Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Lecture : le débat sur l'apprentissage.

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Robin, vingt mois, est en train de dévorer... le premier volume de "La recherche du temps perdu", de l'excellent Marcel Proust...

Rassurez-vous : il ne "sait" pas encore lire.

Mais il en a déjà l'attitude et le goût.

Si le CP plus tard ne l'en détourne pas, il est bien parti pour devenir un très bon lecteur.

Preuve, s'il en était besoin, que la lecture n'attend ni le nombre des années, ni la connaissance des lettres et des syllabes !

Qu'est-ce que lire ?

On se bat beaucoup sur la question du comment on doit enseigner la lecture.

Avant de répondre à cette question, il serait peut-être judicieux de se demander ce qu'on veut obtenir avec cet enseignement. C'est ce qu'on appelle l'objectif de l'enseignement en question, ou si l'on préfère, ce qu'on veut que les enfants apprennent, c'est-à-dire ce qu'on veut qu'ils deviennent capables de faire... La première question à se poser est donc celle qui est en titre ci-dessus :


Et, pour aider à répondre à cette question, étudions ce document, fort ancien, mais très intéressant, que le journal "Libération" a proposé, en "une" du journal, le jour de la mort de Simone Signoret.

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Cette page représente un message

dont la compréhension ne va pas de soi.

Que voit-on ?

* Deux mots écrits en très gros : Libération et Simone.
* Une photo représentant une jeune femme très belle, un peu trop déshabillée pour être tout à fait convenable, peut-être…
* Deux encarts avec deux petits textes, l’un en caractères noirs sur fond blanc, dont les premiers mots sont : « Beyrouth : quatre Soviétiques enlevés par le Jihad islamique… », l’autre, en caractères blancs sur fond noir, dont les premiers mots sont : « La nostalgie commence aujourd’hui. »
* Un prix, tout en haut, suivi d’une date, d’une indication sur le numéro d’une série.
* Tout en bas, des indications de pays accompagnées de prix en diverses monnaies

D’emblée, il apparaît clairement que le sens de ce message ne peut se construire à partir de la reconnaissance des éléments énumérés ci-dessus. Selon la formule de F. Smith, la compréhension de cette page repose sur toute une série d’informations non visuelles dont le lecteur doit disposer avant de lire.
* D’abord, il doit connaître le statut du mot « Libération » qui n’est pas un élément d’information à ajouter aux autres. Car il constitue à lui seul une information particulière concernant l’objet porteur du message, ici, un journal donné, dont la connaissance entraîne un certain nombre d’attentes précises.
Sans ces connaissances préalables, qui ne figurent pas sur le message, toutes sortes d’interprétations pourraient être données à partir du sens des mots. On pourrait comprendre qu’il s’agit de la libération de Simone, enlevée à Beyrouth avec les Soviétiques… que sais-je !
* Il faut en effet savoir comment est gérée en général la une d’un journal, et être capable de mettre ensemble les éléments qui vont ensemble : penser que l’encart sur fond noir appartient à l’information « Simone », tandis que celui sur fond blanc traite un tout autre sujet, développé à une autre page. Quant à la signification du premier, elle ne peut apparaître que si la citation est reconnue, et donc si le livre de S. Signoret fait partie de l’expérience.
* Mais tout ceci ne nous donne qu’une partie de la signification à construire… Lorsqu’on a trouvé que « Simone », cela veut dire « Simone Signoret », il reste à comprendre pourquoi l’auteur de cette page a dit « Simone » et non « Simone Signoret », pourquoi il n’a pas écrit dans le titre qu’elle était morte. Et il reste à comprendre tout ce que ces choix ont de délibéré, la connivence qu’ils créent avec des lecteurs dont l’auteur connaissait les attentes, les affections, les réactions à cette nouvelle à la fois importante à leurs yeux et déchirante, ce mélange si touchant d’admiration et d’affection pudique pour une très grande dame dont la mort les affecte profondément.
On pourrait poursuivre longtemps cette analyse (il faut dire que cette page est d’une richesse assez remarquable !), mais, d’ores et déjà, la complexité de ce que l’on appelle « comprendre » apparaît clairement. Non seulement la reconnaissance des mots est loin de suffire à la compréhension des messages, mais on voit que c’est à partir du sens du message, lui-même construit en grande partie sur des informations non visuelles préalables, que les mots peuvent se charger de sens.

En fait, trois niveaux de compréhension sont à considérer.

* Le niveau du contenu visible : les mots, les informations non verbales, comme les photos, les grosseurs de caractère, la mise en page… qu’il s’agit de mettre en relation pour construire du sens.
* Le niveau de la situation sociale où s’inscrit le message : les circonstances de sa production, les enjeux sociaux…
* Le niveau du projet d’écriture de l’auteur, les raisons des choix de formulation, de présentation, tout le non-dit qui constitue les véritables enjeux de la communication.
Il faut aussi préciser que le premier niveau repéré est en réalité celui de la fonction sociale, comme on l’a vu sur l’exemple analysé : c’est parce que le journal avait été reconnu en tant que type d'écrit particulier que les mots écrits ont pu prendre sens. C’est à partir de la fonction sociale que le contenu d’information en devient un. Et encore, à condition qu’il y ait chez le lecteur une attente ou un besoin.

Pour reprendre un exemple cité par F. Smith, la phrase suivante : « La thermoacidophilis et les méthanogènes sont des formes d’archéobactéries » n’a de chances de prendre sens qu’à deux conditions :

* La première, c’est de pouvoir reconnaître l’objet qui la porte (journal spécialisé ou ouvrage documentaire), ce qui permet au moins de situer le type de communication mis en jeu.

* La seconde, c’est d’avoir besoin de cette information.Ainsi, cette phrase n’offre aucun intérêt pour Pierre qui le sait déjà. Elle n’a aucun sens pour Paul qui ne sait même pas de quoi il est question, si la phrase lui est présentée dans cette nudité !

Une telle analyse permet d’affirmer que la compréhension ne peut être le résultat plus ou moins magique de l’assemblage des lettres, comme certains s’obstinent à l’affirmer, puisque seule, dans les pratiques qu’ils préconisent, la combinatoire (b.a.-ba) est ouvertement enseignée.
Comprendre est, au contraire, le résultat d’un travail, d’une construction, dans laquelle entrent, pour une part très importante, des savoirs antérieurs personnels, qui résulte de la mise en œuvre d'opérations cognitives complexes et nombreuses qui ne sont ni innées, ni faciles à effectuer et qui constituent les contenus d'apprentissage de la la lecture.

Si lire, c'est comprendre, alors apprendre à lire, c'est apprendre à comprendre