Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Comment les enfants apprennent-ils les mots de leur langue ?

Il faut savoir que les pratiques d’enseignement du vocabulaire reposent sur des présupposés théoriques fortement remis en question par les travaux des linguistes et des psycholinguistes depuis une trentaine d’années.
On avait jusque-là une représentation des relations mot / éléments du réel qui reposait sur l'iée que le réel préexiste au langage, tout découpé et que les mots servent à désigner ces réalités parfaitement définie en soi.

Pour prendre un exemple, supposons que la figure ci-dessous représente l’ensemble des réalités végétales (tout ce qui pousse). Les croix indiquent les mots connus d'un enfant x dans cet ensemble, ou si l'on préfère, les choses dont il connaît les noms. Enrichir son vocabulaire, ce serait dans cette hypoyhèse, le rendre capable de remplir toutes les cases, une par une. Ce qui est très exactement ce que préconise le rapport Bentolila.


 photo

C'est cette conception « empilatrice » du vocabulaire, encore fortement présente dans les classes, malheureusement, que le rapport en question remet à l'honneur, avec sa fameuse "leçon de mots" et ses listes de mots à apprendre...

Le problème, c'est que une telle représentation est tout à fait fausse : le vocabulaire ne peut pas être le catalogue des noms que chaque langue donne aux choses, car on observe que, d'une langue à une autre, ces "choses" nesont pas forcément les mêmes. En fait, d'une langue à l'autre, le réel n'est pas construit de la même manière : si un Français traverse la rivière à la nage, un Anglais, lui, nage au travers de la rivière. Pour les Inuits, il existe quatorze sortes de neige différentes, et ils ignorent la notion de "neige" tout court. Et l'on pourrait ainsi citer d'innombrables exemples de ce que le monde n'est plus tout à fait le même quand on passe d'une langue à une autre. On a pu dire ainsi que la langue n'est pas un catalogue d'étiquettes d'un réel strucutré, mais bien un facteur de structuration du réel.

C'est, du reste, aussi pour cela qu'il est si important que nos enfants apprennent un grand nombre de langues étrangères, sans se contenter, surtout, de l'anglais : toute langue est un regard différent sur le monde et la prise de conscience de ces regards différents est l'un des meilleurs moyens de faire comprendre la relativité de toute chose et d'ouvrir les esprits à la tolérance. Où l'on voit une fois de plus à quel point éducaton morale et instruction sont liés.

On découvre alors que l’acquisition du vocabulaire ne peut plus consister à apprendre « comment ça s’appelle », mais correspond à un tout autre processus que l’on peut représenter par une analyse célèbre que j’emprunte à Daniel Costes (1).

Imaginons un tout petit enfant qui vit dans un grand ensemble urbain et qui n’a jamais vu la campagne ; son expérience lui a permis, tout à fait par hasard, d’apprendre le mot « herbe ». Contrairement à ce qu’on pense en général, ce mot ne vient pas remplir la case de la chose « herbe », le mot va lui permettre d’évoquer tout l’ensemble des objets qu'on voit plantés dans la terre , y compris ce qui, malgré les apparences, n’y appartient pas forcément (piquets ou autres objets de ce type) :


photo  

Et puis, il grandit, son expérience langagière augmente, et, toujours par hasard, il acquiert le mot « fleur ». Ce nouveau mot ne va pas se contenter de s’ajouter au mot herbe, il va en fait modifier, pour lui, l’ensemble « ce qui pousse », de la façon suivante, et selon un critère dépendant, non du « sens » réel de ces deux mots, mais des conditions dans lesquelles le second mot a été rencontré. Il est possible que le critère « couleur » soit celui qu’il a retenu : dès lors et pour lui, ce qui est vert, se nomme herbe, et ce qui n’est pas vert, fleur, qu’il s’agisse du blé mûr, ou des roses ou tulipes :

photo                                                                                                      
 

Et ainsi de suite, au fur et à mesure qu’il apprend des mots nouveaux, son réel de structure de façon de plus en plus fine, et l’on peut dire qu’avoir beaucoup de vocabulaire, ce n’est pas avoir toutes les cases remplies, c’est avoir, sur le réel, un filet dont les mailles sont extrêmement fines, c’est à dire, avoir construit grâce aux mots connus des « cases » de réel très précises et très définies.

