La langue française, comment ça marche ?
Règles de grammaire ou maîtrise de la langue ? article d'avril 2006.
Où il apparaît que la nouvelle croisade du ministre est peut-être plus dangereuse encore que la première.
Explications
Il faut savoir, pour comprendre la situation, que les programmes de 2002, prenant en compte les travaux de nombreux chercheurs en didactique du français, ont proposé de remplacer le terme de « grammaire », par la formule « observation réfléchie de la langue ».
Ce remplacement de terme n’est pas une simple question de vocabulaire. Il s’agissait en fait de redonner à l’enseignement des « savoirs sur la langue » toute sa valeur formatrice, pour le placer au cœur du dispositif d’aide à la maîtrise de la langue, objectif fondamental de l’enseignement du français, langue maternelle.
Il faut reconnaître, en effet, que les habitudes scolaires sur ce point n’étaient guère satisfaisantes : à l’ennui profond qu’inspiraient aux élèves les séances de grammaire - il n’est qu’à interroger la première personne venue sur ses souvenirs en ce domaine, pour en être convaincu -, s’ajoutaient les plaintes des enseignants, du primaire comme du collège, devant le peu de retombées de cet enseignement sur les performances langagières, orales ou écrites, de leurs élèves.
Pourquoi ?
D’abord, parce que le principe même de l’enseignement de la grammaire, le même depuis la grammaire de Lhomond et celle de Port Royal, est d’enseigner des règles à appliquer dont la légitimité est nulle. Aucune instance ne les a posées, ne les a écrites : rien de commun avec les lois qui régissent notre vie sociale. Celles-ci sont écrites ; elles sont le résultat du travail de personnes élues pour cela, dont je peux vérifier la légitimité.Ce n’est pas du tout le cas des règles de grammaire, ou d’orthographe. La langue française, comme toute autre langue, est un fait social, vivant sa propre vie, qui fonctionne pour permettre la communication orale et écrite, de manière du reste assez différente d’une époque à l’autre, et cela sous des influences diverses qui n’ont rien à voir avec la volonté des uns ou des autres.
Pour pouvoir utiliser cet outil, il va de soi qu’il faut l’observer et étudier comment il fonctionne. Exactement comme tout autre fait social, ou naturel, qui, tous, relèvent des sciences d’observation. Aucun enseignant de sciences n’enseigne les « règles » de la botanique. Il fait observer les plantes, prélever des échantillons, essayer de les classer en recherchant des critères permettant ce classement ; il fait pratiquer des observations dans l’espace et dans le temps, afin de comprendre les lois de leur survie, les causes de leurs maladies et de leur mort, et comment elles ont évolué.
Maîtriser la langue que l’on parle, cela implique pareillement que l’on ait compris comment fonctionnent les productions langagières, à quelles conditions elles permettent la communication, quelles sont les causes de leurs échecs, comment elles sont reçues dans la société, et comment elles sont produites.
On voit que les règles sont alors des règles de fonctionnement, qu’elles répondent à la question :
« comment ça marche ? », et n’ont rien à voir avec des règles prescriptives à appliquer.
D’autre part, des études, menées dans les années 70 et avant dans un grand nombre de classes, avaient fait apparaître que les disciplines qui accompagnent la grammaire, la conjugaison, l’orthographe, le vocabulaire, occupant chaque semaine de longues séances, finissaient par envahir tout l’horaire imparti au français, au point qu’il ne restait plus que quelques minutes par jour pour la production d’écrits et la lecture. Le résultat étant la médiocrité observée des performances dans ces domaines, aussi bien chez les élèves que chez les adultes.
(Il est toujours bon de rappeler que c'est la médiocrité des résultats qui est à l'origine des recherches en pédagogie !)
Les propositions des chercheurs pour remédier à cet état de fait ont donc porté sur une mise en convergence de ces diverses « disciplines », dont l’accumulation devenait un danger pour la maîtrise de la langue. Or, si l’on pratique une observation du fonctionnement des productions langagières, donc des textes, on découvre que ces différentes disciplines ne sont en réalité que des différences de niveaux d’étude et des différences de point de vue. On peut étudier un texte dans son entier, et son fonctionnement en tant que texte, on peut aussi observer le fonctionnement des phrases qui le constituent, des mots qui constituent ces phrases, des marques orthographiques qui permettent de comprendre : Tu me parles de pois ou de poids ? Et d’éviter les contresens, par exemple dans ces vers de Leconte de Lisle :
Et la girafe boit dans les fontaines bleues
Là-bas, sous les dattiers des panthères connus.
Si bien que la grammaire devient alors le prolongement normal de la lecture : lire un texte, c’est découvrir comment on fait pour le comprendre ; et faire de la grammaire, c’est découvrir comment les mots et les phrases qui le constituent ont permis de comprendre ce qu’on en a compris.
De plus, ainsi conçue, l’Observation Réfléchie de la Langue apparaît non seulement comme prolongeant la lecture mais aussi comme la source naturelle de la production d’écrits : les savoirs construits sur le fonctionnement des textes lus peuvent se réinvestir dans la production d’autres textes.
Revenir à l’enseignement des règles, c’est non seulement revenir à des savoirs sans légitimité (à une époque où cette notion de « légitimité » est si revendiquée), c’est aussi proposer des savoirs plus que discutables scientifiquement, truffés de confusions souvent graves et d’inexactitudes inadmissibles. JE mérite-t-il le nom de « pronom » ? Remplace-t-il un nom ? Lequel ? Les ciseaux sont-ils le pluriel de le ciseau ? Le pendule est-il le mari de la pendule ? Doit-on douter de la virilité de la sentinelle, ou des personnalités importantes reçues par le Président de la République, comme le Roi du Maroc ou le Dalaï Lama ?
Confusion entre remplacer et désigner, entre genre et sexe, pluriel et pluralité. Les exemples sont innombrables.
« Mais ce sont des exceptions !», dira-t-on.
Quel charabia est-ce là ?
A-t-on déjà entendu un scientifique parler d’exceptions, et dire que les poissons ont une exception, qui serait les baleines ? Ne sait-on pas qu’aucune règle ne peut avoir d’exception sans cesser d’être une règle ? Il faudrait alors une seconde règle pour savoir quand fonctionne l’exception !
Erreurs manifestes, fautes de logique, définitions incomplètes ou erronées, les règles de grammaire sont un vivier de dangers pour l’esprit.
Et l’on commence alors à entrevoir, dans les croisades du Ministre, comme une cohérence redoutable : en encombrant la mémoire des élèves de formules confuses impossibles à comprendre, en remplaçant la maîtrise de la langue par des récitations de règles fausses, c’est une véritable désinformation que l’on installe dans leur esprit,
Et en enseignant la lecture à partir de syllabes, qui excluent toute intelligence des textes et tout esprit critique, c’est bien le même résultat qu’on peut atteindre...
Parole muselée, enfermée dans des carcans de conformisme, mise au pas de l’intelligence, de la pensée. Vous êtes sûrs que cela ne vous rappelle pas quelque chose ?
E.C. avril 2006.