Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Enseigner l'écriture manuelle

On sait que pour définir une didactique et une pédagogie quel que soit le domaine considéré, la première question à se poser est celle de la pratique sociale du domaine en question, pratique qui constitue l'objectif à long terme du travail pédagogique. Rappelons que l'objectif à long terme est le seul qu'un enseignant doit avoir dans l'esprit, car un objectif, n'est rien d'autre qu'une direction : en fait, ce n'est qu'une boussole, ce n'est pas un but à atteindre.
Ensuite, il s'agit de définir à quelles conditions on peut prendre cette direction, quelles compétences on doit développer et à partir de quand, et enfin quelles pratiques on doit installer en classe pour y parvenir.

La pratique sociale de l’écriture manuelle.

On oublie parfois que les fonctions sociales de l'écriture manuelle ont profondément changé au cours du siècle dernier.

* Dans la première moitié de ce siècle, elle avait un rôle social évident : tous les actes officiels étaient écrits à la main, et l'on recherchait ceux “qui avaient une belle écriture” pour réaliser actes civils et autres avis officiels. C'était en général l'instituteur à qui incombait cette tâche, ce qui, au demeurant, lui permettait d'arrondir des fins de mois souvent difficiles. Les pratiques d'enseignement de l'époque étaient naturellement dépendantes de cette fonction : l'écriture étant le mode de communication écrite sociale et officielle devait donc être normalisée et l'objectif à atteindre, c'était une écriture au plus proche de la norme définie.
* Les choses, dans la deuxième moitié du XX ème siècle, ont évolué très vite, avec le développement des techniques d'impression, machines à écrire, offset, et traitement de texte, si bien que l'écriture manuelle a perdu une bonne partie de son rôle social. Aucun écrit officiel n'est plus aujourd'hui écrit à la main ; ce type d'écriture est réservé aux formes personnelles de communication écrite (courrier, ou prises de notes).
* Il reste pourtant un rôle social à l'écriture manuelle : dans une recherche d'emploi, la lettre de motivation doit impérativement être écrite à la main, parce qu'elle est l'objet d'une analyse, scientifique ou non, destinée à repérer certaines caractéristiques de la personnalité de celui qui a écrit. Il en est de même des examens et concours, qui continuent à être rédigés à la main. Et tous ceux qui ont eu à corriger des copies d'examen savent bien que le premier jugement est toujours porté sur l'écriture et la présentation de la copie, même si ce jugement est la plupart du temps terriblement subjectif. Or, il faut savoir que pour l'un comme pour l'autre de ces situations, la belle écriture de l'instituteur de jadis est considérée aujourd'hui de façon négative, comme un manque de personnalité.

L'objectif n'est donc plus d'avoir une « belle » écriture, mais d'avoir une écriture à la fois lisible (elle doit être lue, et facilement !) et surtout personnelle. À partir du moment où l'objectif a changé, il va de soi que les pratiques d'enseignement doivent aussi changer. Si l'on veut que la personnalité puisse s'installer dans l'écriture, sans nuire à sa lisibilité, une condition est aujourd'hui considérée comme impérative. Grâce aux travaux sur la motricité, on sait qu'un geste, (quel qu'il soit : qu'il s'agisse d'utiliser une raquette au tennis ou d'un stylo pour écrire), doit être construit par l'apprenant, en situation d'expérimentation et de recherche théorisée. Rien à voir avec l'imitation de modèles imposés, et encore moins de stratégies expliquées, avec flèches indiquant le sens obligatoire du tracé. Cette absurde tradition encore vivace, hélas, aujourd'hui, méconnaît complètement la diversité motrice des uns et des autres (les gauchers, par exemple, qui ne peuvent aborder l'écriture selon les mêmes stratégies que les droitiers), ainsi que le rôle déterminant, des outils, des supports et des projets, dans la construction du geste graphique.
De même, force est d'admettre que les conditions matérielles de l'écriture ont aussi beaucoup changé : le temps n'est plus où Madame de Sévigné avait l'après-midi devant elle pour produire une lettre. De nos jours, il faut être capable d'écrire dans n'importe quelles conditions, des tables branlantes, aux formes biscornues comme dans les amphi, ou pas de table du tout, et à toute allure : quant on a cinq minutes pour écrire la lettre ou l'article, c'est déjà beau ! L'objectif à atteindre quand on enseigne l'écriture à la main doit ici aussi tenir compte de ces données nouvelles.
Enfin, il n'est pas inutile de rappeler le contexte affectif dans lequel s'effectue une tâche d'écriture. Le fait de tracer, dont les divers psy nous affirment qu'il est un plaisir fondamental, est devenu grâce à l'Ecole un lieu de drames et un outil de punitions : la pratique (encore vivace, hélas !) des punitions à coup de lignes et d'exercices variés a pour résultat de connoter négativement le fait d'écrire(1).

