LECTURE : POUR DÉPASSER LA QUERELLE par Ch. Montelle, avec les commentaires d’Éveline Charmeux (en noir) les textes et les réponses de Christian Montelle (en bleu)
"Si vous ne reconnaissez ni ne comprenez un mot en l’entendant,
vous ne le comprendrez pas en le lisant."
Sticht, T.G. Auding and reading : A developmental model. (1975)
Deux remarques sur cet aphorisme de Sticht :
1- Il parle de mots, alors que reconnaître un mot n’a que peu à voir avec lire.
2- Il y a quantité de mots qu’on ne comprend pas en les entendant, et qu’on comprend parfaitement en les lisant.
Il me semble que lire c’est tout de même identifier DES mots et que la non-reconnaissance de trop de mots arrête la lecture ou la rend impossible.
Certainement pas comme opération première. De plus, la reconnaissance du type d'écrits permet de formuler des hypothèses qui parfois suffisent à une compréhension d'ensemble du texte
C’est le cas d’innombrables mots étrangers que l’on rencontre dans les romans ou les articles de chercheurs en divers domaines. Si l’on peut les comprendre en lisant, ce n’est pas parce qu’on les comprend à l’oral (justement, là, on ne les comprend pas !), mais parce qu’ils appartiennent à notre réservoir de mots écrits. Et aussi que leur signification est rendue possible par le contexte et le type d’écrits auquel ils appartiennent. Tout simplement !
Mais il y a aussi quantité de mots que l’on comprend en les entendant tout en étant tout à fait incapable de les comprendre en les lisant. C’est le cas, en ce qui me concerne, pour la langue arabe que je ne connais qu’à l’oral. Cela ne prouve pas grand-chose. Le problème des mots étrangers me semble marginal.
S’il est vrai que les sourds peuvent mémoriser une forme idéographique des mots, il me semble que la majorité des lecteurs possèdent à la fois une image graphémique et une image phonétique des éléments du lexique. Sticht pense – et je suis son avis – que le fait de maîtriser la forme sonore d’un mot, à l’occasion de multiples rencontres, facilite son identification au moment de la lecture.
Une querelle déchire l’école depuis des décennies : faut-il privilégier le signe ou le sens lors de l’apprentissage de la lecture ? Le ministre a tranché : tout enseignant devra privilégier le code graphémique et proscrire la globale ou la semi-globale, sous peine d’encourir les plus redoutables sanctions. Cette bulle papale aussi étonnante qu’impérieuse risque de brouiller encore un peu plus le problème de la lecture, corrélé à celui de l’échec, et de retarder la généralisation d’approches efficaces, en focalisant les regards sur un objet strictement polémique et non déterminant. Les adversaires (? !) ferraillent pour la conquête d’une place vide !
Je voudrais évoquer d’autres aspects souvent méconnus dans sept présentations très courtes que j’étaie dans le chapitre II de l’ouvrage cité en référence.
POINT UN : LE TRÉSOR DES MOTS
Betty Hart et Todd R. Risley (Meaningful Differences in the Everyday Experiences of Young American Children, Brookes, 1995) ont suivi sur une longue période des groupes d’enfants appartenant à différentes catégories sociales, notant tout le langage qu’ils recevaient dans leur milieu familial, tant du point de vue quantitatif que qualitatif et affectif. Ils ont constaté que cette langue reçue est un élément essentiel non seulement pour l’acquisition de pratiques lectorielles de qualité, mais aussi pour la réussite scolaire.
Pour la réussite scolaire, c’est évident et cela a été démontré depuis des décennies. Mais dire que cela agit sur la lecture directement, non !
Je vous laisse la responsabilité de cette dénégation vigoureuse. Elle infirme des travaux qui m’ont semblé extrêmement sérieux, puisqu’ils ont concerné des cohortes importantes d’enfants suivis durant de nombreuses années. Je ne saurais trancher, sauf à dire que j’ai toujours constaté que des enfants qui avaient reçu dans le milieu familial une langue bienveillante riche et variée ne rencontraient pas de difficultés pour appendre à lire alors que les enfants qui avaient entendu une langue parentale très agressive et très pauvre rencontraient toutes les difficultés.
C’est absolument evident. Mais cela ne prouve pas de liens directs avec la lecture. La parole familiale est facteur de réussite scolaire, c’est prouvé depuis longtemps.
Pour donner un exemple de ce genre de glissements :
Dans les années soixante-dix, on affirmait qu’il fallait d’abord être latéralisé et avoir une motricité développée pour apprendre à lire.
Cela est certes nécessaire au développement d’ensemble de l’enfant (ce qui favorise évidemment les apprentissages et notamment celui de la lecture) mais il serait faux de dire que cela agit directement sur l’apprentissage de la lecture, ou que c’en est une condition nécessaire : les enfants handicapés moteurs ne pourraient pas apprendre à lire et l’on sait que c’est tout le contraire.
L’apprentissage de la lecture par les enfants sourds serait peut-être plus éclairant pour apprécier le rôle de la maîtrise de la langue orale. Mais cela n’est pas non plus déterminant. Un malentendant développe des stratégies tout à fait différentes.
Quand on ne l'a pas "abimé" , en l'obligeant à passer par un oral qu'il ignore : j'ai beaucoup travaillé avec des enfants souds profonds et j'ai eu à me battre contre la théorie oraliste, qui a fait d'énormes ravages chez les enfants sourds, et est largement responsable de l'image coriace selon laquelle les enfants sourds ne pouvaient apprendre à lire
Tous les enfants parvenaient à déchiffrer le code sans trop de difficultés,
Cela renvoie encore une fois au déchiffrage comme opération première dans la lecture, ce que de nombreux travaux, dont les miens, permettent de contester absolument. Lire ne commence jamais par le déchiffrage des mots, sauf pour les enfants que l’on a formés à cela, et qui, précisément À CAUSE DE CELA ne comprennent pas ce qu’ils lisent.
Je parlais ici de déchiffrage non comme d’une opération première, mais en le situant justement en position seconde. Je voulais dire qu’il est ridicule d’en faire le problème central, comme cela redevient de mode. Cette querelle des méthodes d’apprentissage du déchiffrage dure depuis que Freinet a préconisé sa méthode “ naturelle”, sans connaître de conclusion. Il me semble que le problème est simplement mal posé.
[ "Il n’y a pas de problème insoluble ; il n’y a que des problèmes mal posés". (A. Einstein). Manifestement le problème de la lecture est mal posé par ceux qui pensent que c’est une question de déchiffrage maîtrisé, j’en suis bien d’accord.]
Mais dès que le lexique, la grammaire et le style devenaient plus complexe des écarts apparaissaient et ces écarts devenaient vite des gouffres qui laissaient nombre d’élèves en position de stress et de refus, voire de révolte.
