Quelle place, le vocabulaire occupe-t-il dans la maîtrise de la langue ?
Et d'abord, les mots en français, comment ça marche ?
On a longtemps pensé que la maîtrise de la langue dépendait du nombre de mots possédés, et que l’essentiel du travail consistait à en acquérir le plus grand nombre, sans oublier de bien apprendre leur sens.
La raison en est que l’on croit évidente la notion de mot : comme toutes les langues, le français est composé de mots, soigneusement répertoriés et classés dans les dictionnaires. Apprendre à lire, par exemple, c’est apprendre comment s’écrivent les mots que l’on utilise quand on parle. Et, faire du vocabulaire, c’est apprendre le plus grand nombre de mots possibles, pour avoir, comme on dit, un vocabulaire riche ... Cette représentation est celle des neuf dixièmes des ouvrages sur le vocabulaire et sur l’apprentissage de la langue, orale ou écrite.
En fait, les choses sont infiniment plus compliquées que cela.
Car la notion de mot en français est, contrairement à ce qu’on pense, mais aussi à ce qui se passe dans la plupart des autres langues, très particulière.
Qu’est-ce qu’un mot en français ? Les caractéristiques du lexique français.
Avec, pour lancer la réflexion, un petit jeu . Voci un titre de presse :
Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce titre est difficilement contestable , au point même qu'il semble plus proche d'une "lapalissade", que d'un titre de journal. Seulement voilà, il faut avoir le reste de l'article pour comprendre :
Ce que fait apparaître ce petit jeu, c'est tout simplement que les mots en français ont besoin de leur contexte pour signifier qiuelque chose. En dehors de tout contexte, ils n'ont que des potentialités de sens , et même de rôle grammatical (comme on l'a vu déjà à propos de l'apprentissage de la lecture).
Les mots ont en français un fonctionnement très différent de celui des autres langues
On a souvent remarqué — et déploré ! — que beaucoup d’enfants ne maîtrisent pas très bien cette notion de mot : ils ne savent souvent pas couper les mots à l’écrit : ils écrivent « dépetizenfants » ou « ilfaibo », comme s’il s’agissait d’un seul mot. Comme on n’observe pas ce type d’erreurs dans les autres langues, on a conclu rapidement qu’il s’agissait d’une carence de l’enfant, une de ces fameuses prétendues « difficultés », qu’il faudrait dépister au plus vite pour la soigner avec rigueur.
Erreur, bien sûr, sur toute la ligne.
Cette erreur n’est point imputable à une tare de l’élève, mais, comme d’habitude, à un oubli dans ce qui a été enseigné. C’est qu’en effet, une des premières caractéristiques du lexique français, qui le distingue de celui des autres langues, c’est que les mots ne sont pas repérables à l’oral. En d’autres termes, c’est dire que le découpage d’un énoncé oral et celui du même énoncé écrit, ne coïncident pas. Quand on entend à l’oral l’énoncé suivant : « Il fait beau, je vais faire un tour », on ne peut repérer que deux « mots » : [ilfèbo] et [ÂvEfèrütur]. Et celui qui ne sait pas lire ne peut pas deviner combien il y a de mots écrits dans chacune de ces deux séquences.
Cette particularité est due au fonctionnement très original de l’accent tonique en français.
Contrairement à ce qui se passe en anglais ou en espagnol, où les mots ont chacun un accent tonique, invariable, noté dans le dictionnaire, et donc repérable à l’oral, l’accent tonique en français n’appartient pas au mot. Il concerne l’ensemble des mots prononcés d’une seule émission d’air (ce que les spécialistes appellent « le groupe phonique »), dont il frappe la dernière syllabe à voyelle prononcée (excluant donc l’e dit muet). Ce qui implique, entre autres, que les mots français puissent selon leur place dans ce groupe phonique, être ou non accentués.
