Enseigner le français avec Eveline Charmeux.

Existe-t-il un français de référence ?

Communication d'Éveline Charmeux, professeur honoraire, IUFM Toulouse, ex-enseignant -chercheur à l'INRP Paris

publiée pour les Actes du Colloque de Bruxelles sur : Le français de référence et la didactique du français langue maternelle

0. Introduction

Je dois, avant tout, présenter, à mes collègues présents au Colloque, toutes mes excuses de ne pouvoir leur proposer qu’une communication écrite: des problèmes insolubles ne m’ont pas permis, à mon très grand regret, de participer directement à ces travaux.  Mais, peut-être, tout le travail que nous avons mené, mon équipe et moi, dans les classes et à l’INRP, aux côtés d’H. Romian, sur un thème proche de celui du colloque, pourra-t-il apporter une petite pierre utile à l’édifice construit ici…
Nous avons, en effet, travaillé pendant environ cinq ans, entre 1984 et 1989 sur les problèmes de normes et de variations du langage et leurs conséquences didactiques et pédagogiques. Les conclusions de ces travaux peuvent être consultées dans le rapport officiel, intitulé “Didactique du français et Recherche-action” (INRP, Collection Rapports de Recherche 1989, n°2). J’ai moi-même publié une version grand public de ce rapport aux Éditions Milan de Toulouse, sous le titre : “Le ‘bon’ français … et les autres”. Depuis dix ans, la recherche s’est poursuivie hors de l’INRP, — retraite oblige! — dans des classes avec une équipe de collègues à Agen. Ce travail a aujourd’hui un aboutissement concret, sous la forme d’un ouvrage de didactique de la grammaire, et d’un outil pédagogique, dont la publication est à venir.

1. Le travail du groupe VARIA à l’INRP

Les premières conclusions de nos travaux portaient sur un certain nombre de points essentiels :

* La langue est un lieu de variations, dont les facteurs sont nombreux et complexes, à la fois externes et objectifs, comme le lieu, l’époque, les données sociales; et subjectifs, comme les enjeux de la communication, les représentations que le locuteur a de lui-même, de l’autre et de l’image que l’autre doit avoir de lui-même.
Ces variations apparaissent en opposition avec ce qu’on peut appeler le “code commun” assurant l’unité de la langue, réalité structurale, composée aux différents niveaux de structuration linguistique des éléments linguistiques communs aux membres d’une communauté : oppositions phonologiques, règles syntagmatiques, telles la place de l’article par exemple, (F. François 1980). Il importe toutefois de le distinguer du “code dominant”, apanage des couches culturellement hégémoniques (Marcellesi 1976), qui prétendent connaître et imposer des règles, non fonctionnelles du point de vue de la communication (emploi de l’imparfait du subjonctif par exemple), et dont la véritable fonction est d’être une marque de reconnaissance sociale. Précisons qu’on observe, dans les pratiques langagières de chacun, bien d’autres codes, plus ou moins dominants ou dominés.

* Ces variations ne sauraient être qualifiées de “niveaux de langue” — formule peu scientifique, qui camoufle mal les jugements portés d’abord sur des personnes, bien avant de l’être sur des faits de langue (en matière de langue, rien n’est bas, ni haut!). En fait, la sévérité des jugements linguistiques est la conséquence directe d’un à-priori négatif à l’égard du niveau social, considéré comme marque d’infériorité intellectuelle. Aussi est-on en droit de penser que le purisme langagier n’est qu’une forme sournoise et dangereuse de racisme social.

* Elles ne peuvent pas non plus être qualifiées de “registres de langue” liés aux situations de communication, comme on le pensait dans les années 70, à l’époque du Plan de Rénovation de l’Enseignement du Français à l’École Élémentaire.  Confirmant les travaux de F. François (1976), nous avons pu mettre en évidence la part fort importante de la subjectivité et des représentations des locuteurs dans les choix langagiers, ce qui exclut toute description mécaniste des relations entre les choix langagiers et les situations de communication. On sait depuis les travaux de Searle, Austin, Bakhtine et Volochinov, et tout le courant de la pragmatique, que la conception linguistique de la communication, comme simple échange d’informations entre des partenaires interchangeables, est devenue obsolète. Toute communication est, en réalité, interaction entre des êtres sociaux qui ont chacun des projets d’action sur l’autre et dont les discours ne sont que des moyens efficaces ou non de réaliser ces projets. Il s’agit donc de codages, — et non de règles appliquées — largement repris d’énoncés antérieurs, ou de fragments d’énoncés circulant dans la société, lesquels peuvent être surdéterminés politiquement, idéologiquement, symboliquement et jouer ainsi un rôle important dans l’interaction. Les conditions dans lesquelles ces citations sont reconnues et interprétées par le partenaire de la communication (ce qu’on appelle l’intertexte) constituent un facteur essentiel de la compréhension.