Ce que vous dites ici va dans le sens de mon travail et je suis bien d’accord avec vous, sauf que la cause de ce constat, selon moi, est autre : c’est que lire, c’est découvrir un tout autre fonctionnement de la langue, lié à la situation de communication différée. Cela n’a rien à voir avec la richesse du vocabulaire ou la « hauteur » de la langue, c’est tout simplement dû aux différences de données qui opposent les situations de communication directe (l’oral) et les situations de communication différée. (Voir le tableau de ces différences que j’ai élaboré pour mes étudiants).
Ce tableau m’est très familier dans ses contenus puisque j’ai étudié l’oral durant toute ma carrière.
Il manifeste une conception de l’oral plombée par un historique que je juge nécessaire d’évoquer ici. La langue orale a été longtemps une langue d’expression artistique – littéraire, ou mieux orataire – de toutes les civilisations. Les conteurs et autres jongleurs étudiaient dix ans après être devenus bacheliers afin de devenir experts dans les arts de la parole. Au XVIe siècle, l’invention de l’imprimerie les a réduits au chômage, les écoles de conteurs ont été fermées et les clercs, experts en écriture, ont prétendu être les seuls porteurs de culture : les textes de la tradition orale ont été présentés comme des billevesées pour jeunes enfants alors qu’auparavant ils concernaient tous les âges dans leurs différentes variétés. Cependant, les études comprenaient une année spéciale, la classe de rhétorique qui permettait de se rendre maître de l’éloquence.
Puis, dans les années trente du siècle dernier, des linguistes américains ont entrepris de sauvegarder les langues indiennes menacées de disparition. Les collectes se faisaient auprès de populations en détresse qui avaient perdu l’essentiel de ce patrimoine et la qualité linguistique des collectes a été médiocre. Trente années plus tard, les linguistes français se sont intéressés à l’« oral ». Ils ont enregistré maintes conversations quotidiennes auprès de spécimens divers de la population française et ce corpus extrêmement pauvre a été considéré comme le corpus de l’oral. Le concept de français fondamental a été constitué, tout comme les Américains avaient conçu le basic english pour permettre aux différents peuples envahis d’apprendre plus vite l’américain. Tout cela a défini un "oral" très réduit.
Mais il existe une langue orale de très haute tenue lexicale, grammaticale et stylistique, que je nomme la haute langue orale – tout en sachant combien cela peu être mal perçu -, langue qui ne rentre pas du tout dans votre schéma sur l’écrit et l’oral, qui ne considère que l’oral des linguistes. Le malentendu qui nous sépare sur ce point provient des ces perceptions différentes. Je définis, dans l’ouvrage cité en tête de cette disputatio, la haute langue orale que j’ai eu l’occasion de transmettre sous toutes ses formes à mes élèves. Bien peu en acquièrent la maîtrise dans leur cursus scolaire. Je la considère, dans la prime enfance comme une nourriture nécessaire qui facilite grandement l’accès au littéraire et autres textes complexes. Je révère, bien sûr ces dernières catégories et chaque année oral et écrit se nourrissent réciproquement en une symbiose souhaitable.
Faire manipuler un français basique, en classe, ne me semble pas, par contre très utile.
Mais si ! Car il est indispensable en certaines situations qu'il faut connaître et apprendre à repérer : utiliser la "haute" langue orale pour demander son chemin est aussi ridicule que le contraire...
Le célèbre spécialiste de la lecture, Keith Stanovich, nomme cet accroissement des handicaps l’effet Matthieu, en référence au passage de la Bible : « à celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait. » (Matthieu, XXV-28-29) Eh oui, le faible acquis des premières années n’est pas conservé.
On ne peut connaître de façon intellectuelle que ce que l’on peut nommer.
Et on ne peut nommer que ce que l’on reconnaît ! Mais, nommer n’implique pas forcément « dire oralement ».
Pouvez-vous nommer des « objets » comme aspérule, vergogna, switch ou Buch sans en avoir une image sonore que vous vous "dites" intérieurement. La pensée est, me semble-t-il, une parole intérieure, mais je ne saurai épuiser cette controverse ici. Je n’ai aucune conviction ferme en la matière car rien ne me semble décisif.
En plus, vous semblez oublier que le « savoir passif » n’est pas le « savoir actif ». Or, nommer est un des indicateurs du caractère actif d’un savoir. Et l’on sait que le savoir reste passif longtemps avant de devenir actif et de pouvoir justement être « nommé ».
C’est par la réitération que le mot connu de façon passive accède au vocabulaire actif. La réitération a mauvaise presse à l’école, tout comme la relecture.
Non, pas du tout ! Ce n'est pas la réitération qui permet d'accéder au vocabulaire actif, mais des rencontres du même terme en situations diverses, régulièrement espacées, et séparées par des temps d'oublis indispensables,
Toute autre connaissance est basée sur la sensation et l’émotion qui ne sont que l’antichambre du savoir.
Très juste et les affects ont un rôle essentiel dans l’acquisition des savoirs. Comme le dit un mien ami : "Les sensations sont les portes du savoir, les émotions en sont les aimants".Je ne développerai pas ici sauf pour dire que cette dimension est peu prise en compte quand on propose des sketches insipides aux enfants, pour apprendre une langue.
On a calculé qu’un bon élève de Terminale connaît de 60 000 à 100 000 mots (cette notion de mot serait à préciser). Combien doit-il en apprendre chaque semaine ? Chaque parent, chaque professeur devrait être d’abord un professeur de mots. Ajoutons que quatre rencontres avec un mot dans des contextes différents en donnent une maîtrise passive (compréhension). Douze rencontres permettent une maîtrise active (caractérisé par un emploi pertinent et exact des mots).
Ce ne sont pas des mots que contient notre réservoir langagier, ce sont des « bouts de textes ». C’est toujours en contexte que nous apprenons les mots. Hors contexte, ils n’ont aucun sens, ou plutôt ils ont trop de sens pour être utilisables.
Je vous renvoie à la conférence que j’ai donnée à Bruxelles sur ce sujet (voir, du présent site la page : conferencebruxelles.html) :
« C’est toujours en contexte que nous apprenons les mots. »
J’en conviens volontiers : ce que j’écris plus bas sur les « constellations sémantiques » le prouve clairement. Il faut toutefois concéder que nous avons aussi une connaissance de mots « nus », ne serait-ce que dans le domaine si important à l’école du langage scientifique, technique ou linguistique.
Où ils ne sont absolument pas" nus" du tout : c'est ici que la reconnaissance du type d'écrit est indispensable. Je ne peux comprendre ce que veut dire le mot "milieu", que si je sais dans quel type d'écrits je me trouve (ouvrage de géographie, article de presse ou problème de géométrie...)
Il est d’ailleurs frappant combien le sens des mots spécifiques est de moins en moins maîtrisé, par les enfants comme par les adultes. Mais c’est un autre problème. Je ne suis pas certain que vos "bouts de phrases" aident beaucoup à améliorer la rigueur des définitions.
Ce n'est jamais par sa définition que l'on connaît un mot, mais par ses emplois. En matière de vocabulaire, la définition n'est pas au début de la connaissance, mais à la fin : elle est à construire par l'élève à partir des emplois rencontrés , et cette constuction est l'indicateur de sa maîtrise.
