Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Faut-il donner de "bonnes habitudes" aux enfants ?

On a longtemps assimilé la bonne éducation aux bonnes habitudes acquises, - bonnes, aux yeux de la société du temps, bien sûr! - et depuis toujours, on considère que c'est par ce type d'acquisition qu'il faut commencer, la compréhension étant censée survenir plus tard, lorsque les enfants seront devenus capables d'en saisir la signification. Aujourd'hui, au contraire, la réflexion conduit à penser que la seule habitude à acquérir, serait de n'en avoir point, ou plutôt, d'être capable d'en changer facilement. Contradiction qu'il faut lever et comprendre.


Qu'est-ce que les habitudes ?

C'est un ensemble de manières de faire et de se conduire, acquises presqu'à notre insu, à travers les constantes agréables ou non de notre vécu, où se sont profondément enracinés, inconsciemment le plus souvent, des sensations, des critères de conduites ou de jugements dont nous ne pouvons plus nous défaire. Une bonne partie de nos comportements sont de cette nature : H.Laborit et d'autres l'ont fort bien expliqué.
Une contradiction est ici à noter : d'une part, ces habitudes échappent à notre pouvoir, liées profondément à tout ce qui est non conscient en nous; et d'autre part, nous y tenons affectivement, mieux, nous en sommes fiers, comme si elles dépendaient de nous !

Cette contradiction est bien la marque des effets pervers de l'éducation traditionnelle, qui impose des comportements, tout en faisant croire que ces comportements constituent la personnalité libre de chacun.

En fait, éduquer avec des habitudes, c'est confondre apprentissage et conditionnement, c'est assimiler l'éducation à un dressage. On a des raisons de penser aujourd'hui que cette confusion n'était pas, à l'origine, le fait du hasard ni celui de l'ignorance : l'éducation a longtemps été conçue pour favoriser le pouvoir de quelques uns sur la majorité des autres ! Projet qui avait en outre l'avantage d'empêcher les éducateurs d'en avoir conscience, puisqu'ils avaient eux-mêmes reçu ce type de formation...

Or, si l'on admet qu'éduquer, c'est permettre d'accéder à l'autonomie, le dressage apparaît comme totalement contraire à l'éducation. Dresser, c'est rendre dépendant, dociliser, interdire toute autonomie ; éduquer, c'est permettre d'acquérir les outils de liberté que sont les savoirs construits par soi-même : savoir faire, savoir comment on fait pour faire, savoir pourquoi on fait comme ça, savoir comment on pourrait faire autrement, savoir sur quelles théories reposent ces savoir-faire etc... Les habitudes étant largement inconscientes, ou fortement scellées affectivement, ne peuvent déboucher sur des savoirs réels, ainsi définis. Il faut donc éviter de les mettre en place, même provisoirement. Une habitude que l'on ne peut changer, c'est une forme de prison.

A toutes ces raisons de fond, s'ajoutent des raisons conjoncturelles qui rendent aujourd'hui fort dangereuse l'éducation par habitudes. De nos jours, le rythme de la vie a beaucoup changé : le développement incessant des recherches et des techniques entraîne une accélération de l'évolution, qui exige des habitants des capacités d'adaptation sans rapport avec les besoins de jadis. A.Jacquart le rappelait récemment: les adultes que deviendront nos enfants auront à changer de profession plusieurs fois dans leur vie, et les professions qui se présenteront à eux sont pour plus de la moitié d'entre elles inconnues de nous et tout à fait imprévisibles. Nous devons donc aider nos enfants à être beaucoup plus adaptables que nous ne le sommes.

Etre capable de se remettre en question, de changer de lieux d'habitation, de lieux de profession, d'apprendre des choses nouvelles, de savoir " s'y prendre autrement ". On sait combien c'est difficile, pour ne pas dire impossible, aux gens que nous sommes, porteurs d'habitudes ancrées en nous et éprouvant les plus vives douleurs dès qu'il s'agit de modifier cela... Autant de raisons pour commencer tout de suite : la meilleure des habitudes, c'est d'être ouvert à l'évolution, d'être toujours prêt à changer... et la seule voie pour cela, c'est l'intelligence, comme toujours !

E.C. (Nov 1991)