* Il s’agit donc en fait de variations sociolinguistiques, et donc de normes, plurielles certes, mais de normes auxquelles on peut se soumettre ou désobéir, en fonction de ses projets et des enjeux de la communication.
De tels constats, corroborés par d’autres nombreux travaux de Recherche, nous ont conduits à remettre profondément en question la notion de “maîtrise de la langue”, et donc les principes fondamentaux de son enseignement. La notion de “français de référence” apparaît dès lors fortement secouée, et ses contenus profondément modifiés, par rapport, à ceux du “français standard”. Certes, la notion conserve son importance, car elle doit répondre à la question fondamentale: quel français enseigner? On s’en doute, la réponse est dans le pluriel!
Ceci étant dit, il reste à définir ce pluriel, et à répondre au “comment?” qui ne manquera pas de surgir.

2.       Quels français enseigner?

À partir d’un schéma de la communication que l’on peut, dès lors, représenter ainsi :


photo


 

Tout acte de parole peut être explicité à l’aide du schéma suivant :

photo

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

qui permet de définir les grandes orientations d’une didactique efficace de la langue.
* La première remarque, qu’appelle ce schéma, est une conception assez nouvelle du “réservoir langagier”.

Traditionnellement, on pensait que ce réservoir devait ressembler à un dictionnaire, d’où les efforts scolaires pour enrichir le vocabulaire des élèves, afin qu’il se rapproche le plus possible du Littré, ou du Larousse en cinq volumes… Les travaux évoqués plus haut rappellent que nous ne possédons en nous aucun dictionnaire, mais que notre réservoir est en réalité un amas confus et désordonné de bouts de textes rencontrés, appris, refusés, mal mémorisés, associés pour chacun à des situations diverses, le plus souvent chargées affectivement de manière positive ou non, ce qui ajoute à ces bouts de textes des effets de connotation pouvant en modifier les significations. On comprend, dès lors, que l’enrichissement de ce réservoir pour les élèves, ne puisse s’effectuer par du vocabulaire, acquis en tant que tel, mais bien par des productions langagières, des textes lus de plus en plus nombreux, des discussions sur ces lectures, et des échanges aussi divers que possible, présentant des enjeux et des partenaires différents.

Le travail en lecture et en production d’écrits se trouve ainsi fortement remis en question.

* La seconde remarque concerne précisément les situations de productions langagières, orales ou écrites.

Si l’on veut mettre en application ce schéma, il faut rejeter toutes sortes de pratiques courantes, comme la rédaction, la leçon d’élocution, la leçon de lecture : ces pratiques ont en commun le fait qu’elles n’ont aucune autre finalité qu’elles-mêmes, qu’elles sont hors situation, donc sans partenaires, sans enjeux, sans projet d’action. Où les enfants pourraient-ils ainsi, apprendre à fonctionnaliser leurs codages, s’il n’y a aucune fonctionnalité à produire? Il faut donc en classe lire parce qu’on en a besoin, (et non parce que c’est le moment de la leçon de lecture !), et écrire pour agir sur des partenaires réels, situés dans l’espace et dans le temps, avec des enjeux repérables. Ce qui n’empêche pas de travailler à développer les compétences que ces activités requièrent, mais en dehors d’elles, bien évidemment.

* La troisième remarque concerne les critères d’évaluation de ces productions : si l’on a communiqué oralement ou par écrit, en situation fonctionnelle, l’évaluation ne peut porter que sur l’efficacité de cette communication… Les manquements au fonctionnement linguistique, orthographe comprise, ne sont à rectifier qu’en tant qu’éléments perturbateurs de la communication, et surtout pas pour des raisons de bienséance ou de respect prétendument dû à la langue. La langue ne mérite en tant que telle aucun respect particulier : ce sont les personnes à qui le message est destiné qui doivent être l’objet d’un respect constant ; orthographier convenablement n’est rien d’autre qu’une marque de courtoisie à l’égard du lecteur. Si l’on présentait ainsi les choses à l’école, les résultats s’en ressentiraient : nous l’avons vérifié dans nos classes.