Les contenus d'enseignement de l'écriture manuelle.

Quels types d'écriture ?

Dissipons d’emblée un gros malentendu à propos du type d’écriture à choisir :
 C'est, en effet, un vrai problème pour beaucoup de collègues qui se demandent toujours s’il faut commencer par l’anglaise ou la script. Bien entendu, ni l’une, ni l’autre ! L’Anglaise n’est pas une écriture de communication, et en particulier ses majuscules ne constituent en rien une norme pour l’écriture courante, qui est celle que les enfants de cycle 2 ont à acquérir. L’Anglaise, comme la Ronde, ou la Gothique, sont des écritures de calligraphie, inséparables d’un certain type d’outil (plume Sergent-Major pour ce qu’on appelle l’Anglaise, plume spéciale, aux épaisseurs diverses, pour ce que l’on a appelé la Ronde  etc...) et elle n’a donc rien à voir avec l’écriture quotidienne, qui utilise des outils divers, sans aucune adaptation particulière.
Même si l’on remplace la notion d’Anglaise, par celle de cursive (écriture liée par opposition à l’écriture à lettres séparées), on est encore dans l’erreur : cette opposition cursive / script  n'a aucun sens aujourd'hui. Tous les catalogues destinés aux peintres en lettres et aux imprimeurs (Létraset, Mécanorma ou autre) et plus encore, tous les logiciels de polices de caractères pour traitements de textes, proposent des centaines et des centaines d’alphabets de polices différentes (2). À l’ère des ordinateurs et des traitements de textes, il serait peut-être temps de se mettre à la page, d’appeler “polices de caractères” cette diversité et de donner aux polices les noms qui sont les leurs.
En fait, l'opposition traditionnelle « cursive / script », évoque, non des types de polices, mais une de leurs caractéristiques : il existe des polices qui lient les lettres, et dont on peut dire qu’elles sont cursives en plus d’être autre chose, et d’autres qui ne lient pas les lettres. Précisons au passage que les spécialistes nomment script la plupart des polices qui lient les lettres, sans nom particulier pour les autres. La fameuse Anglaise, selon l’épaisseur du « plein » porte des noms divers, tantôt « Art Script », ou « Commercial Script » ou encore « Bickley Script », , mais jamais anglaise ! L’allusion à l’Angleterre, ou à l’Allemagne apparaît au contraire parfois pour désigner ce qu’on a longtemps appelé « Ronde », comme le montrent les exemples ci-dessous.
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etc. etc.
Il existe d'ailleurs une autre caractéristique à considérer, c'est l'opposition « droit » / « penché » : la plupart des polices opposent en effet, le style « standard » (formes droites des lettres) au style « italique » (forme penchée).
Quant à penser qu’il faudrait obligatoirement choisir un type de police, ou une de ces caractéristiques et s'y tenir, il n’est qu’à regarder n’importe quelle lettre écrite à la main pour voir qu’il n’en est rien : chacun mélange allègrement toutes ces formes et c’est même ce mélange qui constitue la personnalité de l’écriture de chacun. En fait, les choix d’écriture de chacun consistent à organiser une sauce personnelle avec toutes les possibilités qu’offrent les marges de liberté qui restent en dehors des traits pertinents, par lesquels on peut distinguer une lettre d’une autre. De plus, chacun les conjugue avec deux autres types de choix : la possibilité de lier ou non les lettres des mots et celle d’écrire droit ou penché. Mais même sur ce point, personne n’a de choix absolu : selon les mots, leur place dans la chaîne écrite, et leur environnement, ou selon les conditions de la communication, nous décidons de lier ou non les lettres des mots, d’écrire droit ou penché. Aussi n'avons-nous aucun droit d'embêter les enfants en exigeant d'eux ce que nous n'exigeons point de nous-mêmes(3). Il n'y a donc pas de contraintes absurdes à imposer aux enfants : la seule — et elle est impérative ! — c’est la lisibilité c'est-à-dire le respect des traits pertinents (4).

Où sont les vraies difficultés ?