POINT 2 : TEXTE ET CONTEXTE
E. D. Hirsch, Jr (Reading Comprehension Requires Knowledge — of Words and the World, American Educator, Spring 2003) soulève un autre problème sur la construction du sens : un texte ne peut être compris que si l’on en connaît le contexte.
Tiens ! !
C’était un mauvais procès de penser que je pouvais soutenir le contraire ;-)
OK ! Quinze partout !
Il semble donc que l’on commette une lourde erreur en présentant à l’enfant presque exclusivement des écrits et des documents évoquant son milieu familier et proche (son « vécu ») et qu’il vaudrait mieux lui proposer des textes qui explorent des domaines géographiques, sociologiques, historiques, professionnels très divers.
Les spécialistes du vocabulaire s’accordent à dire que pour qu’un lecteur lise correctement un texte, il faut qu’il connaisse déjà 90 à 98 % des mots de ce texte.
Ces spécialistes du vocabulaire (de qui s’agit-il ?) ne le sont pas de la lecture.
Vous pouvez trouver un résumé de leurs thèses dans :
American Educator, Spring 2003, gratuit sur Internet :
http://www.aft.org/pubs-reports/american_educator/spring2003/index.html
J’ai trouvé chez ces chercheurs (en lecture aussi) une confirmation de mes propres observations et il m’a semblé intéressant d’avoir une autre approche pour contourner la bientôt séculaire querelle entre globale et syllabique.
Mais vous savez bien que le problème de l'apprentissage n'est en rien dans cette alternative, dont les deux termes sont aussi mauvais et inefficaces l'un que l'autre. Nos travaux nous conduisent à une autre conclusion : ce n’est pas le vocabulaire, l’élément le plus important pour comprendre un texte, c’est la reconnaissance du type d’écrits et de sa fonction. Si cette condition est remplie, un nombre très important de mots ignorés ne nuit en rien à cette compréhension. (La proportion n’est pas chiffrée, car ce serait ridicule de chiffrer dans un domaine où tout est si variable…).
Mon expérience met en question votre opinion. Je ne méconnais pas du tout l’importance de la reconnaissance du type de tel écrit et de sa fonction. Mais si c’est une condition nécessaire, ce n’est pas une condition suffisante. J’ai procédé à des pointages de mots inconnus chez des enfants incapables de lire un paragraphe de roman ou incapables d’en sortir un sens approchant. Les lacunes lexicales, grammaticales et stylistiques m’ont semblé décisives. Chacun de nous peut ressentir cette importance des connaissances lexicales (et aussi grammaticales et stylistiques) quand il veut lire un texte dans une langue étrangère.
Il faut savoir que ce pourcentage de mots permet au lecteur de saisir le fil conducteur du texte et de deviner, sans se tromper, ceque les mots inconnus doivent probablement signifier.
Il ne s'agit nullement de "devinettes". mais d'hypothèses formulées à partir d'un raisonnement rigoureux fondé sur un prélèvement d'indices pertinents.
Ce processus inductif est celui grâce auquel nous acquérons notre vocabulaire, lors de notre prime enfance et il guide notre apprentissage du lexique, tout au long de notre existence.
Cela signifie que la façon dont les élèves lisent ou entendent induit des savoirs et des capacités d’acquisition de vocabulaire très différents chez les enfants favorisés et chez ceux qui ne le sont pas. Ceux qui connaissent au moins 90 % des mots du texte le comprennent et, parce qu’ils le comprennent, commencent à apprendre les 10 % de mots qu’ils ignoraient. Ceux qui connaissent moins de ces 90 % et qui, par conséquent, ne comprennent pas ce qu’ils lisent, perdent sur les deux fronts : non seulement, ils ne bénéficient pas des contenus du texte, mais ils n’acquièrent aucun vocabulaire.
C’est la faute à Matthieu !
Non ! C’est plus complexe que cela…
Bien sûr, j’ai beaucoup simplifié ici. Mais il est constant que la faille se creuse inexorablement dès le CP, puis s’élargit dans la douleur. Et je tiens que les enfants en déshérence souffrent essentiellement de malnutrition linguistique.
POINT 3 : LE VENTRE DE LA PAROLE
L’être humain sort du ventre maternel pour tomber dans le ventre de la langue. (E. Cabrejo Parra, Professeur de psycholinguistique, responsable UFR linguistique, université Paris VII). Le rôle des parents est essentiel dans le devenir intellectuel et psychologique de leurs enfants. Comme le corps du bébé s’est doucement formé dans le placenta maternel, son cerveau se développe dans le bouillon de la parole des parents et particulièrement de celle de la mère qui a été « entendue » dès avant la naissance. Il acquiert aussi des attitudes définitives devant le monde : soit un refus craintif, soit de la curiosité et des capacités d’émerveillement, qualités centrales dans les processus d’accession aux savoirs.
Tout à fait d’accord !
Voilà un élément dont il faudrait avertir massivement les parents et les enseignants. Cela éviterait bien des déboires ! L’anémie linguistique frappe aussi dans les milieux aisés, même si les enfants de ces classes s’en sortent mieux en raison des aides reçues.
L’oral de la télévision n’a pas ce pouvoir fondateur : il n’est pas compris pour l’essentiel, se résumant souvent à un bruit accompagné de mouvements, et il n’a évidemment pas les mêmes contenus affectifs ; de plus, il n’est pas traité intellectuellement, le flux rapide et ininterrompu interdisant tout travail d’interprétation.
On peut en dire autant de n’importe quel objet de lecture : BD, roman, presse : s’ils ne sont pas objets d’analyse et d’échanges, ils glissent comme l’eau sur les plumes des canards…
J’étends la notion de lecture à tous ces objets icono-linguistiques et aussi au monde lui-même. On apprend à lire une forêt, un tableau, une musique. Lire vraiment, c’est interpréter, c’est-à-dire construire du sens par analyse et échanges, ce n’est pas extraire des informations comme on le pense trop souvent. Tous les questionnaires du type QCM donnés après une lecture pour vérifier la "compréhension" sont dérisoires.
C'est on ne peut plus vrai, et, en plus, on confond alors le travail d'apprentissage et le travail d'évaluation du travail : contrôler ce qu'un enfant a compris, cela ne peut l'aider en rien à comprendre ce qu'il n'a pas compris.
Les enfants croient, à tout, qu’ils ont élucidé et épuisé le texte. C’est Jean Peytard qui m’a initié aux lectures plurielles, lectures aux éclairages multiples qui permettent de saisir tel ou tel relief dans une quête sans fin.
Les récits sont d’une aide immense pour favoriser l’intérêt, l’attention puis la rétention. Mais je ne développerai pas ici mes thèses sur l’identité narrative.
Des mesures de travail du cerveau au cours de différentes activités, menées au Japon, ont montré que le spectacle télévisuel ne mobilise que très faiblement le cerveau à la différence de l’écoute humaine ou de la lecture.
