Laurent Carle : La leçon magistrale de Pennac
Daniel Pennac nous révèle, côté face, qu’un mauvais élève peut devenir un bon prof (1) . Envers de son témoignage : être bon élève facilite l’accès à la profession mais ne donne pas automatiquement une bonne formation pédagogique.
Contrairement au professeur Pennacchioni, ancien cancre ayant vécu la galère scolaire et la honte qui va avec, la majorité des profs anticancres qui enseignent ont connu plus de joies que de peines pendant leurs années d’école. Parfois, pour certains, une difficulté spécifique dans une matière sans que cela ne devienne un obstacle insurmontable. Le futur enseignant parcourt ses années de scolarité dans le petit groupe des cinq bons élèves de sa classe. A ce titre, il développe des relations privilégiées avec ses maîtres auxquels il s’identifie sans le savoir. Il les admire, ils l’apprécient. L’amour magistral est un amour de satisfaction, un amour conditionnel : je t’aime si tu me mets en valeur par tes exploits d’écolier. En retour, quoiqu’il le recherche, le maître sélectif ne reçoit pas toujours un hommage unanime. Il y a souvent des récalcitrants. Le bon élève n’en sait rien et, tout à son plaisir, ne cherche pas à savoir. De ces joies scolaires enfantines resteront, souvenirs élogieux dans les bulletins scolaires, des bonnes notes, des félicitations, des encouragements.
Ce n’est pas le bonheur mais ça y ressemble.
On ne sort pas neutre de cette dépendance récompensée et prolongée. Une respectueuse amitié s’est nouée avec certains maîtres, une passion pour l’enseignement qu’on a reçu, un fort désir de prolonger cette idylle à vie, une vénération sacrée pour l’institution, mais aussi un attachement fidèle et irrationnel aux méthodes du mentor, non discutables. Peut-on penser de nouvelles formes de relation pédagogique sans se libérer de ce passé ?
Pennac, qui n’est pas lié par la loyauté des gagnants, brocarde joyeusement ces attitudes magistrales qui ne lui ont valu que du déshonneur. Pennac prof, ancien exclu de l’intérieur, s’empresse d’aimer sans exclusive, inconditionnellement. S’il aime la culture, il aime encore plus sa transmission. L’important n’est pas le cours lui-même mais le rapport des élèves aux savoirs et leur appropriation. Il aime parler et il a le talent pour se faire entendre. Mais à l’élève qui écoute il préfère l’élève qui agit. C’est pourquoi il le met au centre. Ses élèves le recentrent en retour. Il n’enseigne pas aux élèves, il apprend en mutualité avec eux.
Pour les gagnants, le revers de la médaille d’honneur, c’est de n’avoir pas connu cet envers du décor décrit malicieusement par Pennac. Après les maîtres, on s’est lié aux quatre autres camarades de l’échappée. N’ayant fréquenté ni les mauvais, ni les élèves ordinaires qui rament à longueur d’année, on ne connaît rien de la vie de galère, même par ouie-dire. On ne connaît pas leurs doutes, leurs peurs, leurs angoisses, seulement leur honte au moment du rendu des copies, des bulletins et des commentaires peu flatteurs qu’ils ont subis en cranant comme tout cancre, et tout élève ordinaire, qui « se respecte ». Par l’évitement de l’effort ces recalés ont-ils peut-être mérité leur honte ? Les gagnants se font du métier une idée fort sympathique, germée dans ces rapports flatteurs avec des professeurs qui semblaient si heureux d’échanger avec eux.
C’est pendant ses propres années d’école qu’un futur prof, même celui qui ne le sait pas encore, même celui qui s’orientera vers une autre activité, apprend le métier par imprégnation. C’est aussi pendant ces années de réussite qu’on engrange les dogmes scolastiques de la tradition « formatrice », à travers les attitudes de nos profs. C’est là aussi qu’on accumule bon nombre d’idées reçues et de préjugés. Il y a quelques fausses vérités qui durent. « Il suffirait qu’on leur enseigne et qu’ils écoutent avec attention pour que les élèves s’instruisent. A l’école, on ne réussit bien que dans la souffrance, comme un bon chrétien gagne son salut après la vie ! Chacun pour soi doit travailler seul pour réussir seul, sans tricher ! La coopération est un délit ! Certains élèves ne méritent même pas l’école qu’on leur offre. Ou encore, la note serait à la fois :
- l’évaluation précise et exacte des savoirs acquis, de la valeur personnelle et du mérite de l’élève,
- la motivation qui le fait apprendre,
- la récompense de la soumission aux us et coutumes. »
Pennac, qui a fini par en obtenir des bonnes en fin de course, en fait encore le « juste salaire » du travail d’élève ! Quelle erreur d’intelligence sociale chez un penseur si doué !