* La dernière remarque enfin porte sur la réponse à la question posée en titre de ce paragraphe : le français à enseigner, c’est le plus grand nombre possible de variations, bien situées par rapport aux facteurs externes ou internes qui ont provoqué leur choix, mais sans jamais rigidifier quoi que ce soit dans ce domaine : toute règle est faite pour être suivie ou non, en fonction des besoins de la communication.  On a toujours le droit de désobéir : la désobéissance est la première marque de la liberté. Sans ce droit, l’obéissance peut être considérée comme immorale.

3.  Quels modèles de didactique du français langue maternelle, et comment travailler en classe ?

Nous avons commencé, naturellement, par une recherche sur les représentations que les enseignants ont de l’enseignement du français. Notre hypothèse préalable était que nous devrions dégager trois modèles pédagogiques : un modèle normatif se référant à la norme du bon usage ; un modèle sans aucune norme autre que l’expression personnelle, et un modèle acceptant des normes plurielles.
En fait, ce sont quatre modèles qui sont apparus :
* Un modèle effectivement normatif, pour qui la langue française est conçue comme un ensemble homogène et pur, rejetant la notion même de variations, au profit d’un “bon” usage, tiré d’un code dominant, et excluant tout emprunt aux langues régionales ou étrangères, tout terme technique, tout usage populaire ou grossier, etc.  Ce modèle, hélas, semble bien assez majoritaire en France ! La normativité éperdue instaurée par la Révolution Française de 1789, et encore aggravée par l’école de Jules Ferry, pèse encore très lourd sur les mentalités des parents comme des enseignants. Un exemple des plus récents: nous avons reçu, ces jours-ci une lettre indignée de parents d’enfants de CP (1ère année d’école primaire) parce que, dans une petite piécette proposée en lecture aux élèves, un personnage affirme : “J’en peux plus”…(et non le “je n’en peux plus” qu’exigerait le bon usage selon eux).  Voilà un bel exemple de surnorme, reposant, comme toujours, sur l’ignorance, ici du fonctionnement de la négation en français.
* Un modèle sans normes, qu’on peut nommer “a-normatif”, fort répandu dans les petites classes, où l’essentiel, pour l’enseignant est que les enfants s’expriment, peu importe comment, pourvu que ce soit spontané et, selon leur formule, sincère ! Curieusement, ce modèle tend à disparaître dès l’école primaire, où les formes surnormées apparaissent massivement à travers toutes sortes d’interdictions et obligations : interdiction du “on”, interdiction du verbe “faire”, présence obligatoire du “ne” pour toutes les structures négatives, qu’elles soient orales ou écrites, dans les dialogues et bulles de BD, comme dans les récits.
* Quant au modèle “pluri”, que nous pensions clair et homogène, nous avons rapidement découvert qu’il n’en était rien. En fait, la plupart des enseignants admettant des normes plurielles, sont apparus tout aussi normatifs que les premiers nommés : chez eux, la pluralité était certes admise, mais elle fonctionnait de façon mécaniste, à la manière des registres de langue évoqués plus haut. Chez d’autres, au contraire, la signification des discours, lus et produits, incluait les données internes de la communication.  C’est ce qui nous a conduits à distinguer deux modèles “pluri”:
- un modèle que nous avons nommé “plurinormatif”, (normatifs au pluriel!), avec des enseignants admettant la pluralité des normes du français, mais les enseignant de façon prescriptive, comme autant de registres rigides affectés chacun à des situations bien précisées ;
- un modèle que nous avons appelé: “plurinormaliste”, pour qui la maîtrise de la langue n’est point maîtrise d’une bonne langue — fût-elle plurielle —, mais celle de choix, conscients et voulus, parmi des formulations très diverses, à utiliser en fonction des enjeux de la situation de communication.
Seul ce dernier modèle nous semble de nature à aider les élèves à véritablement maîtriser la langue. Il reste à en préciser les composantes concrètes.

4. Une didactique plurinormaliste de la langue : quelles pratiques d’enseignement, pour quels apprentissages ?

Un tel modèle implique un certain nombre de modifications dans les pratiques, et une profonde remise en question des mentalités et des réflexes scolaires, et familiaux :

