Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Quel français enseigner ?

C’est quoi, bien parler ?

par Eveline Charmeux, professeur honoraire d’IUFM Toulouse.(1994)

Depuis toujours on considère que la maîtrise de la langue consiste à manipuler une “bonne” langue, un “bon usage”, marque principale des gens de bonne compagnie; et depuis au moins deux cents ans École et Familles font la chasse aux vilaines  façons de parler, où se mêlent, sous le même jugement d’« incorrect », et le plus souvent sans distinction, aussi bien des contenus discutables ou grossiers, que du patois, de l’argot, et des formules grammaticalement non admises.

Les choses, pourtant, ne sont pas si simples.

Quelques exemples pour lancer le débat :

* Il est en route à manger.
(formule très courante dans le nord de la France, correspondant à “il est en train de...”)
* Mon fils a tombé sa première dent.
(emploi normal à Toulouse et dans sa région du verbe “tomber”, qui prend dans cette région les acceptions de “perdre” ou “faire tomber”)
* Une partie F de l'espace affine A3 est dite plane s'il existe un plan P tel que F soit
une partie de P; on dit alors que les points de F sont coplanaires
(définition extraite d’un manuel de mathématiques de Terminale)
* J'prends l'char : j'vas magasiner un brin....
(affirmation typiquement québécoise)
* Nana cherche keum; trip skin keupon; psycho 24-28
(petite annonce lue dans le journal Libération)
* Et, pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
   Ce que je viens de raconter.
(deux derniers vers de la fable “Le vieillard et les trois jeunes hommes” de La Fontaine)
* Quel couillon, c’mec !
(Formule fréquemment proférée par des conducteurs de voiture, même diplômés ou appartenant à l’élite sociale...)
* J’ai pas qu’ça à faire !
(à l’oral, c’est là une réaction tout à fait normale à une demande inopportune de service...),

On découvre alors que la langue française est loin d’être un ensemble homogène. Elle apparaît bien comme un lieu de variations, variations que l’on peut qualifier de :
* géographique (telle formulation est courante à Toulouse, Québec ou Amiens, mais se trouve peu ou pas employée ailleurs),
* historique (les deux derniers vers de la fable “le vieillard et les trois jeunes hommes” de La Fontaine sont aujourd’hui presque incompréhensibles : le mot “pleurés” présente un "s" dont on ne comprend pas d'où il vient. C'est que ce participe mis en apposition ne renvoie point au sujet du verbe comme cela est exigé aujourd'hui , mais son "s" final renvoie au pluriel présent dans l’expression  “leur marbre". Ce type de rupture de construction, rejeté aujourd'hui, parce que peu clair, était tout à fait accepté au 17ème siècle. Où l’on voit que la syntaxe, elle aussi, évolue, et pas seulement dans le sens du laxisme...!,
* sociale  et situationnelle (on n’utilise pas les mêmes mots, ni la même syntaxe, à l‘oral et à l’écrit, en mathématiques et dans la vie quotidienne; des formules argotiques ou grossières peuvent apparaître non seulement chez les gens peu cultivés, mais également chez les autres en certaines situations);

Et pour peu que l’on ajoute à notre corpus d’exemples, cette superbe réponse offerte en pleine séance de l’Académie Française par un brillant académicien, J.de Lacretelle, à un collègue qui s’excusait de lui avoir prêté des propos qui n’étaient pas les siens :
“Merci, cher collègue ! En vérité j’eusse été fâché que vous m’imputassiez cette connerie !”
on découvre, dans ce bel exemple de maîtrise de la langue, que les causes de variation ne sont pas seulement objectives et extérieures, comme pour les premiers exemples, mais qu’elles peuvent être aussi internes à la situation de communication, et dépendre des enjeux de cette communication, de l’effet que l’on veut produire sur ceux à qui on s’adresse etc....etc... et que la réussite réside souvent dans le jeu des mélanges...

Quelles conséquences sur la politique langagière et sur l’enseignement de la langue à l’école ?

L’analyse de nos exemples a fait apparaître :
* qu’en réalité une phrase ne peut être jugée en dehors du contexte situationnel qui l'a provoquée (ce qui, au passage, remet fortement en question nos habitudes d’enseignement grammatical, qui prennent la phrase comme unité du discours, ce qu’elle n’est point.)

* que ce contexte situationnel se compose de cinq questions, — ce que l’on appelle le réseau d’énonciation — : qui parle ?, à qui ?, où ?, quand ?, et pour obtenir quel résultat.?

