Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Un livre d'art au CP ?

Le récit de Sylvie Lay, institutrice à l'Ecole Primaire des Amidonniers à Toulouse : l’art au CP/CE1

Depuis que je suis entrée dans ce métier, deux convictions animent mon travail d'institutrice: la nécessité d'intégrer l'art aux apprentissages premiers ou autres, et la nécessité de travailler en projet de longue haleine, seul moyen de mettre les enfants en situations « vraies » par rapport à leurs apprentissages.

Il faut que le résultat importe, qu'il y ait des enjeux, bref, que le scolaire ne soit plus déconnecté de la vie sociale.

La multiplication, au CE1, était bien plus passionnante quand il s'agissait de trouver combien nous avions en caisse, après avoir vendu 80 pochettes de cartes de voeux à 20 francs l'une, qu'à partir d'un énoncé de problème tiré du manuel...L'enfant n'est plus « responsable » seulement du tampon à secouer dehors, mais aussi des travaux qui incombent à son groupe, dont la non-réalisation risque de gêner la classe entière

J'ai souvent vu des élèves rester en classe à la récréation pour finir de recopier une lettre urgente, revoir le brouillon de notre publicité ou tenir le livre de comptes. Certes, les enfants savent qu'ils sont à l'école pour apprendre, et le programme des Instructions Officielles, traduites en termes accessibles, est toujours affiché dans la classe, orné de pastilles de couleurs, qui signalent au fur et à mesure des acquis, où nous en sommes.
Mais le projet « produire un livre d'art » est venu de moi. J'assume pleinement ce fait, et d'autant plus que je suis convaincue que, si les enfants y adhèrent, un projet étranger à l'origine, mais favorisant leur imaginaire, leur créativité et leur sensibilité, est de nature à atténuer les inégalités culturelles issues des différences de milieux familiaux : j'en ai eu la preuve par l'enfant le plus défavorisé de la classe, — ses parents sont analphabètes — en très grande détresse culturelle et affective, qui s'est révélé le plus investi dans le projet, au plus grand profit de toute la classe, au point d'apparaître, en dépit de ses difficultés en position de réussite et même de leader.

En fait, bien que nous soyons une classe tout à fait « ordinaire », avec beaucoup d'enfants en difficultés, je bénéficie de quelques atouts, qui ne sont certes pas venus tout seuls, mais que j'ai la chance de pouvoir utiliser : une association, l'Association de Recherches Plastiques, fondée par une Inspectrice de l'Education Nationale, prête à m'épauler, un poète, oncle d'une de mes élèves, et le Fond Régional d'Art Contemporain, sur qui je sais que je peux compter. En particulier, je peux travailler sur une série de six oeuvres sur papier de J.P.Héraud, peintre de notre région, ainsi que de l'oeuvre « Femme » de Karel Appel,un des fondateurs du mouvement COBRA.
Tous ces atouts ont permis d'enraciner les apprentissages construits dans la vie sociale, de les légitimer ainsi aux yeux des enfants, de leur donner une assise plus profonde et donc plus durable, sans doute.

Dès le CP, avant aussi, bien sûr, il est possible, il est souhaitable, de travailler en projets.

30 Juin 1989 : Les deux Cécile de ma classe, celle du CP et celle du CE1, sont penchées sur un livre, qu'elles commentent à haute voix, au milieu des inévitables rangements du dernier jour de classe...
- Tiens, Antoni Clave est né en 1913...
- Oui, il est plus vieux que Jean-Paul Héraud.

Le livre, que les deux gamines sont en train de lire, est le catalogue de l'exposition du peintre A.Clave, que la galerie Trigano a envoyé à la classe, sur la demande écrite de cette dernière. Après avoir regardé les reproductions d'un artiste qu'elles connaissent et apprécient, elles lisent sa biographie, — j'ai entendu le mot prononcé par elles — avec intérêt.

L'institutrice que je suis a, un instant fugitif, le sentiment du devoir accompli : bien sûr, elles savent lire, lire vraiment, puisqu'elles ont ce plaisir d'interroger, d'explorer un catalogue, qu'elles sont elles-mêmes  allé chercher, et auquel elles réagissent avec leurs savoirs de l'année. Toute l'année, nous avons été à la rencontre de l'art, des lieux, des livres où il se trouve, à la rencontre des gens qui le font, l'exposent, l'éditent; nous avons pris conscience de nos capacités à le percevoir, à en jouir, à en produire, et à nous avons commencé à construire, progressivement, des outils qui rendent tout cela possible.
Le projet de la classe était centré sur l'art, mais l'un des contrats majeurs et personnels à chaque élève, — on est au CP/CE1 — était l'apprentissage de la lecture/écriture.

Et de fait, nous avons lu et produit un nombre incalculable de textes, de toutes sortes.
En début d'année, nous avions décidé de fabriquer des cartes de voeux à vendre, pour gagner l'argent dont nous avions besoin pour le projet « livre d'art ». Pour cela, nous avons lu avec les CP, des cartes amenées de la maison, comparé et commenté les formules, afin d'en choisir une qui ait le maximum de « rentabilité ». Pour pouvoir en vendre plus longtemps, la formule « Joyeux Noêl » a été rejetée, au profit de « Meilleurs vœux », plus neutre, et donc plus durable !

Par une démarche similaire, nous avons lu des invitations à des vernissages et inventé celles du vernissage de notre exposition; nous avons collecté pour les étudier toutes les publicités en faveur de livres que nous pouvions trouver, nous les avons classées en cherchant des critères, pour concevoir et réaliser celle de notre livre.

Nous avons lu des biographies de peintres, et nous en avons produit une pour notre livre ; nous avons produits des poèmes, écrit à toutes sortes de correspondants... Tout cela a permis la construction d'un rapport affectif positif et fort au livre et à l'écrit en général. Au delà de l'intérêt pour leur propre production, les livres ne sont plus pour ces enfants des objets étrangers ou étranges, mais bien des compagnons familiers, dont ils peuvent se saisir par eux-mêmes, dans leurs propres projets d'étude, d'information, de formation ou de divertissement.

De ce voyage foisonnant entrepris avec mon CP/CE1, d'où sont nées des centaines de productions plastiques et poétiques, en plus du fameux « livre », je ramène la preuve, au-delà de toute évaluation — à moins que ce ne soit cela, l'évaluation ! — que quelque chose a bien été appris. »

Commentaire d'Eveline Charmeux

Sans doute n'a-t-on pas toujours d'aussi beaux indicateurs d'apprentissages, et il en existe d'autres, qui pour être plus modestes n'en sont pas moins essentiels: si des enfants se révèlent, à travers les activités et les projets de la classe, capables de gérer eux-mêmes le coin bibliothèque, de s'occuper seuls des animaux qu'on y élève, de participer à un concours d'écriture de contes ou de bandes dessinées, on peut dire, comme Sylvie Lay, que « quelque chose a bien été appris ». C'est bien là l'objectif qu'il faut atteindre. Mais surtout, je pense que c'est là (et non dans les notes obtenues) qu'il faut chercher l'image véritable de l'évaluation.

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