Enseigner le français avec Eveline Charmeux

 

Faut-il que les élèves aiment lire ?

Enseigner la lecture, est-ce développer le goût de lire, comme on le dit si souvent ?


L'amour de la lecture, le goût de lire, le plaisir de lire, sont des formules si souvent utilisées pour définir les objectifs du travail en lecture, qu'on est tenté de répondre : « Naturellement ! Quelle question ! L'objectif de tous les enseignants et formateurs dans ce domaine, est bien sûr, que les enfants acquièrent ce fameux goût de lire, sans lequel il n'est point de salut. ».

Ce n'est, en fait, pas si évident qu'on pourrait le penser.

D'abord, est-il si judicieux de vouloir faire aimer quelque chose à quelqu'un ? L'amour, peut-il être le résultat d'une contrainte, fût-elle intelligente ? Ne sait-on point que l'obligation d'aimer quelque chose ou quelqu'un aboutit le plus souvent à faire aimer tout à fait ailleurs ?

En matière de lecture, justement, force est de constater que le seul objet de lecture vraiment prisé par les jeunes, est la Bande Dessinée, seul écrit qu'on ne les oblige pas à aimer. Depuis toujours, en effet, le loisir qu'il fallait préférer à tous les autres — vous savez, dans la rédaction incontournable du CE1 à la Terminale « Vous direz quelle est votre distraction préférée » — c'était naturellement la lecture qu'il fallait répondre. Si vous aviez le malheur de préférer le foot ou le tricot, vous étiez regardé comme un pauvre demeuré, tout juste bon à inspirer une pitié mêlée d'opprobre à peine voilé.
Et pourtant, on a tous le droit de préférer autre chose à la lecture, car le droit de ne pas aimer est partie intégrante de la liberté de chacun. Qu'il s'agisse du football, des lentilles ou de la lecture, chacun de nous est libre de les aimer ou non, sans que quiconque ne puisse lui en faire reproche. On peut souhaiter ou espérer que tous les enfants aiment lire, mais on n'a aucun droit de les obliger à aimer cela. Jamais, le verbe aimer ne doit apparaître dans l'énoncé d'un objectif, surtout pédagogique.

Oui, direz-vous, mais les lentilles peuvent être indispensables à l'équilibre alimentaire… Si tel est le cas, la contrainte ne servira à rien, au contraire. La seule chose efficace, c'est, tout en respectant le goût de l'autre, de travailler à le convaincre de manger des lentilles, tout en ne les aimant pas. Seule l'intelligence permet cela. Cela s'appelle « être adulte » ; cela s'appelle aussi « être motivé ».  Comme on sait, la motivation est le contraire de l'envie, laquelle ne ne peut pas être un moteur d'action. Etre motivé, c’est vouloir librement ce dont on n'a pas envie, parce qu'on a compris  que c'est une condition de réussite d'un projet, ici celui d'être en bonne santé… !

Le problème n'est donc pas que les jeunes aiment lire, mais qu'ils lisent, y compris s'ils n'aiment pas cela, et qu'ils le fassent parce qu'ils savent que la lecture est l'arme numéro 1 de la liberté. En faire ou non un plaisir, c'est leur affaire et non la nôtre. Et, de toute façon, on sait bien qu'une activité ne peut apporter du plaisir que si on la maîtrise.

Que les élèves maîtrisent la lecture, voilà un objectif d'enseignement, et c'est dans ce sens que nous avons à travailler, nous autres enseignants.

On objectera peut-être que l'objectif « faire aimer la lecture » a réussi à plus d'un : et il est vrai que nous sommes nombreux à aimer lire… Pourtant, ce résultat, pour satisfaisant qu'il paraisse, ne mérite guère de félicitations : en général, ceux-là ne lisent que ce qu'ils aiment… Et ce n'est pas prudent, car, dans la société qui est la nôtre, nous sommes manipulés par les lectures que nous ne faisons pas.
Nombreux sont les écrits qui ont été conçus pour ne pas être lus, — présentation massive, langue incompréhensible, taille des caractères, inversement proportionnelle à l'importance du propos — . Ce sont toujours des écrits qui concernent notre vie, notre liberté, nos droits, et l'on découvre aisément que leur non lecture n'est pas sans profits pour leurs auteurs : contrats d'embauche, polices d'assurances, et, bien sûr, les textes de lois.
Quand on songe que dans une démocratie comme la nôtre, nul n'est censé ignorer la loi, et qu'on observe à quel point il est difficile de la connaître, on est bien obligé d'admettre que notre démocratie a quelques progrès à faire : un pays où seuls ceux qui en feront leur métier apprennent à lire la loi ne peut pas être tout à fait une démocratie !

Changer ces pratiques, et accuser leurs auteurs ? Bien sûr que non ! Ceux qui les produisent ont parfaitement raison de le faire, puisque nous sommes assez bêtes pour ne pas lire ce que nous n'aimons pas. Ce qu'il faut, c'est apprendre — et très tôt ! — à les lire, précisément parce qu’ils ont l’air bien rebutants !.