Pour les enfants qui ont subi des carences dans ce nourrissage par l’oreille,
Je dis moi, « par l’intelligence » (et non par l’oreille : la demie sourde que je suis n’est, en effet, pas du tout auditive, et sans mes appareils, je n’entendrais pas grand-chose !!)
[ Mais il faut bien que la langue passe par des trous, que ce soit les yeux ou les oreilles ! Les secondes sollicitent un travail d’interprétation plus intense que les premiers.]
[ Oui, mais quand elles ne fonctionnent pas, il faut bien trouver autre chose ! Et j'affirme que les sourds ne sont pas moins intelligents que les oreilles absolues ! ]
Pour ceux qui ont subi ces carences, l’école a le devoir de se substituer aux parents.
Les parents ne peuvent pas tout. Mais on ne peut pas prendre leur place. On ne peut que les aider à aider leurs enfants, honnêtement et sincèrement. Aucun n’est totalement défaillant. Il faut s’imposer de ne pas les tromper. C’est la devise de tout mon travail de formation : « la vraie mission de l’école, c’est d’apporter à tous les enfants ce que quelques familles apportent à quelques-uns » A chacun selon ses besoins !
Je pense qu’un devoir impérieux de l’école est de permettre à TOUS les enfants de maîtriser l’outil principal de la pensée, de l’acquisition des savoirs et de la culture : une haute langue orale. Pas de sélectionner ceux qui ont déjà ce bagage et d’éliminer ceux qui ne l’ont pas. Il ne m’étonne pas que nous soyons d’accord sur ce rôle de l’école. Mais nous sommes de moins en moins nombreux à penser ainsi, et cela devrait être la préoccupation principale de la maternelle, comme cela fut le cas dans ses heures de gloire.
Plus, dans les intentions de quelques institutrices, que dans la réalité générale…
La gloire scolaire ne se rencontre qu’en littérature et dans l’imagination des républicains autoproclamés
J’ai connu beaucoup de maîtresses de maternelle engluées dans des objectifs d’acquisition de « compétences » mesurables et qui se désespéraient de ne plus avoir le temps de voir les enfants. Il me semble qu’il y a régression humaniste, mais c’est peut-être un effet de mon grand âge ! Des chercheurs anglo-saxons se disent catastrophés par la nullité des textes proposés aux enfants.
Il n’y a pas que les Anglo-Saxons !! Quand on voit ce que les enfants vont apprendre au plan langagier avec Léo et Léa, on ne peut pas être autre chose que catastrophé !
Que pensez-vous de ceci ?
Quand on sait que c’est la notion de « cohérence textuelle » qui fait le plus défaut à la majorité des enfants, on n’est pas étonné si on apprend qu’ils ont appris à lire avec ce type d’écrits…
Salmigondis, je le disais d’avance. Et c’est pour cela que je tiens tant aux récits, du moins à ceux qui se soucient de la cohérence. En racontant des contes et en les faisant raconter aux enfants (dans une langue poétique), on leur inculque l’exigence de cohérence et on leur en donne la compétence du récit. Ils se désolent que ce salmigondis médiocre soit parfaitement incapable de leur apporter les compétences de vocabulaire et de connaissance du monde qui leur est indispensable pour lire. Ils préconisent de "mieux employer le temps scolaire". (Chall, J. S, Jacobs, V.A, et Baldwin, L.E. The Reading Crisis : Why Poor Children Fall Behind. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1990.)
POINT 4 : CE N’EST PAS EN TIRANT DESSUS QU’ON FAIT POUSSER UNE FLEUR, C’EST EN L’ARROSANT !
Vous avez reconnu cette citation de Célestin Freinet !
Sous la pression des couches sociales favorisées, l’école s’est donné comme but principal d’enseigner le plus précocement possible les fondamentaux du SLECC (savoir lire, écrire, compter, calculer). Cette stratégie favorise — relativement, nous allons le voir ultérieurement – les enfants qui ont reçu le bagage évoqué plus haut et pénalise lourdement les enfants qui en sont dépourvus.
Très juste.
Si elle favorise la reproduction des ségrégations sociales, elle génère aussi un échec douloureux et coûteux. La précocité de l’accès à l’écrit est également dommageable pour les enfants issus des milieux favorisés, car elle fige la langue dans sa forme écrite, alors qu’il est fructueux d’en goûter d’abord toute la plasticité orale.
En Finlande, pays qui arrive en tête pour les évaluations du système scolaire, on n’enseigne les formes écrites de la langue qu’à l’âge de sept ans et le « retard » pris ainsi est très rapidement comblé puis dépassé.
Qu’est-ce qu’enseigner les formes écrites de la langue à des enfants de 7 ans ? Par quelle atteinte cet enseignement peut-il endommager le développement cognitif ?
Toute politique attentiste retarde les enfants dont le milieu manque de richesse intellectuelle.
Il faut au contraire que les enfants découvrent le plus tôt possible que ce qu’on trouve dans un livre ou dans n’importe quel écrit ne ressemble en rien à la langue que l’on parle.
Je continue à penser qu’un apprentissage trop précoce du code écrit est nocif pour les enfants qui ne possèdent pas suffisamment la langue.
Je le dis constamment et depuis toujours. Pour moi ce n'est pas par le code qu'il faut commenceer l'apprentissage, même si on doit naturellement y arriver ensuite.
En plus, apprendre à lire, présente une autre difficulté qu'il faut prendre en compte : la découverte de la langue de l'écrit constitue une première entrée dans la variation langagière (je précise « variation » et non « variété » : la variété c’est le constat ; la variation, c’est la compréhension de la variété), qui va permettre aux enfants de savoir que la langue n’a rien d’homogène, qu’on n’écrit pas comme on parle et que les choix langagiers ne dépendent pas de ce qu’on veut dire, mais de la situation dans laquelle on se trouve : à qui parle-t-on (supérieur, inférieur, pair, ami, proche, étranger, inconnu), dans quelle intention et pour quel objectif?
Mais les textes de la tradition orale, donnés dans leur richesse stylistique et non dans des versions débiles ou des pastiches ridicules, permettent de découvrir toutes ces « voix » de la langue. Encore une fois, nous avons une évaluation différente de ce patrimoine, mais il faut dire que beaucoup de conteurs le défendent très mal. Ajoutons qu’on s’interdit toute évaluation avant cet âge, ce qui s’avère judicieux, les évaluations précoces et répétées bloquant les jeunes enfants dans des représentations d’échec qu’ils ont alors d’eux-mêmes.
Parfaitement d’accord !
La priorité est donnée au langage oral de qualité,
Ce serait tromper les enfants de leur faire croire qu’il y a une « haute » langue par quoi on deviendrait bon lecteur. La langue, n’est jamais ni haute ni basse. Elle a à être adaptée, ou non, aux enjeux de la communication. Un enfant non francophone peut apprendre simultanément le français écrit et oral.
