C’est pourquoi, on peut parler de « noyau dur » à son propos.
Chez nous, ce domaine est traité par une partie de l’enseignement grammatical, qui porte le curieux nom de “conjugaison”.
Pour presque tous les élèves, ce mot signifie d’abord récitation de formes verbales, rangées dans un certain ordre, à l’intérieur d’autres ensembles appelés “temps” et “modes ”, dont les élèves ne savent guère à quoi ils correspondent, et dont a peine à voir le lien éventuel avec les nécessités de la communication orale et écrite. Le choix même de ce mot induit cette direction de travail : conjugaison étymologiquement signifie “réunion” c’est-à-dire, regroupement de formes verbales à mémoriser sous cette forme regroupée.
Or, les formes verbales ne s’utilisent jamais sous cette forme regroupée ; c’est toujours de manière isolée qu’on les rencontre en lecture ou qu’on a à les produire en écriture. Et, précisément, on sait que la mémorisation ne rend disponible ce qui a été mémorisé, que sous la forme où cela a été mémorisé, et l’on peut dès lors aisément comprendre que cette récitation ne puisse donner d’autre pouvoir que celui de réciter le paradigme, sans avoir pour autant d’impact sur l’utilisation de chaque forme verbale.
De plus, à côté de cet aspect “récitation”, se trouve un autre chapitre de grammaire, intitulé “l’emploi des temps et des modes”, souvent associé au premier dans la même leçon — exemple : 1) les formes du passé simple ; 2) l’emploi du passé simple) — sans que les élèves ne voient, la plupart du temps le lien entre ces deux moments.
On comprend mieux ainsi le titre de l’intervention : ce “noyau dur” est à la fois mal traité (puisque objet de mémorisation là où une démarche tout autre s’impose) et maltraité, car, comme nous allons le voir, c’est un domaine truffé d’erreurs, qui rendent encore plus difficile son appropriation par les élèves.
1) Quelles erreurs dans les pratiques courantes d’enseignement de la conjugaison ?
* les critères de classement et les noms donnés aux formes verbales
Les formes verbales sont traditionnellement classées en deux séries de trois personnes, la première est dite “singulier”, la seconde est dite “plurielle. Dans la première série, on observe que la notion de troisième personne est fort discutable : il ne s’agit pas d’une personne, un partenaire de la communication, mais bien plutôt d’une “non-personne”, dont la présence définit essentiellement une forme de texte, qui fut longtemps nommée “récit ” par opposition à ceux qui contiennent des “JE” ou des “TU” que l’on appelait jadis “discours ”(1), et que les specialistes proposent de nommer désormais "formes embrayées de texte" et "formes non embrayées de texte". Il est, en tout cas, tout à fait fâcheux de les mettre sur le même plan.
D’autre part, il est faux de dire que le NOUS serait un pluriel de JE. (il ne peut en avoir !). En réalité, NOUS désigne un ensemble incluant JE , tandis que VOUS exclut ce JE de l’ensemble qu’il désigne. Notons au passage que VOUS est largement aussi souvent une forme du singulier, (forme de politesse) qu’une forme de pluriel.
On a donc tout intérêt à dissocier les formes verbales des énoncés embrayés, JE, TU, NOUS, VOUS, qui marquent ce type d’énoncés (et de la communication en général) et celles des énoncés non embrayés, avec les IL, ILS, ELLE, ELLES et des groupes nominaux sujets pleins, pour les travailler séparément.
* Les fameux pronoms personnels
En relation étroite avec ce qui vient d’être dit, il est essentiel de ne pas donner le même nom aux éléments qui marquent la personne du verbe pour la première catégorie et à ceux de la seconde : si l’on peut qualifier ces derniers de véritables pronoms, se substituant aux groupes nominaux sujets des verbes, il n’en est pas de même pour les quatre autres termes, JE, TU, NOUS, VOUS qui ne sont nullement des substituts. Même s’ils représentent des personnages, ils ne remplacent pas des mots (il ne faut pas confondre remplacer et représenter !) ; ce ne sont donc pas des pronoms et ils ne doivent pas être nommés ainsi. En fait, ce sont uniquement des marqueurs de personnes, 1e et 2e, que l’on peut à peine considérer comme des sujets de verbes : il faut en général recourir à une forme accentuée, comme MOI ou TOI, ou la répéter, quand il s’agit de NOUS ou VOUS, si l’on veut marquer le sujet du verbe. On a pu dire qu’ils jouaient le rôle de “désinence-placée-avant” ou sorte de préfixe, marqueur de personne, à l’instar des désinences verbales des langues comme l’espagnol ou le latin par exemple.
Le terme de pronom personnel semble donc poser plus de difficultés que de clarté, et l’on a intérêt à l’éviter.
