Or, rien n’est moins sûr.
Une des caractéristiques particulières de la langue française est que les lettres, les plus importantes pour la compréhension des mots et des messages auxquels ils appartiennent, sont des lettres qui ne se prononcent pas, soit en finale, soit dans le corps des mots : chante et chantent ; pois et poids etc.
C’est à Robert Estienne que nous devons en partie cette particularité, grâce à une initiative, assez affreuse socialement (« l’orthographe doit distinguer les honnêtes gens des ignorants et des simples femmes » !!), mais géniale linguistiquement. Sans le vouloir (et sans doute, sans le savoir) il avait eu l’intuition remarquable de la profonde différence de fonctionnement entre la langue de l’oral (faite de signes sonores, perçus par l’oreille) et celle de l’écrit (faite de signes visibles, perçus par les yeux). C’est ainsi que dans ses principes sur l’orthographe, il souhaite, entre autres, que soient distingués par l’écriture les sens différents d’un même mot : les exemples sont nombreux : dessin et dessein, exaucer et exhausser etc.
Et, contrairement à ce qui se dit en général sur ce point, c’est une excellente idée favorisant au plus haut point la lecture et la compréhension visuelle directe.
Du coup, ces propositions ont confirmé une relative indépendance des formes, orale et écrite du français ; relative, bien entendu, mais réelle tout de même : j’entends le même « son » (phonème) dans opticien et dans obtenir ; et je ne vois pas la même lettre…
Cette indépendance relative est encore renforcée par le fait que les mots ne se prononcent pas du tout de la même manière d’un endroit à un autre de la Francophonie ; d’où l’absurdité de vouloir « simplifier » l’orthographe en la rapprochant de la prononciation… La prononciation de qui ? Des Québécois ? des Strabourgeois ? des Antillais ? La notion de prononciation standard est absurde : même à Paris, elle n’existe pas.
Tout ceci entraîne deux conséquences à propos de la syllabe.
* Si elle a une incontestable réalité articulatoire, à l’oral (mais à l’oral seulement), cette réalité n’a rien de stable :
1) Le nombre de syllabes d’un mot n’est pas le même d’une région à une autre et même d’un moment à un autre pour un même sujet parlant : un Parisien dira « il y a une fenêtre d’ouverte » en prononçant le mot « fenêtre » avec deux syllabes : [fenètr] ; mais il dira aussi : « ferme la fenêtre », avec une seul syllabe : [fnètr], là où le Toulousain en prononcera trois ! Difficile, dans ces conditions de s’appuyer sur la syllabe pour identifier un mot, sauf à appauvrir le vocabulaire en limitant le choix aux rares mots qui se prononcent de la même manière partout…
2) On ne trouve pas de syllabes écrites en français. Pour les trouver, il faut passer par la prononciation du mot, qui elle-même exige que le mot soit compris pour être prononcé.
Soient les deux mots : Panier Pantin
Comment savoir quel statut il faut donner à la lettre « n » dans chacun de ces mots ? Doit-on rattacher cette lettre au « a » qui la précède, ou au « i » qui suit ? Selon quel critère ? Où faire le partage des deux syllabes qui les constituent ?
Il est clair que seule la compréhension permet de faire ce travail dont, au surplus, on ne voit guère l’intérêt !
Certaines traditions sont même sur ce point assez nocives : faire croire, par exemple, que dans les mots à doubles consonnes, comme poisson, il faudrait couper le mot en fin de ligne de la façon suivante pois-son, est une contre-vérité : les deux syllabes de ce mot sont évidemment poi-sson.
Pire, les collègues savent bien que si l’on demande à un enfant de CP de couper le mot ALAIN en syllabes, cela donnera à coup sûr, surtout si le tableau des syllabes est affiché : A/LA/IN
En fait, ceci confirme que le français écrit n’est pas vraiment une langue syllabique, contrairement à d’autres, le japonais, par exemple.Du reste, les phonéticiens ont beaucoup de mal à lui trouver une réalité linguistique, même à l’oral.
Travailler sur elle au cycle 2, c’est mettre les enfants en présence d’un objet totalement abstrait, et donc fort difficile.
De plus, faire travailler sur des syllabes artificielles est une pratique fort dangereuse, notamment pour l’orthographe. En effet, même si l’on annonce aux enfants que les syllabes à lire n’ont aucun sens (ce qui, déjà est curieux quand on songe qu’apprendre à lire, c’est apprendre à comprendre !), on ne peut empêcher un enfant qui lit la syllabe « bo » de penser au mot « beau » qu’il a entendu et qu’il connaît. Il va ainsi mémoriser une relation « image graphique / signifié » qui le détourne de l’orthographe du mot, et le conduit à l’écrire avec des erreurs.
La conclusion de tout ceci, c’est que la syllabe n’a pas grand-chose à faire dans l’apprentissage de la lecture en français.
Depuis que mon équipe et moi, nous avons fait ce constat, nous avons travaillé avec les enfants de cycle 2, en supprimant purement et simplement le passage par la syllabe dans leur apprentissage de la lecture. Depuis trente ans que nous travaillons ainsi, nous constatons chaque jour à quel point ce passage par la syllabe était un détour inutile. Inutile et même dangereux, car, la vraie difficulté pour les petits qui apprennent à lire, est ailleurs ; c’est de savoir que l’ordre des lettres est pertinent1. Or, le passage par la syllabe fait oublier cette donnée.
En fait, la démarche efficace, consiste :
• à faire découvrir d’abord la notion de mot écrit, dont on sait qu’elle est fort différente decelle de mot oral, et donc que les enfants n’en ont aucune connaissance tant qu’ils ne savent pas lire. Quand j’entends : le ciel est bleu, je n’entends qu’un seul mot, et rien ne peut laisser supposer qu’il y a plusieurs « paquets de lettres » (selon la jolie formule d’un petit de CP), ni comment ils sont séparés. C’est une fameuse découverte pour un petit.
• puis, de leur faire découvrir que les mots sont composés de lettres, dont le nombre et l’ordre sont des propriétés essentielles. Ce sera possible, notamment, grâce à des comparaisons d’anagrammes, qui constituent le meilleur moyen de faire découvrir le rôle de l’ordre des lettres dans la signification et l’identification des mots.
Cette démarche a aussi pour avantage de favoriser l’exploration beaucoup plus précise de l’orthographe, et de favoriser la construction d’un « regard orthographique » des mots, condition nécessaire à la compréhension et à l’acquisition du système orthographique français.
Décidément, la syllabique n’a vraiment rien d’automatique, parlez-en à votre instit, et surtout à votre ministre !
Eveline Charmeux. Février 2006