En fait, on peut dire, qu’en français, les mots n’existent, sous la forme connue, qu’à l’écrit : un mot, c’est un paquet de lettres, séparé des autres par un espace, et apprendre à lire, c’est, entre autres, découvrir la notion de mot, inconnu sous cette forme à l’oral. Si cette particularité, propre au français, n’a pas fait l’objet d’un travail approfondi au CP, c’est-à-dire, si on n’a pas permis aux enfants de construire cette notion de mot écrit, ceux-ci restent prisonniers de leur expérience langagière et écrivent ce qu’ils ont l’habitude d’entendre et de prononcer, surtout si, circonstance aggravante, on leur a fait croire lors de l’apprentissage de la lecture, que l’écriture traduit ce qu’on entend.
Et le sens des mots, qu’est-ce que c’est ?
1- Les liens entre le sens des mots et le « réel ».
Comme on pensait évidente la notion de mot, il paraissait aller de soi que c’étaient non seulement des unités composant n’importe quelle langue, mais que ces unités correspondaient aux unités de sens à traduire, les choses, les êtres, les actions, les idées, de l’expérience de tout un chacun. Les mots semblaient ainsi être des « étiquettes » du réel. Et, par voie de conséquence, apprendre une langue étrangère, c’était apprendre les mots de cette langue, ou, si l’on veut, apprendre les nouveaux noms que cette autre langue donne aux choses, aux êtres, à tous les éléments de notre expérience.
Depuis les travaux des linguistes, et notamment d’A.Martinet, on sait que les choses sont très différentes de cette image simpliste. Quand on passe d’une langue à une autre, on découvre que ce ne sont pas les noms des choses qui changent, ce sont souvent les choses elles-mêmes, ou plutôt la manière de les considérer. Si l’on compare, par exemple, les deux mots français qui évoquent le bois, à savoir, BOIS et FORÊT, aux deux mots évoquant la même chose en allemand, WALD et HOLZ, on découvre qu’en réalité ils ne correspondent point terme à terme entre eux. En français, le mot BOIS signifie tantôt la matière (un coffre en bois ) tantôt, une petite forêt (le bois de Vincennes ), le mot FORÊT étant réservé aux grand ensembles d’arbres (la forêt d’Amazonie ), tandis qu’en allemand, le mot WALD désigne n’importe quel ensemble d’arbres, qu’il soit petit ou grand, et le mot HOLZ ne désigne que la matière. Les exemples de ce type sont innombrables, qui amènent à penser que les mots ne sont point des étiquettes d’un réel identique pour tous, mais bien un facteur de structuration du réel.
2- Le mot est-il quand même une unité de sens ?
Tout énoncé, oral ou écrit, véhicule du sens (y compris le non-sens, bien entendu !). Comme tout énoncé écrit est constitué de mots, on a longtemps cru que le mot était, en quelque sorte, la plus petite partie du sens véhiculé. A.Martinet (1967), dans un ouvrage célèbre, analyse les deux mots suivants : « nous) courons » et « nous courions » où il démontre aisément que ces deux mots ne peuvent en aucun cas être considérés comme des unités de signification : le premier contient au moins deux unités significatives, l’idée de « courir » et l’idée de « nous » ; quant au second, il ajoute sous la forme du “i”, l’idée d’imparfait. Ce qui induit à penser que « (nous) courons »a même une troisième unité de sens qui est l’idée de présent. Un seul mot peut donc contenir plusieurs unités de signification ; à l’inverse, le groupe de mots « pomme de terre », pourtant composé de trois « mots » ne présente qu’une seule unité significative, dans la mesure où l’on ne peut considérer qu’il s’agit d’une pomme qui pousserait dans la terre ! Le mot n’est donc pas du tout une unité linguistique significative et A.Martinet propose de nommer « monème », ces petits morceaux de signification, parfois plus petits que les mots, parfois plus grands, et qui ne coïncident jamais avec le mot tel que nous le connaissons. Précisons que cette caractéristique est un des nombreux problèmes auxquels se heurtent les auteurs de dictionnaires ; d’un dictionnaire à l’autre, les entrées, pour des expressions semblables, ne sont pas toujours les mêmes : il est très intéressant de faire découvrir ce type de divergences aux élèves dès que possible.