Et puis, tout de même, il faudrait cesser de raconter n’importe quoi aux élèves, par exemple, quand on leur affirme qu'il faut lire des livres qu'on aime : comment savoir qu'on va les aimer, avant de les avoir lus ?
On ne lit pas ce qu'on aime ; on aime ou on n'aime pas ce qu'on a lu. Il faut lire d'abord !

Et si l'on prétend qu'on a perdu son temps en lisant un livre qu'on n'a pas aimé, on se trompe encore, car de toutes façons, on a appris plein de choses, et surtout, on a acquis, par cette lecture, le droit de s'offrir un très grand plaisir, celui d'en dire du mal !

Autre mensonge : celui qui prétend que la lecture doit toujours être un plaisir. Voyons ! Les neuf dixièmes des écrits que l'école impose (légitimement !) aux enfants n'ont, que je sache, jamais été conçus pour donner du plaisir : l'énoncé de problème, la leçon de sciences, de géographie, les règles d'orthographe, etc. etc. Même les textes littéraires du programme, dans la mesure où ils sont là pour être décortiqués, expliqués, mémorisés, restent fort éloignés du loisir... Cette énorme contradiction entre les discours et la réalité n'est sans doute pas étrangère aux difficultés actuelles de l’école en général et du collège en particulier.

En fait, on oublie trop que la lecture a d'autres fonctions, au moins cinq en plus de celle de nous faire rêver : communiquer avec des partenaires absents, s'informer, trouver des réponses aux questions qu'on se pose, se faire une opinion, pouvoir agir.

Or, ces cinq fonctions demandent des conduites de lecture radicalement différentes de celle que requiert la lecture loisir. Celle-ci est d'ordre divergent, celles-là d'ordre convergent. Je n'ai aucun compte à rendre sur les images que je crée en lisant un roman ou un poème, et ce, d'autant moins que ces images peuvent varier d'un moment à l'autre. Lorsque je lis, au contraire, un énoncé de problème ou un article de fond sur les événements au Proche Orient, mon imagination doit se taire ; je dois construire mes signification de façon rigoureuse et rationnelle, et laisser ma sensibilité, mes rêves et mes goûts au garage.
Or, la lecture libératrice, c'est celle-là.

Ce sont ces fonctions-là qui me permettent de sortir de mes évidences, d'analyser le monde qui m'entoure, de découvrir les injustices et les dysfonctionnements de la société qui est la mienne, et de me confronter à des théories et à des points de vue différentes des miens.

Quelques mauvais esprits, dont je suis, vont même jusqu'à penser que si l'amalgame est si constant, entre ces deux formes de lecture, c'est pour éviter que la lecture ne prenne toute sa vigueur contestataire. Ne nous y trompons pas, la lecture a toujours été considérée comme un savoir subversif, qu'il ne fallait pas mettre entre toutes les mains. Il n'y a pas si longtemps, en France, le fait de savoir lire était considéré comme un motif de renvoi pour un domestique… Nous sommes plusieurs à penser que ce rôle véritablement libérateur de la lecture a, volontairement ou non, été soigneusement gommé par deux moyens dont nous ne sommes pas encore débarrassés :
* une manière aberrante de l'enseigner (les pratiques d'enseignement traditionnelles sont, au regard de ce qu'est vraiment la lecture, si astucieusement stupides que ça ne peut pas être le fait du hasard !) ;
* une focalisation excessive sur la lecture plaisir, lecture de fiction, lecture qui fait rêver, dont il est certain qu'elle est importante, mais dont il est aussi certain qu'elle est le meilleur moyen de détourner les esprits de la réalité, notamment sociale, et d'éviter ainsi des prises de conscience gênantes.

Sans le savoir, les enseignants confirment cette direction, en valorisant souvent la lecture identificatrice, qui laisse le héros envahir le lecteur, le rendant prisonnier de l'illusion réaliste du sens, véritable aliénation mentale. Toute réflexion, toute mise à distance de ce qui est lu, est ainsi supprimée.

On voudrait transformer les élèves en adultes-moutons dociles, s'y prendrait-on autrement ?
Décidément, ce n'est pas l'amour de la lecture qu'il faut viser, mais une boulimie méfiante, exigeante, qui décortique ce qui se cache sous les apparences, avec une curiosité inversement proportionnelle à l'attrait du texte : « ça a l'air barbant, alors, c'est que c'est important… ! » Pour cela, il faut travailler dès l'école maternelle sur le besoin de lire, et non sur le plaisir que peut apporter cette activité. Faire découvrir aux petits que lire est une activité qui est d’abord utile, avant d’être agréable, et qui deviendra vraiment agréable dès qu’on la maîtrisera bien. Surtout leur permettre de découvrir que ce savoir est la clé de tous les autres et que c’est lui qui rend véritablement libre.
Au fait, notre objectif est-il bien de rendre nos élèves vraiment libres ? À voir…
Eveline Charmeux. Juin 2001