* l’étude des valeurs des temps et des modes
Toute production langagière, on le sait, se décompose en deux éléments, un élément “stable”, qu’on appelle le thème = ce dont on parle (généralement traduit par un GN) et un élément “dynamique”, qu’on appelle le prédicat = ce qu’on dit de ce dont on parle (généralement traduit par un verbe) . C’est dire que le verbe est un élément grammatical à double signification : d’une part, son signifié s’inscrit dans une évolution temporelle ; d’autre part, ce même signifié s’inscrit dans une situation de communication langagière, porteuse d’enjeux qui sont ceux du locuteur.
Si bien que le temps traduit par le verbe n’est jamais celui de l’événement évoqué, mais celui que le locuteur a décidé d’exprimer. D’où l’extrême complexité de ce qu’on appelle “la valeur des temps et des modes”, qui n’ont en fait rien à voir avec la distinction présent-passé-futur , même si celle-ci continue à être la première leçon sur le fonctionnement du verbe, régulièrement confondu avec l’action. C’est cette même erreur que l’on retrouve dans les affirmations selon lesquelles le passé simple traduirait des actions brèves, par opposition à l’imparfait, qui traduirait des actions qui durent, exemple : “Il marcha trente jours ; il marcha trente nuits ” (actions brèves s’il en est !).
En réalité tout est affaire d’énonciation, et la valeur d’aspect prime toujours la valeur temporelle.
Autre erreur : celle qui prétend que l’indicatif est le mode des actions certaines, tandis que le subjonctif serait celui des actions dont on doute. Exemple : “je ne crois pas qu’il pleuve aujourd’hui” (en fait, je suis certain que non, et pourtant c’est le subjonctif qui est employé !) <=> “je crois qu’il pleuvra aujourd’hui” (en fait, je n’en suis pas sûr du tout, et pourtant, c’est l’indicatif que l’on utilise ! .Moralité : pas de règle absolue ; et surtout ne pas confondre la notion de mode grammatical — qui n’est en fait qu’un “meuble de rangement”, une armoire dont les temps seraient les tiroirs — avec celle de modalité, laquelle appartient aux problèmes d’énonciation, et qui sera développé plus loin.
* les critères de classement des divers types de verbes : les fameux trois groupes
Ce n’est pas d’aujourd’hui que le classement des verbes français en trois groupes est l’objet de sarcasmes divers. Il faut reconnaître qu’on ne peut guère trouver plus mauvais comme classement : seul le second groupe est à peu près homogène (mais il est presque vide !), les deux autres sont absurdes, le critère (la forme de l’infinitif) étant fort mal choisi. Pourtant, la leçon illustrée en début de page, bien qu'ayant 50 ans d'âge, est toujours enseignée dans les classes, de la même façon malgré le léger vernis moderniste des manuels plus récents,
Les raisons du jugement négatif sur le choix de l’infinitif comme critère de groupement : d’une part c’est la forme du verbe la moins usitée à l’oral et la moins connue des élèves, d’autre part, l’infinitif n’est guère représentatif du fonctionnement des verbes. Nombreux sont les verbes qui se “conjuguent” de façon rigoureusement semblable, à l’exception de l’infinitif : les formes du verbe couvrir sont bâties sur le même modèle que celles du verbe chanter ; à l’opposé, le verbe jeter fonctionne très différemment de chanter. Il faut donc chercher d’autres modes de classement, plus clairs et plus efficaces pour les élèves : les plus intéressants sont ceux que la Linguistique, notamment J.Dubois (1968, pp. 60-70) qui proposait dans les années 70, à partir des bases ou radicaux(1) sur lesquels fonctionnent les verbes, 7 classes de verbes.
Malheureusement, ce classement était effectué à partir des bases « orales », fort peu pédagogiques, et fort difficiles à repérer pour les enfants, et ce, d’autant plus que certaines formes de verbes, parfaitement homophones, ont une orthographe différente : je ferai / je faisais.
C’est pourquoi, on préfère aujourd’hui utiliser la notion de radicaux écrits (R.E.), bien plus faciles à repérer, et essentiels pour l’orthographe.
On obtient ainsi 8 classes de verbes, qui vont du verbe être, seul de son espèce à avoir 11 RE, jusqu’à la huitième classe qui n’a qu’un seul RE et comporte six sous-classes dépendant de leurs infinitifs et de leur participe passé
On peut concevoir une progression qui prenne cette liste par les deux bouts : les deux premières ont des verbes très compliqués, mais très fréquents et donc bien connus des enfants, et la dernière, des verbes très nombreux et faciles (où se retrouvent du reste, des verbes de l’ancien 3ème groupe, présenté donc comme irréguliers et difficiles, alors que leur conjugaison est des plus faciles.
Toutes ces erreurs de l’enseignement traditionnel de la conjugaison permettent de comprendre pourquoi ça marche si mal.
On se rend compte aussi qu’une confusion de domaines aggrave encore les choses : deux domaines apparaissent, qui doivent donc constituer deux apprentissages distincts, aux finalités différentes : apprendre à identifier une forme verbale et apprendre à les utiliser en situation d'expressikon ou de commiunication.