* que ce qu'on nomme le “sens” — c'est à dire la réponse à la sixième question: de quoi ? — ne peut être construit qu'en relation avec les cinq précédentes;

* que la langue est donc un lieu de variations, dont les facteurs sont de deux sortes: facteurs liés aux conditions externes de la communication (conditions géographiques, historiques, sociales) et aux conditions internes (enjeux de la communication);

* que la notion de “norme” doit donc être réexaminée à la lumière de ces constats, en relation avec ce qu’on appelle aujourd’hui la conception interactionnelle de la communication : on sait aujourd’hui que le schéma classique de la communication ne peut être un modèle valable, avec un récepteur recevant passivement et un locuteur envoyant, avec un minimum de bruits, des contenus clairs : la communication n'a pas pour but de dire, mais d'agir sur le ou les partenaires, lesquels, de leur côté, ont aussi des projets d'action sur le locuteur; le discours produit n'est donc pas le but, mais un moyen d'action, dont on n’a à juger que la pertinence et l'efficacité. De ce fait, le terme de “normes linguistiques” devient impropre: les normes ne peuvent être linguistiques, puisque les jugements d'acceptabilité sont de nature sociale. Elles sont essentiellement sociales . Mais il ne faut pas en déduire qu'elles sont sans importance! Bien au contraire!

* que cette analyse a des conséquences importantes pour l'enseignement de la lecture et de la production de textes: impossible de faire lire des textes inventés pour apprendre à lire; impossible de donner des “rédactions” à écrire, coupées de tout contexte social, comme on le fait généralement en classe; c’est le réseau d’énonciation auquel il correspond, et non son sujet, qui définit un texte...

* qu’elle a aussi des conséquences importantes sur le langage pratiqué à l’école, et sur la manière dont on réagit aux formulations des élèves : aucun jugement de valeur, en termes de “bien” ou de “mal” ne peut être porté sur la parole des enfants; il n’y a pas de bon et de mauvais langage, mais des choix langagiers adaptés ou non  au projet de communication;

* qu’on ne peut plus parler valablement de langue “correcte” ou “incorrecte”: la langue est définie par l'usage, et non par des règles préétablies. Toute assertion compréhensible par un francophone est française; reste à déterminer comment elle est appréciée, acceptée, ou refusée, par la société.

Que signifie donc la “maîtrise de la langue”, à la lumière de ces données?

On l’a vu avec l’exemple de J.de Lacretelle, la véritable maîtrise de la langue ne réside pas dans l’utilisation d’une belle langue, mais dans la maîtrise du choix, c’est-à-dire la possession de toutes les formulations possibles, avec la connaissance des jugements sociaux  sur chacune d’elles, et donc de leur pouvoir d’efficacité dans telle ou telle situation.

Les objectifs scolaires sont donc doubles sur ce point :

* d’une part, favoriser la plus grande diversité possible des formulations (ce que les linguistes appellent les “codages”). C’est bien sûr la quantité de lectures et de situations de communication qui sera la source essentielle d’enrichissement des codages, vers la constitution d’un “réservoir langagier” le plus copieux possible;

* d’autre part, provoquer une “mise en ordre” linguistique et sociale de ce réservoir; ici, c’est au travail de grammaire qu’incombe cette tâche. Faire de la grammaire, c’est mettre de l’ordre dans son réservoir langagier, en classant les faits de langue et de discours en fonction de leur fonctionnement linguistique et de leur pouvoir social de communication.
Mais il ne faut jamais oublier que ces objectifs ne pourront être atteints que si les élèves ont développé une relation affective positive à la langue et à ses variations, — ce que l’on appelle aussi le sentiment de sécurité linguistique, — dont on sait aujourd’hui qu’elle est la première cause de réussite ou d’échec scolaire, en toutes disciplines. Or, ce sentiment de sécurité linguistique ne peut apparaître qu’à trois conditions majeures:

* que la langue des enfants et de leur famille ne soit jamais jugée négativement, mais toujours considérée comme un usage admis de la langue française, dont la place est reconnue et située, à côté d’autres usages correspondant à d’autres situations de communication, notamment scolaires. Admettre la langue des enfants, ce n’est pas l’accepter partout, c’est aider les enfants à la situer comme pertinente ou non par rapport à la situation de communication, c’est leur permettre de comprendre comment ça marche linguistiquement et socialement....

* que les critères de jugement des productions langagières des enfants, orales et écrites soient toujours des critères d’efficacité dans telle ou telle situation (conditions externes et internes), et jamais, des critères de valeur (bien ou mal);

* que la fonction ludique du langage soit fréquemment utilisée, à l’oral comme à l’écrit : que les jeux de mots, les contrepèteries, les “bien bonnes”, l’humour et la dérision aient une présence joyeuse et tonique dans la vie de la classe et dans le travail d’apprentissage...
Bref, que l’on s’amuse souvent, et que l’on respecte les élèves toujours... Un beau programme, qui aurait intérêt à devenir commun...!
Eveline Charmeux. 1994