Ceci dit, il est certain que la variation langagière doit être découverte très tôt, et qu’elle peut l’être d’abord par l’oral. Mais à condition que ces oraux différents correspondent à des situations différentes de communication. Il ne suffit pas d’entendre, il faut comprendre pourquoi c’est différent.
Ah ! ce « haute » qu’est-ce qu’il dérange (j’y reviens à la fin de ce dialogue). Et pourtant, rien d’aristocratique dans ce qualifiant, puisqu’il s’agit surtout de textes populaires, issus de la tradition orale. Ce patrimoine d’une richesse stupéfiante est tout à fait ignoré, voire méprisé : le vulgaire a remplacé le populaire et l’a nappé de sa médiocrité.
Dans un seul conte, il y a au moins trois voix, dans le sens bakhtinien : narrateur, personnages, commentateur. L’infinie variété de ces récits permet d’investir toutes les variétés de milieux sociaux, des aires géographiques ou historiques variées et ainsi lexiques, styles, notions sont convoqués. D’une façon autrement riche qu’en faisant appel au « vécu des enfants » qui se réfère à l’ici et maintenant...
Il ne suffit pas d’entendre, il faut comprendre pourquoi c’est différent.
[ Je pense que deux étapes se succèdent. Un premier stade au cours duquel l’analyse n’est pas souhaitable et un second où elle est nécessaire. Il me semble vain de vouloir enseigner à des enfants de maternelle les différentes situations de communication. J’ai assisté à des séquences ahurissantes de grammaire devant de pauvres bambins de cinq ans qui baillaient misérablement, sans que cela semble troubler la maîtresse.]
... à la découverte du monde environnant, aux jeux collectifs, à tout ce qui permet à l’enfant d’aborder sereinement son cursus scolaire en développant les compétences et les manières d’être au monde les plus favorables.
Avant d’aborder l’apprentissage de la lecture, il convient de préparer le terreau en transmettant une haute langue orale, en présentant par la parole le monde et ses fonctionnements, en faisant naître le plaisir de langue qui induira un désir de textes et un désir de savoir.
Et en créant une grande famliliarisation avec l'univers de la chose écrite : les objets à lire, les lieux où ils se trouvent, le type de langue qu'ils contiennent et qui ne ressemble pas du tout à celle que l'on parle, ni même à la fameuse "haute" langue orale. En plus, le plaisir de langue, c’est avec des jeux sur la langue qu’on le fait naître et avec l’écoute abondante, fréquente, de poèmes et de chansons.
Et de récits, de contes adaptés à l’âge des enfants et racontés de nombreuses fois, puis restitués par les enfants devenus raconteurs. Les contes, les légendes ont des contenus symboliques profondément fondateurs de l’individu comme du citoyen, et suscitent des affects très importants qui favorisent incroyablement la rétention. Mais il en faut un bon usage. Pas se contenter d’en étudier la structure comme on le préconise en maternelle !!! On fait des tas de choses avec les contes dans ces classes sauf ce pour quoi ils existent : les raconter !
Un tout petit peu d'exagération ? Non ?
Sinon, l’enseignant sème sur des cailloux ! Et la récolte est à l’avenant, quels que soient les soins palliatifs ultérieurs, aussi coûteux soient-ils.
POINT 5 : LA HAUTE LANGUE ORALE
Attention au vertige ! Vous le savez, cette jolie formule ne m’enthousiasme guère !
J’aurais peine à ne pas m’en apercevoir. Je crois m’être expliqué là-dessus et j’y reviens ci-dessous !
Toute l’attention des pédagogues est centrée sur l’apprentissage du lire-écrire. Par contre l’écouter-dire, et l’écouter-lire, parallèles oraux de ce décodage-encodage sont lourdement négligés, se trouvant classés sous une rubrique : enseignement de l’oral qui n’en fait pas ressortir les enjeux. Bon ! je vous accorde cet écouter-lire, avec des nuances sur l’âge et sur les contenus. Beaucoup d’enseignants lisent aussi mal qu’ils racontent.
On est d’accord : ce n’est pas pour rien que j’ai écrit tout un ouvrage sur la question
En fait, la langue est un phénomène oral, l’écrit n’en étant que la trace éphémère qui ne prend vie que lorsqu’il rencontre des yeux qui vont le retransformer en sons : lecture sonore ou lecture intérieure.
Mais là, je ne suis plus d’accord !
C’est l’oral qui est éphémère, bien sûr, et qui le reste, même si les progrès techniques permettent de le conserver davantage…
Mais les récits de la tradition sont toujours là, connus de tous, alors que les écrits littéraires ne sont connus que d’une minorité de plus en plus restreinte. On ne lit même plus les œuvres complètes, à l’Université, on lit des extraits !
On a bien tort ! Et des yeux qui transforment en sons… quelle image hardie !!
L’image est très malheureuse, je le concède volontiers ! Un raccourci qui voulait faire image, mais à la relecture… Quant au fond : perception iconique immédiate, avec production de sens, ou passage par un stade phonétique ? Ou les deux, en un jeu continuel ?
L’œil n’est pas l’organe de la parole. Pour la demie sourde que je suis, les yeux ne transforment jamais rien en sons, mais en sens !!! Une technique s’apprend directement par l’exercice, même maladroit, sans détour par des activités étrangères à la technique visée.
Quand vous lisez à haute voix, ne transformez-vous pas vos perceptions visuelles en sons ? Et quand vous lisez silencieusement quelle est la place de la voix intérieure ? Une amie me dit qu’elle est totalement inexistante, ce qui n’est pas du tout mon cas, alors même que je suis un lecteur très rapide.
Non, je ne transforme pas du tout une perception visuelle en sons. Ce n’est pas la perception visuelle que je transforme en sons, c’est ma compréhension du texte. Lire à haute voix ce n’est pas du tout “oraliser” le texte, c’est communiquer à d’autres ce que j’en ai lu.
Une bonne maîtrise de la langue orale, de la parole écoutée ou émise, est un décodage-encodage parallèle et préparatoire à la compétence lectorielle et scripturale. Elle permet de mettre en place des compétences de compréhension, d’interprétation également, si le corpus proposé n’est pas transparent et évident mais composé de textes qui font appel aux langages symboliques, à la polysémie. Les textes oraux qui conviennent sont ceux de la tradition orale, ceux aussi de la poésie et du théâtre, à la condition qu’ils soient donnés avec toute leur richesse linguistique et stylistique et aussi avec tout leur pouvoir fondateur.
Je dirais : « et qu’ils soient toujours accompagnés de leur version écrite, pour aider tous ceux qui, comme moi, ont toujours eu du mal à comprendre ce qui l’a seulement été « dit ».
Parce que ce qui est seulement entendu est plus difficile à décoder et interpréter. L’œil est le sens du concret, l’oreille celui de l’abstrait.
Là je suis pas du tout d’accord. C’est une organisation très très discutable. Les sourds seraient incapables d’abstraction ??