photo

 La conséquence pédagogique de ceci est qu’il n’est pas possible de faire acquérir les mots les uns après les autres, en listes, mais toujours en relation avec d’autres, dans un champ sémantique donné, et surtout en relation avec ceux que les enfants connaissent: ce qui importe, ce n’est pas que le nombre de mots augmente chez les enfants, c’est que le filet d’appréhension du réel se structure, et que les mots s’organisent les uns par rapport aux autres.

Quel type de travail mener sur le vocabulaire ?


À la lumière de tout ce qui vient d’être dit, on conçoit aisément que le travail sur le vocabulaire est absolument indispensable, qu’il fait bien partie de l’étude du fonctionnement de la langue, mais qu’il n’a rien à voir avec l’apprentissage de listes de mots à réciter ou à définir.
Apprendre le vocabulaire, ce n’est pas apprendre des mots nouveaux, mais c’est découvrir comment fonctionnent ceux que l’on rencontre et que l’on manipule plus ou moins bien.
S’il est vrai que ce sont les situations de lecture et d’échanges qui font entrer des données nouvelles dans le réservoir langagier, ce ne sont pas elles qui peuvent, seules, donner la maîtrise de l’utilisation des mots : l’acquis reste fragile, en quelque sorte, passif. Il faut que s’y ajoute un travail de comparaison, de manipulation et de théorisation, pour le rendre opérationnel. C’est ce travail que les séances de vocabulaire en classe ont à effectuer. On peut dès lors définir leur objectif d’ensemble ainsi :
Rendre tous les enfants capables de passer d’une utilisation confuse, et approximative des mots (savoir passif), à une manipulation consciente et maîtrisée (savoir actif).
Ce qui peut être résumé par la formule :

Enseigner comment on se sert des mots, et non expliquer ce qu’ils veulent dire.

Il s’ensuit que le vocabulaire doit être étudié à trois niveaux d’analyse :
* au niveau du texte, avec l’étude des champs lexicaux en particulier ;
* au niveau des phrases, avec l’étude du statut des mots au sein des groupes de mots (syntagmes selon les spécialistes) ;
* au niveau des unités de seconde articulation, avec l’étude des marques orthographiques qui permettent de repérer leur signification.
Cette étude doit aussi être prévue à trois points de vue :
* pragmatique : quels mots choisir en fonction des situations de communication ;
* sémantique : comment les mots signifient et ce qu’ils signifient ;
* linguistique : comment ils fonctionnent, comment ils gèrent les oppositions de genre et de nombre, comment ils se situent par rapport aux autres mots du discours.


Encore une fois, rappelons que c’est le fonctionnement des mots qui est ici l’objet d’étude, non une connaissance plus ou moins scolaire.En aucun cas, une définition, comme celle du dictionnaire ne peut être l'objectif du savoir. Du reste, un des apprentissages à prévoir, mais en lecture, cette fois, c'est la compréhension et le le mode d'emploi des définitions du dictionnaire, lequel es tloin d'être un outil évident

L’objectif essentiel, en matière de vocabulaire, n’est pas d’enrichir le réservoir langagier des élèves (c’est la lecture et toutes les formes de communication qui en sont chargées), mais de rendre disponible et opérationnel ce réservoir langagier.

 

(1) Daniel Coste est un linguiste et didacticien français, professeur des universités émérite (sciences du langage et didactique des langues) qui a notamment été en poste à l'École normale supérieure directeur du CREDIF (Centre de recherches et d'études pour la diffusion du français), et à l'Université de Genève. Il est également expert auprès du Conseil de l'Europe.

 

 

Abmpany Name