* D’abord, adopter une certaine politique langagière en général, prenant en compte les variétés socio-ethniques, socio-régionales et socioculturelles des enfants.  Prendre en compte, cela veut dire, ne pas qualifier de faute une formulation apparemment déviante, héritée de l’environnement des enfants, et surtout ne pas la reprendre pour la corriger. Cela veut dire aussi provoquer en classe des prises de conscience des différences, et mettre en place des activités de comparaison des formulations, sans aucun jugement de valeur. Il s’agit simplement de constats, à mettre en relation avec les facteurs de variation concernés : pays francophones différents de la France, particularités régionales, accents liés au pays d’origine, ou au fait que le français n’est pas la langue maternelle pour certains élèves par exemple. Il faudrait peut-être finir par admettre qu’il n’y a rien de répréhensible à avoir l’accent allemand ou italien quand on parle français : l’essentiel est dans les enjeux de la communication.  Pour celui qui veut qu’on sache bien qu’il est anglais ou espagnol, parler français avec l’accent de son pays d’origine est parfaitement légitime. On ne doit faire disparaître cet accent, que si l’on tient à passer pour un Français … Il n’y a pas de prononciation correcte, et l’on peut affirmer ici que le Traité de Phonétique Corrective de Léon (1) , sur lequel nous avons tous plus ou moins planché, a fait beaucoup de mal dans les mentalités!
Ces constats et ces comparaisons, toujours menés avec le plaisir de la découverte et la jubilation qu’entraîne le fait de mieux comprendre le fonctionnement de notre outil de communication dans sa diversité, ont aussi pour effet, chez les enfants non francophones de naissance, de valoriser leur langue maternelle et de leur faire découvrir le plaisir des différences. S’ils ont appris à aimer les différences de langue, peut-être aimeront-ils plus facilement les différences de personnes : où l’on voit que la pédagogie mène souvent plus loin qu’on ne le pense de prime abord !

* Cette politique langagière a pour conséquence, entre autres avantages, de favoriser l’installation chez tous les élèves, notamment les plus mal lotis socialement, d’un sentiment de sécurité linguistique et langagière, dont on sait aujourd’hui qu’il est le facteur n°1 de la réussite scolaire et sociale. Oser parler, parce qu’on sait qu’on ne sera pas jugé et que, au contraire, tout sera fait pour qu’on progresse dans la connaissance et la maîtrise de la langue, sous ses divers aspects, est un puissant facteur d’équilibration de soi et d’installation d’une confiance en ses possibilités, qui mènent à la réussite, à l’école comme dans la société.

* Une telle politique langagière est inséparable d’une certaine conception de l’apprentissage. C’est la théorie constructiviste qui est seule en cohérence avec ces données linguistiques. Il s’agit donc de proposer aux élèves, non des savoirs pré-construits à mémoriser, mais des situations problèmes, à explorer en groupes, pour effectuer des constats à ériger en règles, toujours provisoires et jamais généralisables. Le tout, bien sûr, dans un souci de clarté cognitive, et d’implication personnelle des élèves dans leur aventure pédagogique.

Voir en complément le document de la page : faireclasse.html

5. Une conclusion à la fois ouverte et ouvrante…

Deux constats s’imposent ici :
* d’une part, le français de référence ne peut exister qu’au pluriel, en relation étroite avec les variations et les facteurs, notamment sociaux, qui les provoquent. Mais comme on ne peut pas tout voir, ni dans l’espace de la Francophonie, ni dans le temps, cela signifie que l’enseignement du français reste toujours ouvert, jamais terminé : quel que soit le niveau de culture d’un sujet francophone, il reste toujours des aspects de la langue française qu’il ne connaît pas. Cela signifie aussi qu’aucun enseignant n’enseigne LE français, mais SON français ; qu’il doit le savoir et le dire, faute de quoi l'on trompe évidemment les élèves.
* d’autre part, on a, une fois de plus, la preuve qu’on ne peut parler d’un domaine pédagogique, si précis ou si technique qu’il soit, sans être obligatoirement conduit à embrasser l’ensemble des problèmes d’éducation.

Il n’y a pas de pédagogie innocente.

Éduquer, c’est mettre en jeu un système, dont tous les éléments sont solidaires : contenus démarches, idéologie, morale, tout est lié, et si je change un élément, tous les autres sont à revoir. Grand-papa Saussure avait dit cela fort bien. Je ne suis pas sûre que la formation des enseignants, en France en tout cas, prenne en compte cette analyse.
Je formule le vœu que ces propos présentent aux yeux de mes collègues un peu d’intérêt, et que, pour leur modeste part, ils contribuent à la réussite d’un Colloque, que je souhaite à tous riche et positif.

Éveline Charmeux
professeur honoraire IUFM Toulouse
ex-enseignant-chercheur à l’INRP Paris

haut de page

 

About Us | Site Map | Privacy Policy | Contact Us | ©2003 Company Name