Tout enseignement devrait tendre vers la maîtrise de l’abstraction. nous dit Bachelard. Peut-être l’intelligence consiste-t-elle à "entendre" ce que l’on voit ? À faire ce travail d’interprétation que j’évoque ailleurs.
Quand je cherche mon chemin, si je n’ai pas de carte (c’est pour cela que j’en ai toujours !!), les explications que me donnent les gens ne me servent pratiquement jamais, et ce, pour deux raisons :
* neuf fois sur dix, je n’y comprends rien
* au bout de quatre secondes, je ne sais plus si c’est à droite ou à gauche qu’il faut tourner !!
Vous semblez croire, cher Christian, que tout le monde est à son aise dans l’univers sonore. Il n’en est rien. On peut même dire, avec Antoine de la Garanderie que les « profils auditifs » sont relativement rares dans la population des élèves (et des adultes). Ce qui rend encore plus stupide l’enseignement français fondé sur l’écoute de cours magistraux.
Depuis toujours, l’école privilégie l’oreille au détriment de l’œil. Si l’oralité était la voie royale pour entrer en savoir, il n’y aurait jamais d’écolier en échec dans nos orales écoles.
Je ne suis pas certain, qu’en maternelle, par exemple, les enfants entendent beaucoup de haute langue orale et surtout qu’ils en disent. Une collègue a écrit un ouvrage amusant sur la parole à l’école : Écoute/tais-toi. Cette parole magistrale est peu efficace parce qu’elle est trop peu humaine. De plus en plus sèche et soi-disant scientifique, soit elle emploie un vocabulaire inaccessible à la plupart des élèves, soit elle bavarde et ordinaire. Hélas, la simplification et la parodie des contes et des poèmes, voire l’étude des structures narratives sont les pratiques les plus courantes sinon les plus recommandées, même en classe maternelle.
La transmission de la haute langue orale devrait accompagner tout le cursus pour arriver aux plus hauts sommets de l’éloquence. Massive et exclusive au début, elle laisserait la place peu à peu à la littérature dont elle favorise l’accès de façon décisive, puis deviendrait plus discrète sous forme de poèmes, de théâtre, d’exposés, de plaidoyers, de « disputes » argumentées.
Tout comme la littérature, la haute langue orale apporte tout un ensemble de valeurs qui permettent à l’enfant de se fonder, aussi bien en tant qu’être psychologique qu’en tant que citoyen.
Tout cela ne me semble vrai que s’il s’agit de véritables situations de communication, donc de travail dit « en projets »
Bien sûr, situations de communication réelles et stimulantes. Placer de jeunes enfants autour d’une table et leur demander de discuter ne favorise que la tchatche ; cette pratique ne permet pas d’aboutir à une parole maîtrisée sur une distance suffisante.
Mais, cher Christian, aucune situation n’est suffisante : la diversité et l’authenticité sont indispensables… Et la tchatche fait partie aussi de la maîtrise langagière…
Oui, mais il est dommage de s’en tenir à ces pseudo-débats préconisés massivement. La maîtrise de la parole demande un tout autre travail. Les équipes enseignantes doivent établir une progression dans cette conquête de la parole : passer d’abord des contes de randonnée aux histoires drôles.
Pourquoi « passer » des contes aux histoires drôles ? Qu’est-ce qui justifie ce classement didactique ? Quel est le supérieur ? Le premier ou le dernier ?
L’histoire drôle n’est pas supérieure, elle est plus difficile. J’ai établi une progression basée sur la difficulté de production.
Ensuite aborder les contes d’animaux puis les contes merveilleux, les légendes, les mythes. Graduer aussi les difficultés d’énonciation : respiration, intonations, timbres, rythmes, volumes, sentiments, avec le poème à une voix ; écoute, interlocution et gestuelle avec le texte théâtral ; toutes les voix du récit avec un conte, une légende ou un mythe.
Pour le texte théâtral, ce n’est pas seulement une question de gestuelle, c’est avant tout des questions de mises en scène et d’accessoire (voir le texte sur le théâtre dans mon site.
HYPERLINK "http://www.charmeux.fr/theatre.html" http://www.charmeux.fr/theatre.html
Si vous lisez le chapitre que j’ai consacré au théâtre, vous verrez que nous sommes entièrement d’accord ! Je faisais travailler les enfants sur quelques vers, en posant toute la sémiologie du théâtre : du gueuloir à la mise en scène, en passant par des approches dramaturgiques et scénographiques. Avec des séances d’initiation au travail du comédien : voix, postures, déplacements, improvisations, propositions scéniques. Le but n’étant pas de former des comédiens, mais des spectateurs avertis, capables de lire (en tentant d’écrire) tous les signes venant de la scène et d’en juger la valeur, de fournir aux artistes des amateurs-amants.
Si j’ai mentionné la gestuelle, c’est que je lui attache une importance particulière dans le processus de l’acquisition de la parole.
POINT 6 : CONSTELLATIONS SÉMANTIQUES ET INTERPRÉTATION
L’invasion de l’image dans tous les domaines a eu un effet collatéral sur l’appréhension du vocabulaire. Les mots sont souvent réduits à leur signification littérale, celle du dictionnaire et les textes à leur sens factuel. Le mot : biberon, par exemple est présenté aux enfants à côté d’une image, ce qui le réduit au statut d’objet (encore que comme Magritte on peut dire : ceci n’est pas un biberon !).
Certes ! La confusion est ici gravissime, entre l’objet et l’image de l’objet. On retrouve une fois de plus l’absence de rigueur de l’école, responsable au premier chef des difficultés des enfants.
D’autre part, ce n’est pas l’invasion de l’image qui serait responsable de ce que vous dites ; c’est la manière de travailler en classe. Au CP, les imagiers installent chez les petits une connaissance monosémique du vocabulaire, dont ils auront bien du mal à se défaire plus tard…
La présentation orale – ni iconique, ni graphique — du mot ménage une incertitude qui laisse leur place au rêve et à la liberté d’interpréter. Le sein et le doux giron maternel, le jet délicieux du lait chaud au fond du gosier, l’odeur et le chuchotis aimant de la mère, la tétine ou le téton mâchouillés voluptueusement : tout un monde de délices est évoqué et convoqué. C’est ce que je nomme la « constellation sémantique » d’un mot.
C’est beau ! On est ici dans la poésie, pas dans la maîtrise du langage de communication sociale.
Le langage de communication sociale, tant que vous voudrez, mais aussi la poésie, moteur de la langue, source génératrice de la parole, même dans le langage quotidien. Toute parole est un acte de création, un poieîn.
Quand la communication sociale est-elle plus belle, plus parfaite que dans l’allaitement, dans ce doux sein que chacun de nous recherche ensuite sa vie durant (voir Cabrejo-Parra). En ses franges incertaines le mot va rencontrer d’autres mots pour créer la métaphore, matrice de la pensée et du langage. Un texte devient alors le champ d’une interprétation personnelle qui sera enrichie, modifiée à chaque écoute ou à chaque lecture du texte. La réitération, la dégustation lente sont des impératifs auxquels les enfants seront habitués dès le plus jeune âge (par l’écoute de textes riches), au lieu de donner la priorité à la vitesse, à la lecture rapide (utile, mais bien plus tard), qui habitue à survoler les textes sans rien en retirer.