Il y en a deux, qui doivent guider le travail dans ce domaine, dès l'école maternelle :
1) Il n'est pas évident pour des petits de pouvoir reconnaître les mêmes mots, lorsque la police et la taille des caractères utilisés varient. En lecture, ce doit être un des premiers domaines de travail, que d'aider les enfants à s'habituer aux variations de polices, ce que les écrits sociaux véritables permettent aisément.
2) Mais, d'autre part, on oublie trop souvent, que connaître quelque chose, c’est être capable de distinguer parmi des différences observées, celles qui comptent et celles qui ne comptent pas. La forme des signes graphiques étant très diverse, il existe forcément des détails de forme qui sont importants (on dit « pertinents ») pour le sens, et d'autres qui ne servent qu'à caractériser un type de police.
Par exemple, soient les mots "bien " et "lien". En écriture manuelle, on peut les voir écrits de ces deux (ou trois) manières ;
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Ces trois façons d'écrire sont aussi admissibles l'une quel'autre sans que l'on doive considérer que la première serait de meilleur aloi que les deux autres. Il est, dès lors, évident que la grande boucle d'en haut n'est pas pertinente. En revanche, la petite boucle en bas du B est essentielle pour la distinguer du L. C'est la diversité des types d'écrits rencontrés, qui va permettre ce travail capital sur la recherche des traits pertinents, c'est-à-dire la recherche du détail qui compte pour reconnaître un signe graphique, lettre ou autres. Il importe donc de travailler en réseau d'oppositions de sens, sur des mots se ressemblant beaucoup à un détail près, comme ceux qui viennent d'être cités ou :

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Mais aussi : bon / don ; poux / doux ; etc. etc.


Précisons, à ce propos, la confusion, cette fois commise par nos collègues, qui consiste à croire que les enfants confondent les phonèmes /b/ et /p/, (ce qui est hautement improbable : quel est l'enfant, si défavorisé soit-il, qui saute dans sa baignoire quand on lui demande de prendre un pain ??) alors qu'en réalité, ils confondent les lettres b et p, qui, dans cette police, ne diffèrent que par l'orientation de la boucle fermée en bas.

Or, il faut savoir que, dans le monde des objets qui est le sien, les différences d'orientation ne changent jamais la signification des objets : que sa queue soit à droite ou à gauche, c'est toujours la même casserole ! Il est donc tout à fait normal, pour un tout petit de n'attacher aucune importance à de tels détails. Et surtout, il n'est pas nécessaire de voir, dans cette indifférence, l'indice d'une maladie quelconque(5). D'où l'importance d'insister sur cette étrangeté des signes de l'écrit, qui est d'avoir une orientation déterminant leur sens, tout comme dans les mots, l'ordre des lettres détermine leur signification, ce qu'un petit enfant ne sait pas toujours, sans être dyslexique pour autant !

De même, il est une confusion à laquelle les enseignants ne pensent pas toujours, celle qui amalgame les différences d'orthographe avec les différences de polices ; ou plus exactement qui font attention à celles-ci beaucoup plus qu'à celles-là.  Pour un tout petit, en effet, il n’est pas évident que les différences qui séparent ces diverses écritures du mot "ballon" :

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soient moins importantes que celles qui séparent ceux-ci :

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Il est donc essentiel de travailler longuement et précocement sur ce point.
Il va de soi, enfin, que, les majuscules étant un indicateur important pour la compréhension, elles seront présentes dès le début, et en lecture, et en écriture. Mais il faut rappeler, à ce sujet, que la forme des majuscules est aussi variée que celle des minuscules, leur seul véritable critère de reconnaissance étant leur taille qui doit être supérieure à celle des lettres minuscules. C’est pourquoi, les majuscules bâton seront toujours acceptées (surtout au CP), que l’écriture soit de type lié ou non.
Rappelons pour finir sur ce point, que les habiletés motrices ne sont point développées de façon égale chez tous les enfants. Certains ont beaucoup de mal à maîtriser les outils scripteurs : ce n'est en rien une preuve d'infériorité. La maladresse doit, certes, faire l'objet d'un apprentissage moteur important (6), mais en aucun cas, être la cause de reproches, pas plus que l'adresse innée ne doit être survalorisée par des compliments et des félicitations intempestives.

À l'école, la réussite de chacun doit être l'occasion de réjouissances de tous, et non de médailles pour un seul : cela s'appelle l'honnêteté et l'esprit de solidarité, objectifs essentiels de toute éducation. 

NOTES


1-   Et donner du travail pour punir, c'est, bien sûr, considérer que la récompense, c'est de ne rien faire. L'on peut donc affirmer que cette pratique contribue, en plus d'être idiote, à fabriquer des feignants … CQFD

2- On vend actuellement dans le commerce, des CDRom qui proposent jusqu’à 3000 polices différentes !

3- C'est là un principe essentiel d'éducation qui semble avoir échappé à quelques uns …

4-  Cette notion est explicitée ci-après.

5- Pour ma part, j'ai tendance à penser que c'est beaucoup plus dangereux qu'utile… Ou plutôt, que ce n'est utile qu'aux prétendus thérapeutes en ce domaine !

6- À  l'école primaire et maternelle, la discipline la plus importante, c'est l'éducation physique ; on ne le répètera jamais assez !