3- Sens et signification des mots.
Ce qu’on appelle le « réel », ce n’est donc pas seulement le référent auquel renvoient les mots. C’est aussi la situation de communication dans laquelle s’inscrit l’échange de paroles. Or, les données de la situation peuvent influer considérablement sur le sens des mots : lorsque la maman qualifie son bébé de « sale petit monstre », la signification du message est sensiblement différente de celle que ces mots ont en d’autres circonstances. C’est pourquoi, il est impossible de définir le sens d’un texte oral ou écrit, indépendamment des conditions de sa production. D’où l’importance de toujours travailler sur des discours (productions langagières insérées dans une situation de communication repérable) et non sur des textes (dont la situation de production n’est pas repérable, soit parce qu’elle n’existe pas — texte inventé pour des besoins pédagogiques — soit parce qu’il s’agit d’un extrait coupé de son contexte situationnel).
4- Les deux grands types de référents des mots.
Autre problème, toujours en relation avec le sens des mots, celui des deux sortes de référents possibles, auxquels les mots renvoient : en général, dans la vie quotidienne, le référent, qu’il soit construit directement comme à l’oral ou à travers le contexte, comme à l’écrit, renvoie à des données de l’expérience, réelle ou imaginaire. Mais il arrive que le référent soit une construction abstraite de l’intelligence, une notion ou un concept : si l’on dit « un chemin » ou « une fée », cela renvoie à une donnée de l’expérience imaginaire ou vécue, mais si je dis « verbe ou « énergie », cela renvoie à des notions qui n’ont rien à voir avec l’expérience, même imaginaire. C’est ce que l’on appelle des « termes scientifiques ». Et l’on conçoit bien que si les notions en question ne sont pas claires dans la tête de l’élève, jamais le sens du mot ne pourra être saisi. On a même aujourd’hui des raisons de penser que, dans ce cas, le mot, s’il est appris avant que la notion ne soit claire, risque d’entraver la construction de cette notion, parce que les enfants se construisent un référent à eux qui occulte le référent scientifique. C’est pourquoi, pédagogiquement, l’acquisition des mots de la première et de la seconde catégorie ne peut se faire de la même manière. Autant on peut dire que, plus les enfants ont acquis de mots, plus les données de leur expérience deviennent fines et précises, — ce sont les mots qui aident à penser... — autant, on doit savoir que pour tout vocabulaire scientifique, les notions doivent précéder les mots, ceux-ci apparaissant ensuite comme les étiquettes de ces notions . C’est sans doute une des explications plausibles aux difficultés des élèves face à ce type de vocabulaire, notamment en grammaire, où il est assuré que les termes grammaticaux sont proposés aux enfants beaucoup trop tôt, et surtout bien avant que les notions qu’ils recouvrent ne soient comprises. On a pu mettre en évidence que la plupart des élèves de 3 ème de collège, après huit années de leçons sur la relation sujet-verbe, ne sont toujours pas capables de dire de quoi il s’agit : ils en sont certes saturés, mais n’ont toujours pas intégré ces notions ! Il est vrai qu’en matière de grammaire, les choses sont encore plus difficiles : on utilise des mots pour parler des mots, du langage pour analyser le langage ; cette épaisseur double, qu’on appelle « métalangage » (langage SUR le langage), pose en plus des difficultés propres à tout langage scientifique, de grosses difficultés d’ordre psychologique .
Les deux grandes sortes de fonctionnement du sens des mots : fonctionnement déïctique et fonctionnement intralinguistique.