Tout prof est un gagnant qui fait carrière là où il a réussi, son statut de bon élève en médaillon sur la couverture de son CV. Il était le bon élève qui travaille bien et apprend bien, il deviendra le bon élève supérieur qui sait tout, le meilleur à vie des classes qu’il fera dos au tableau. Le futur prof bon élève ne connaît de la profession que les bons aspects. Il découvrira avec surprise, dépit ou désespoir que le métier se heurte à l’absence de désir de la majorité d’une classe. Réalité qui s’accompagne de l’impuissance professionnelle acquise avec les savoirs usés transmis par ses anciens profs. Cette impuissance conduit beaucoup de maîtres à s’obstiner à faire la leçon de morale en même temps que la leçon de français pour tenter de faire croire aux potaches que, l’apprentissage étant toujours douloureux, il faut se résigner à l’effort sans plaisir.
Seul, le mauvais élève futur prof – Pennac nous apprend que ça existe – pataugeant dans des flaques de gadoue parmi ses semblables en échec, imagine les éventuelles attitudes magistrales qui permettraient à tous d’apprendre. Le mauvais élève Pennac, futur prof, n’apprend pas le métier par imprégnation mais par invention pour corriger les aberrations qu’il a observées ou subies. Avant d’entrer dans la profession, il est déjà pédagogue. Il ne connaît pas encore les savoir-faire pédagogiques mais, sachant qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre et que celles des profs qui l’ont sermonné, puni et humilié « pour le stimuler » ne permettent pas d’apprendre, il a déjà l’attitude qui permet de les chercher et de les acquérir. Il sait d’intuition que l’école est le lieu commun de tous les enfants de France, de toutes les réussites, qu’elle appartient à tous, que tout le monde peut apprendre, que chacun est éducable, que personne n’est indigne de fréquenter l’école. L’élitisme n’encombrant pas sa pensée, il peut consacrer toute son intelligence à trouver des solutions aux problèmes. Sachant trop bien leurs failles, il n’ira pas chercher plus tard les recettes que lui appliquèrent ses professeurs.
Avoir fait un parcours sans fautes ne forme donc pas les vainqueurs de la compétition scolaire à transmettre sans peine et sans douleur de la connaissance magistrale. Sauf pour ceux qui, parce qu’ils exercent dans une grande école, une université ou un lycée de prestige, peuvent se contenter de faire un cours magistral pour sélectionner ensuite, sans autre forme de procès, l’excellence universitaire est loin d’être une garantie de compétence professionnelle.
Si on enseigne dans un établissement populaire, transmettre de la connaissance ne rime jamais avec sélectionner de l’élite. L’un exclut l’autre. Vouloir marier la carpe et le lapin est la première source de déboire des professeurs de l’Education Nationale, quel que soit leur niveau d’enseignement. Un bon rameur qui n’a connu que la voile entre 5 et 21 ans risque donc de ramer en galère pendant quarante années, s’il ne renonce pas aux dogmes. Il ne s’agit pas de faire table rase des siècles d’histoire et du patrimoine culturel de l’humanité, ni d’oublier les savoirs acquis, mais seulement de se défaire intentionnellement des préjugés, idées carrées et lieux communs qu’on a reçus inconsciemment pendant sa tendre enfance, tandis qu’on s’instruisait. Il s’agit d’ouvrir cette boucle d’interaction dans laquelle ne tournent que des élus. Car, l’institution, plus que de transmettre, a besoin de se perpétuer, éternellement telle qu’en elle-même. Se libérer soi-même est indispensable pour changer l’école dans sa classe.
Certes, Pennac a dû se reconstruire après sa traversée scolaire destructrice. Mais, en contrepartie, pour n’avoir jamais été admis dans le Club des Cinq il n’a pas eu à résister volontairement contre la tentation élitiste, qui dégénère parfois en racisme. Rejeté par le système plus que résistant, il n’a contracté aucune dette scolaire d’enfance. Il n’a donc rien de conforme à rembourser. Libre-penseur libre de pensée, il n’a pas eu à s’engager dans un combat de libération contre une idéologie dont il n’a pas été imprégné. Pour n’avoir pas connu son chagrin, beaucoup n’ont ni sa chance… de cancre, ni le courage de rompre avec l’éducation reçue.
Laurent CARLE (novembre 2007)
(1) Chagrin d’école, Gallimard.