiétude. Leur organisation formelle en fait des opposés parfaits, avec le même radical et un préfixe aussi clair, l'un que l'autre traduisant l'opposition. Pourtant, dans l'usage que la langue fait de ces deux mots, il est facile de voir que leur différence est d'une autre nature : on peut vivre dans la quiétude, et être momentanément saisi d'inquiétude devant le retard d'un enfant. Ces deux mots, en fait, ne fonctionnent pas sur le même plan : l'un évoque un état permanent, dont le contraire serait plutôt quelque chose comme " stress " , et l'autre un état d'agitation passagère, lié à un événement précis. Mais si le premier mot, très rare à l'oral, et d'un codage plus soutenu, n'est pas connu des enfants, tandis que le second appartient à leur vocabulaire, le fait de les associer d'un point de vue formel risque d'entraîner une interprétation sémantique erronée, qui ne peut que nuire à leur pouvoir de compréhension en lecture, et à leur utilisation du mot.

C'est ainsi que se produisent des captations de sens, dont le plus célèbre, outre celui cité plus haut de jours ouvrables, est souffreteux, adjectif dont l'origine est le mot d'ancien français soufraite (= privation, dénuement), lui-même issu du latin suffringere (rompre) : une personne souffreteuse est une personne qui manque de tout (ce qui est, certes, une souffrance, mais pas la même !). Or, de nos jours, c'est le verbe souffrir (issu d'un verbe latin signifiant supporter) qui est entendu comme origine.

Exemple d'évolution qui souligne à quel point la notion de famille de mots doit être traitée avec précautions.
N'oublions jamais que l'objectif de tout travail en vocabulaire, n'est point que les enfants connaissent les mots, ou qu'ils puissent en donner une définition (dont on sait qu'elle est en contradiction avec le caractère polysémique de tous les mots français !) mais qu'ils sachent les utiliser à bon escient, en lecture, comme en production.