Les études ont pourtant démontré que ce sont les lecteurs les plus rapides qui comprennent et retiennent le mieux…
Je connais très bien les méthodes de lecture rapide et je sais qu’elles sont bénéfiques pour les bons lecteurs et désastreuses pour les tout petits lecteurs ou non-lecteurs. De plus beaucoup de textes demandent à être savourés, relus. Il est dommage de l’oublier. Quant à la compétence d’interprétation, où est-elle dans ces survols de textes ?
L’œil du lecteur expérimenté saisit le texte en son ensemble comme l’observateur une toile de peintre. Ensuite, mais ensuite seulement, il peut déguster et savourer les détails. Le problème n’étant nullement une question de vitesse oculaire (elle est la même pour tout le monde, à peu près), mais de largeur de l’empan visuel
Le lecteur rapide est semblable à ce promeneur assis au bord d’un étang et qui croit le connaître en contemplant sa surface. Saura-t-il voir un jour la vie qui grouille en dessous ?
Lire un texte oral ou écrit peut être rapproché de la lecture d’une partition musicale. Un chef d’orchestre parlait de la lecture verticale d’une œuvre : il lisait horizontalement la partie jouée par chaque interprète, mais il entendait tous ces fragments superposés qui composent une symphonie.
Mais bien sûr ! Ce n’est pas « un » chef d’orchestre qui dit cela, c’est la caractéristique de la lecture que doit faire tout chef d’orchestre de la partition qui est sous ses yeux : à la fois horizontale et verticale. Encore une affaire d’empan visuel !! Empan visuel, que l’enseignement par le B.A.BA rétrécit, alors qu’il s’agit de le développer le plus tôt possible car il conditionne la bonne lecture d’un texte.
Je trouve excellentes les méthodes de lecture rapides pour certains textes et certains lecteurs. Leur généralisation trop hâtive a eu des résultats fâcheux.
Vous savez bien qu'elles n'ont jamais été généralisées et, du reste, le problème n'est point un problème de vitesse de lecture...
Cette lecture verticale qui révèle différentes strates de sens et qui permet d’aller vraiment au cœur de l’opus demande de multiples relectures (ou réécoutes).
Pour jouer une symphonie, il faut connaître les notes (des lettres dans d’autres pays)
Je dirais « le système de transcription de la musique », qui n’est pas seulement différent d’un pays à l’autre, mais d’un type de musique à l’autre : la musique contemporaine n’utilise pas le même système d’écriture que la musique classique : la notion de « notes » n’est pas du tout la même.
, les règles d’écriture et de composition et ensuite interpréter l’œuvre en la pénétrant profondément, en lui apportant toute notre sensibilité et toute notre culture.
Pas seulement : interpréter une symphonie, comme une pièce de théâtre ou un poème, c’est d’abord avoir un certain projet de communication. « Qu’est-ce que je veux faire passer ? Qu’est-ce que je veux que les auditeurs reçoivent ? Et comment je souhaite qu’ils réagissent ? » Et, ensuite, utiliser les moyens techniques que j’ai appris pour avoir le plus de chances d’obtenir les résultats que j’attends.
Le : « Qu’est-ce que je veux faire passer ? » se complète d’un incontournable : « Qu’est-ce que je suis capable de faire passer ? » et là, se pose le problème de savoirs qu’il est indispensable de transmettre.
Non ! Pas" transmettre". Des savoirs qu’il est indispensable que les enfants aient acquis… problème d'enseignement !
Sinon on risque de faire croire aux enfants que de médiocres prestations sont bonnes, de les tromper. Ainsi, beaucoup d’enfants croient écrire des poèmes, des contes, des romans ou des pièces de théâtre, alors qu’ils se contentent de recopier des lieux communs extrêmement médiocres. Il faut noter que le temps considérable passé à ces travaux les empêche de rencontrer les vrais textes de ces catégories.
C'est le problèmùe de l'authenticité et de la qualité de ce qu'on propose aux enfants... "Donnez-leur de vraies graines et non du sable" disait Alain
Qui songerait à s’interroger uniquement sur le nombre de notes, l’anecdote du thème ou à se préoccuper de la jouer le plus vite possible.
Il en va de même pour un texte à lire et c’est folie que ce fast-reading systématique.
Il n’en a jamais été vraiment question, vous le savez bien !!! Il existe bien des fast-reading, mais on les trouve dans les classes qui utilisent les méthodes d’enseignement de la lecture, comme Léo et Léa. La rapidité de lecture est une condition de compréhension. Car qui peut le plus, peut… !
Je ne pensais pas du tout à vous quand je parlais de fast-reading ! Mais j’ai vu des aberrations atterrantes dans ce domaine.
D’innombrables travaux ont été consacrés à la lecture, faisant appel à de nombreuses disciplines scientifiques. Ces recherches sont tout à fait nécessaires et valides, mais il ne faut pas qu’elles soient érigées en dogmes. Les chercheurs en neurosciences, invoquées de façon incantatoire par notre ministre quand il s’adresse aux médias, sont loin d’être aussi affirmatifs et catégoriques que lui. Car ils débattent encore et toujours, appliquant le doute scientifique à leurs théories, et ils ont bien raison.
En effet !
Chaque enseignant doit conserver sa liberté, faire son marché dans les différentes théories pédagogiques selon sa propre personnalité et les besoins perçus chez les enfants qui lui sont confiés.
Oui, à condition qu’il ait les moyens de cette liberté. C’est-à-dire qu’on lui ait appris suffisamment de théorie, pour qu’il puisse choisir en connaissance de cause, ce qui est très rarement le cas.
Concrètement, cela signifie qu’on lui ait appris, non comment il faut faire en classe, mais comment analyser une pratique de classe.
Entièrement d’accord avec vous. Allègre qui préconisait de « copier sur les bons maîtres » en imitant leurs méthodes fut un imbécile de gros calibre.
C’est tout le problème de la formation des enseignants : non point acquérir de la pratique, mais apprendre à la construire, et surtout savoir sur quels présupposés théoriques reposent celles qu’on lui propose. Former un enseignant, c’est lui apprendre deux choses :
* à théoriser une pratique, c’est-à-dire à repérer les présupposés théoriques qui la sous-tendent de façon consciente ou non
* à opérationnaliser une théorie, c’est-à-dire à construire des situations de classe qui vont permettre aux enfants de construire le savoir attendu
Sans connaissances, la liberté est un grand danger : le grand Montesquieu l’a fort bien dit !
Pour nos élèves la liberté sans connaissances est encore un plus grand danger. C’est pour cela que je parle de transmission, mot qui hérisse beaucoup de monde. Le savoir n’est pas inné chez l’enfant, n’en déplaise à Rousseau !