Précisément, la relation qui unit le mot et l’image mentale qu’il doit produire, dans un contexte donné, n’est pas toujours la même : dans certains cas, elle est directement liée aux repérages de l’expérience, comme cela se passe dans la conversation quotidienne, quand on dit « prends un crayon » ou « passe -moi le sel ». C’est ce qu’on appelle fonctionnement déïctique, (d’un mot grec qui veut dire montrer) ; et c’est le fonctionnement auquel les enfants sont habitués puisque c’est en gros le fonctionnement de l’oral. Mais dès qu’on est en train de lire, les choses sont différentes : le sens des mots ne s’impose pas de lui-même ; il dépend du contexte : le mot « masse » ne sera pas compris de la même manière, s’il est rencontré dans un ouvrage d’électricité, dans un roman de Zola, dans un récit du Moyen-Âge ou s’il est suivi de l’adjectif « spécifique ». On parle alors de fonctionnement intralinguistique ou contextuel et c’est du reste une des plus grosses difficultés de l’apprentissage de la lecture.
On pourrait formaliser cette différence ainsi :
(ici le schéma, voir version pdf)
Sens propre, sens figuré ?
Tout ce qui a été dit plus haut permet de penser qu’en tant que tel, un mot ne saurait avoir un sens, mais bien une multiplicité de sens possibles, dépendant des divers contextes où il se trouve. Si bien qu’on ne peut plus parler aujourd’hui de sens dit « propre », par opposition à des sens qui seraient « figurés », emplois métaphoriques, poétiques ou humoristiques du mot : pour reprendre un exemple déjà cité, quel pourrait être le sens propre du mot « masse » ? Et peut-on dire que, dans l’expression du langage « jeune » : « Ce mec est salement à la masse », le mot serait utilisé dans un sens figuré ? Absurde, bien sûr ! En réalité, les mots ont des emplois divers, correspondant à des codages sociaux divers, choisis en fonction de projets divers de communication, et dont on ne peut rendre compte qu’en relation avec ces projets de communication. C’est dans cette direction qu’il importe de travailler en classe.
Comprendre le sens d’un mot, qu’est-ce que ça veut dire ? Dénotation et connotation.
Chacun sait que les mots ont en général, à côté des significations recensées dans le dictionnaire, des pouvoirs d’évocation qui ne sont pas cités dans les dictionnaires, et qui semblent bien appartenir à des groupes culturels ou familiaux : ainsi le blanc évoque-t-il pour les uns, la mort et le deuil, pour les autres, l’innocence et la pureté ; le rouge, peut être symbole de vie, de drame, de vin, selon les personnes et les cultures etc. Nous avons tous, dans nos réservoirs langagiers, des termes qui sont pour nous seuls chargés de significations particulières, liées à notre expérience ou à nos savoirs. Ce pouvoir d’évocation « en plus », liées à des habitudes de pensée, à des vécus communs à un groupe familial, religieux ou ethnique, c’est ce que les chercheurs ont proposé d’appeler « pouvoir de connotation », reprenant, dans une autre acception, un terme emprunté à la philosophie et à la logique. Ce pouvoir de connotation s’ajoute (et parfois s’oppose) à celui de dénotation qui est le signifié objectif, présenté par les dictionnaires.
"Nous appellerons dénotatif, le sens qui intervient dans le mécanisme référentiel, c’est-à-dire l’ensemble des informations que véhicule une unité linguistique, et qui permettent d’entrer en relation avec un objet extralinguistique, au cours des processus de dénomination et d’identification du référent. Toutes les informations subsidiaires seront dites connotatives."
C.Kerbrat-Orecchioni (In La Connotation, Ed . PU Lyon 1977 page15)
Cette distinction est très importante à éclairer pour les enfants, pour toutes sortes de raisons : d’abord par ce qu’elle fonctionne énormément dans notre environnement actuel, presse et publicité ; ensuite, parce qu’une bonne partie des textes littéraires contemporains ou récents, poésie et prose, repose sur le pouvoir de connotation du vocabulaire. C’est souvent, parce que les élèves n’ont appris que la dénotation, qu’ils ont tant de mal à entrer dans la littérature actuelle, notamment poétique.