2) Les deux domaines distincts de la « conjugaison »
Apprendre à identifier une forme verbale : ce qu'on désigne habituellement sous le nom barbare de "morphologie verbale".
Rappelons que les paradigmes n’apparaissent jamais en tant que tels ; ils n’existent pas dans la langue : ils sont à reconstruire, à partir des rencontres aléatoires et désordonnées qu’apportent les situations de lecture et d’échanges oraux.
Ainsi, pouvoir identifier des formes comme peignes, suis ou vis, c’est d’abord pouvoir les situer dans l'ensemble du système des formes verbales ; ou, si l’on préfère, savoir les placer dans trois ensembles, ou familles :
* la famille du verbe (dont le nom de famille est l'infinitif) : opération qui est loin d'être évidente pour les enfants : à quelle famille appartiennent “irai”, “va”, “allions”.... pas facile ! Pour les formes proposées, on peut avoir affaire, pour chacun des exemples, à deux verbes : peindre et peigner ; être et suivre ; voir et vivre (rôle du contexte !)
* la personne du verbe. : ici, 2e personne pour peignes quel que soit le verbe; mais 1e ou 2e pour les deux autres formes ; 1e seulement si c’est le verbe être ; 1e ou 2e pour le verbe suivre ;
*le type de paradigme auquel elle appartient : ce qu'on a l'habitude d'appeler le “temps” et le “mode» ; ici on repère des formes d’indicatif ou de subjonctif (impératif impossible à cause du s) pour peignes, indicatif présent pour suit , présent ou passé simple pour vis.
On conçoit aisément que cela n’est pas facile, et demande un travail scolaire, d’observation et de classement très approfondi et très long. Mais on se rend compte aussi que ce travail relève en fait de l’orthographe : il s’agit d’apprendre à interpréter des marques orthographiques, ce qui constitue la première moitié du travail en ce domaine. Notons en plus, que c’est sans doute, la partie la plus difficile et la plus importante de l’orthographe.
Apprendre à utiliser les formes verbales (la syntaxe du verbe), c’est avoir construit trois sortes de savoirs :
1) Avoir découvert et explicité les règles d'apparition de ces formes dans les productions langagières : c'est ce qu'on appelle “connaître la valeur (ou l’emploi) des temps et des modes”.
2) Savoir les utiliser à bon escient dans les situations de communication ;
3) Savoir les écrire convenablement dans les productions écrites, afin qu'elles soient comprises du lecteur.
C'est là un travail de syntaxe et de grammaire textuelle : les temps et les modes ne sauraient être étudiés sur des phrases.
Il apparaît ainsi que, sous ce nom de conjugaison, se cachent, en fait, deux domaines d'enseignement distincts.
- Un domaine qui appartient à l'orthographe, celui de la morphologie des formes (la première opération évoquée) — et qui constitue, on le sait, le domaine des principales difficultés orthographiques des enfants.
- Un domaine qui appartient à la grammaire (surtout textuelle), précisément à la syntaxe, celui de règles d'apparition de ces formes dans les discours.
D'autre part, on observe que ces enseignements ont à se réinvestir dans les deux domaines de l'écrit : en lecture, pour la compréhension des écrits, et en production, pour la compréhension des futurs lecteurs. Notons, au passage, que ce travail sur la morphosyntaxe du verbe concerne essentiellement l'écrit : à l'oral, les formes verbales sont peu nombreuses, fréquemment homophones, et mettent en jeu peu de paradigmes. C'est pourquoi, les enfants ont tant de mal à les assimiler. C'est aussi pourquoi, il ne semble pas très utile de faire, avec les enfants, un travail de comparaison oral-écrit aussi approfondi que certains linguistes ont pu le proposer. Une fois de plus les intérêts de la linguistique et ceux de la didactique divergent quelque peu...
La conjugaison, en tant que telle, doit donc disparaître du travail en classe, au profit d’une décomposition en deux directions distinctes : concernant l’orthographe d’une part et la grammaire d’autre part : tantôt, on travaille l’orthographe des noms et de leurs satellites, tantôt, celle des verbes (reconnaissance et écriture des formes verbales) ; de la même manière, la grammaire doit acquérir un département « syntaxe des verbes », qui correspond à l’emploi des temps et des modes.
1- Précisons ici que, comme les mots “récit” et “discours” ont beaucoup d’autres acceptions qui rendent très confuses les analyses, les spécialistes préfèrent aujourd’hui utiliser d’autres termes pour traduire cette opposition: on parle maintenant d’“énoncés embrayés”, c’est à dire, contenant des embrayeurs (à la place de discours) et d’énoncés non embrayés, (à la place de récit) pour ceux qui n’en contiennent point, en réservant le terme de “récit” aux énoncés non embrayés narratifs . Voir D.Maingueneau Les termes-clés de l’analyse du discours, édition SEUIL (cf. Bibliographie)
2- Ces deux termes, en toute rigueur linguistique, ne sont point synonymes, on le sait, mais, pédagogiquement, la différence n’a que peu d’importance ici.