Mais jamais nous n’avons dit le contraire. Pour que les enfants acquièrent dses saviors qu’ils n’ont pas, il faut qu’ils aient été en situation de les construire, et non de les recevoir.
Liberté, oui le maître mot : une fleur peut-elle s’épanouir sous une cloche ?
De toute façon toutes les stratégies d’apprentissage ou de lutte contre l’échec ne trouveront leur efficacité que si les enfants possèdent les outils incontournables pour l’accession à la pensée subtile, à la culture et aux savoirs :
Nous sommes bien d’accord.
une haute langue orale, des capacités de raisonnement et d’interprétation, une envie d’apprendre basée sur la curiosité et l’enthousiasme.
Une maîtrise des variations de la langue, une connaissance solide des conditions de son utilisation, oui ! Pas une « haute » langue orale, impuissante, parce qu’artificielle, à développer les autres conditions que vous évoquez.
Mais cette haute langue ne réfère pas aux discussions de salon du XVIIIe siècle ! Ce sont poèmes et chansons, contes et proverbes, légendes et dictons, fabliaux et farces. Le tout entendu, compris, acquis, restitué. Pourquoi : artificielle ?
Artificielle, si elle n'est pas en situation et si la relaton entre les données pragmatiques de la situation et le type de langue utilisé n'est pas éclairé
Parents et enseignants ont des responsabilités partagées dans ces domaines et les dresser les uns contre les autres est non seulement inepte, mais fort dommageable pour l’avenir de notre pays. Puisse cette modeste étude contribuer à calmer une querelle stérile et redonner à tous les enseignants et à tous les autres transmetteurs de langue le désir d’œuvrer ensemble.
Admirable vœu, dont je crains bien qu’il ne puisse être que « pieux ».
Pas certain ! Les idées progressent très lentement, mais elles progressent. Les temps sont difficiles pour la tolérance ou l’intelligence, mais le dogmatisme s’épuise de lui-même.
À mon sens, il me semble que seule l’intelligence qui analyse avec rigueur la cohérence théorique des choix pédagogiques n’est de nature à permettre le dépassement de ces querelles.
Pour moi, elles n’ont, hélas, rien de stérile, mais elles sont parfaitement conçues pour servir des projets politiciens scandaleux, et dangereux pour la conception qui est la nôtre de la liberté et de la démocratie.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus de « querelle » mais de combat de la liberté contre l’oppression, de la lumière contre l’obscurantisme. Ce n’est pas gagné !
Notre devoir le plus impérieux n’est-il pas d’élever, de cultiver dans la sérénité notre bien le plus précieux : nos enfants, notre bel avenir.
Ornans, le 31 octobre 2006
Commentaires en noir d’Éveline Charmeux août 2007.
Texte et réponses en bleu de Christian Montelle, août 2007
Christian Montelle, professeur de français à la retraite
moncri@wanadoo.fr
La parole contre l’échec scolaire/La haute langue orale, l’Harmattan, 2005
Traduction des titres :
Sticht, T.G. L’écoute et la lecture : un schéma de développement. (1975).
Betty Hart et Todd R. Risley Différences significatives dans l’expérience quotidienne des jeunes enfants américains Brookes, 1995
E. D. Hirsch, Jr, La compréhension en lecture requiert la connaissance des mots et du monde, American Educator, Spring 2003
Chall, J. S, Jacobs, V.A, et Baldwin, L.E. La crise de la lecture : Pourquoi les enfants de milieux défavorisés décrochent-ils ?, Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1990.
Les conclusions de ces chercheurs n’ont pas été à la base de ma réflexion mais sont venues renforcer ce que 36 années d’enseignement de notre langue, et particulièrement de sa réalisation orale, m’avaient appris. Depuis 1962, avec mon épouse, Édith Montelle, conteuse et écrivain, nous avons exploré le merveilleux domaine de l’orature.
Cabrejo-Parra : www.ac-orleans-tours.fr/ia18/ressources/Maitrise_langue/Actes_2005/Crabrejo_Parra.pdf
Je diffère légèrement de ce chercheur, ainsi que de Christian Jacomino, en ce qui concerne le « nourrissage par l’oreille » des enfants. Ils préconisent la lecture de textes littéraires aux enfants dès la maternelle. Tout en reconnaissant la nécessité de cet exercice, je crois beaucoup aux vertus du contage. Les textes proposés doivent relever, à mon avis, de l’art de l’oral (l’orature) : textes de la tradition orale, poèmes et textes théâtraux. C’est donner une fausse idée de la parole que de dire des textes qui ne sont pas destinés à être oralisés : la puissance libertaire de la parole risque d’être gommée
Non ! Je suis sûre que non. Et d’abord, tout texte peut toujours être lu à haute voix. Je rappelle que la lecture à haute voix n’est pas de l’oralisation. Lire à haute voix, c’est communiquer oralement à quelqu’un qui en a besoin sa propre lecture d’un écrit. Ce n’est jamais le texte qu’on communique, ainsi, c’est la lecture personnelle qu’on en a faite.
Je crois aux vertus de la lecture à haute voix, mais pas en maternelle, sauf pour des poèmes, des comptines. Le contage me semble beaucoup plus efficace, selon ma pratique.
Tout dépend des objectifs visés : l'une comme l'autre de ces situations ont des visées très différentes. La lecture à haute voix, à l'école maternelle a comme objectif de nourrir l'oreille linguistique des enfants d'un fonctionnement de la langue totalement différent de celui qu'ils connaissent, et de leur permettre d'associer cette différence de fonctionnement à la présence des livres. Dans un livre, la langue que l'on trouve n'est pas celle que l'on parle, et en plus, ce n'est pas la même quand on lit un livre de cuisine ou une encyclopédie et quand on lit un conte ou un poème.
Cependant, nous avons utilisé, en section Moyens la lecture à haute voix pour des actions spécifiques, et avec grand succès.
Par exemple :
Un conte de randonnée marocain (in : Contes ritournelles I : 20 randonnées pour les petits jusqu’à 6 ans, illustrations de Véréna Butscher-Widmer, Nantes, Gulf Stream, 2006, www.gulfstream.fr ou : Contes randonnées II : 18 randonnées pour les enfants de 5 à 10 ans, illustrations de Françoise Moreau, Nantes, Gulf Stream, printemps 2007, www.gulfstream.fr). Les enfants ont transposé ce conte, après plusieurs écoutes, dans leur milieu à eux. Puis, ils ont raconté, à l’école et chez eux cette nouvelle version. La dame de service a apporté deux marionnettes : Antoine et Julie qui représentaient les personnages du nouveau conte. Les affects envers ce texte étaient très forts. La maîtresse a copié le conte, puis l’a lu, à haute voix. Découverte de cette autre manière de communiquer un récit. Puis, elle a inscrit le conte sur une grande feuille. Ce fut un émerveillement pour les enfants. Leur propre texte, si beau, si doux, transformé en ces " petites fourmis courant sur le papier". Tout était prêt pour aborder l’écriture de façon concrète !