Enseigner le français avec Eveline Charmeux

"LA PEDAGOGIE SERA-T-ELLE HORS-LA-LOI ?" par Sylvain Grandserre, maître d’école

 

http://www.meirieu.com/FORUM/pedagogiehorslaloi.pdf
                               
« La pédagogie hors-la-loi ? ! Mais tu n’y penses pas ? » Certes, pareille interrogation  ne manquera pas de choquer. Aussitôt, on répondra qu'elle est bien exagérée, un brin caricaturale, inutilement polémique, marquée du sceau de la déception et de la paranoïa. On dira cela parce qu'effectivement  nous n'y sommes pas encore, un peu comme l'homme tombé du haut de l'immeuble dit en passant devant chaque fenêtre "jusqu'ici tout va bien". Et pourtant...

D'abord, on ne parlera plus de pédagogie mais de "pédagogisme", néologisme insultant qui rejoint dans les tiroirs de la morgue médiatisée l'appellation "pédagogols". Ensuite, on tirera des bilans tous plus abracadabrantesques les uns que les autres, sur mai 68, les ZEP ou l’illettrisme.

Et tant pis si ce soixante-huitard de Freinet est mort en... 1966 ! On se fichera pas mal que l’accusation d’une école lieu de tous les divertissements ait connu son heure de gloire avant-guerre quand les conservateurs traitaient Jean Zay de ministre de la "Récréation nationale". On se moquera bien de savoir que l’élaboration patiente des règles, plutôt que leur mémorisation mécanique, était déjà préconisée par Jules Ferry en 1880 !  Enfin, à coup d'injonctions et de mesures coercitives, on imposera la solution, la seule, l'unique, la vraie, jusque là dissimulée dans les oubliettes de l'histoire éducative pour échapper aux feux de joie de la chienlit : la bonne vieille école d’autrefois, celle qui marche... ou crève.

On peut être irrité par ce ton alarmiste, mais qui aurait pu imaginer, il y a seulement cinq ans, que nous en serions là aujourd'hui ?

De la syllabique à la leçon de mots en passant par la volonté de mettre fin à la fois à la carte scolaire, au collège unique et à l’obligation de scolarisation jusqu’à 16 ans, nous devons nous rendre à l'évidence. Des digues ont sauté, des bornes ont été passées,  des garde-fous franchis. Et pourtant, des ministres de droite (11 en 24 ans) comme de gauche (6 en 15 ans) s’étaient succédés depuis Peyrefitte en 1968. Tous complices du grand complot d’abêtissement que croient discerner les « piliers de comptoirs » Internet dans leurs divagations revanchardes ? Dans le même temps, les observateurs de notre enseignement le trouvent encore et toujours trop figé, ne sollicitant qu’une forme étroite de réussite, incapable de reconnaître les talents singuliers ou de tolérer le hors-norme devenu hors-sujet.

Malheureusement, si l’évolution de notre structure peut sembler si lente malgré bien des adaptations, le risque d’une mise au pas rapide reste entier. Pour cela, il suffirait que le ministère, via les Inspections Académiques, décide seul de ce qu’il est souhaitable d'imposer aux enseignants dans une formation initiale et continue restreinte. Rapidement, ordre pourrait être donné aux Inspecteurs de circonscription de sanctionner quiconque ne porterait pas les œillères en vigueur. Ici et là s’organiseront certainement des poches de résistance. Mais même une ligne Maginot de la pédagogie et de l'éducation populaire pourra être contournée en passant par le plat pays de l'opinion publique qui croit avoir tout vu parce qu'on la prend à témoin. Et puis, n’oublions pas que depuis quelques temps l’obéissance aveugle semble être devenue la  vertu principale du fonctionnaire sachant fonctionner. Réduits au rôle  de peaux-rouges criards, on demandera à ceux qui protestent qu'ils se maintiennent dans leur réserve. On connaît la suite... 

Dans le même ordre d’idée, à coup de statistiques cliniques et autres indicateurs technocratiques déshumanisés, il sera aisé de culpabiliser ces airbags sociaux que sont les enseignants qui travaillent justement auprès des enfants les plus en difficulté. « Vos résultats sont inférieurs à la moyenne ? Adoptez la méthode officielle ! ». Rappelons qu’il y a malheureusement une manière bien cynique pour un professeur de voir soudainement évoluer les résultats de ses élèves : changer de quartier ! Ça va tout de même plus vite que de changer de méthode, surtout si elle est imposée.

Car croire en une méthode, c’est ne plus croire en la pédagogie.

Or, nous le savons, celle-ci consiste à rechercher et à mettre en oeuvre les procédures permettant une plus grande réussite de tous dans les apprentissages. La limiter, c’est s’interdire certaines solutions, des réponses et trouvailles liées aux situations rencontrées. C'est faire de l'inventivité un défaut, de l'adaptation un écart, de la souplesse un laxisme. Pour une pratique hasardeuse, combien de réussites merveilleuses ? Car il n’y a pas plus de leçons prêtes à l’emploi que d’ordonnances standards chez le médecin ! Il a pourtant été récemment question de circonscrire ces nécessaires investigations dans un « pédagogiquement correct » rigide et planificateur au service d'un élève programmable élevé sur caillebotis. Ceci d'autant plus facilement qu'ont été médiatisées des explications au simplisme mensonger sur la nature de l'apprentissage. Il  « suffirait de… », ce serait si « simple ». Nous n’aurions qu’à faire entrer des leçons par les oreilles pour qu’il ressorte de l’intelligence par la bouche. « Faut qu'on » et vrais mensonges !

Livrés à la vindicte populaire, combien d'enseignants dévoués accepteront de se maintenir à la marge de ces inepties, si près d’une spirale de soucis en tout genre quand il suffit de se tenir à carreau ? 

Pourtant, puisque les promesses électorales n'engagent que ceux qui y croient, nous pouvons compter sur une majorité de Français pour que la liberté pédagogique, cette « évidence », soit garantie par le nouveau ministre comme il l’a été dit par le président de la République dans son discours de Maisons-Alfort le 2 février 2007 : « Qui mieux que l'instituteur peut choisir la bonne méthode pour apprendre à lire à l'enfant qui est en face de lui et qu'il apprend tous les jours à connaître ? Certainement pas en tout cas un bureaucrate parisien enfermé dans son bureau qui ne voit pas un enfant de la journée ». A bon entendeur, salut.