Laurent Carle
Enseigner la lecture et apprendre à lire
Le bruit, le code, l'esprit et la lettre.
L'écrit est-il la transcription des sons de la parole ou la représentation graphique de la pensée ?
Est-il la mémoire de l'oral enregistrée sur papier ou une langue des signes autonome, muette, qui s'adresse à l'œil ?
Un lecteur entend-il ce que son œil perçoit ou pense-t-il ce qu'il voit ?
Les lettres sont-elles porteuses de sons ou de sens ?
De " quel exploit ? " à " quel exploit ! " l'indice de changement de sens n'est-il pas un signe purement idéographique et parfaitement insonore ?
Comprendre un texte, est-ce donner du sens aux bruits que font les lettres qui composent les mots de ce texte ou saisir la pensée écrite dans le silence en s'appuyant sur la place et la fonction des lettres dans le mot et des mots dans la phrase ?
Est-ce identifier les mots par association et combinaison des phonèmes constitutifs de syllabes ou reconnaître ces mots dans leur contexte, la phrase ? Apprendre à lire, est-ce mémoriser par cœur un code de correspondance pour bien déchiffrer ou intégrer dans sa mémoire visuelle les mots découverts par l'usage, pour les reconnaître ultérieurement et les réemployer ?
Un novice entre-t-il dans l'écrit par la voie indirecte ou par la voie directe ?
A-t-on besoin d'une méthode pour apprendre à lire ?
Pour la communauté scientifique - sciences humaines, sciences de l'éducation, neurosciences - comme pour le sens commun, un préjugé fortement ancré dans la tradition scolaire veut que toute acquisition de savoir soit obligatoirement le résultat d'un enseignement, d'un enseignement scolaire bien entendu.
L'élève ne doit rien savoir qui ne lui ait été d'abord enseigné : aphorisme qui n'est jamais passé au crible de la raison ou de la simple observation anthropologique.
Ce truisme s'impose a priori pour l'apprentissage de la lecture bien plus que pour tout autre savoir scolaire.
Il est admis communément que tout apprentissage du savoir-lire passe par l'enseignement de la lecture et que cet enseignement doit se faire par le biais d'une méthode, dite de lecture, en fait méthode d'enseignement.
Par une " bonne " méthode, de préférence.
De plus, la pensée dominante exige que cette méthode soit syllabique et phonique, qu'elle enseigne la lecture à l'unité.
En didactique des langues étrangères ce serait du mot à mot, hors communication. En " lecture " c'est du lettre à lettre, hors signification. Plus précisément et plus abusivement, du bruit de lettre à bruit de lettre.
Envisager que l'apprentissage de la lecture puisse se faire :
· sans méthode "toute faite"
· sans déchiffrage, sans bruit,
· sans découpage de la langue en unités élémentaires, dites de lecture,
· en situation de vraie lecture et de communication écrite,
n'est pas concevable intellectuellement, culturellement et politiquement.
Quand cette hypothèse est avancée la communauté des chercheurs et des théoriciens de la didactique - et l'opinion publique -, enlisés dans la glu d'une tradition intégriste, assimile cette hypothèse à un enseignement par méthode globale.
Pour tous il va de soi qu'un enfant doit suivre un enseignement de lecture à l'unité avant de lire : " apprends d'abord ce que je t'enseigne, tu liras quand tu sauras ! "
Le savoir-lire serait une connaissance qui s'enseigne, une matière d'enseignement avec un corpus qui passerait du maître à l'élève par leçons de lecture programmées.
Par définition, les sciences n'ont pas pour but de reprendre à leur compte les idées reçues pour les valider. Or, les études sur l'apprentissage de la lecture observent toutes l'élève en train d'exécuter les consignes et de suivre les procédures, dites de lecture, préconisées par la méthode commercialisée que le maître de la classe de CP a choisie pour " enseigner la lecture ". L'élève en situation d'apprentissage serait un individu qui, pour parvenir au sens de l'écrit, devrait suivre sur ordonnance un chemin détourné que les didacticiens nomment la " voie indirecte ". Cette voie, la seule scolairement orthodoxe, est devenue l'unique chemin autorisé pour accéder au sens de l'écrit.
Pourtant, si tous les Français ont appris à marcher sans enseignement, le nombre de ceux qui deviennent lecteurs est loin du compte, malgré la massification de la scolarisation en France.
Après avoir affirmé que lire c'est faire ce que l'école consommatrice de méthodes commerciales enseigne, et rien d'autre, la recherche scientifique valide ces comportements enseignés et acquis comme produits d'une évolution biologique spontanée, génétiquement programmée. Cette conception traditionaliste fait des ravages dans la population scolaire, ravages médicalement (idéologiquement) attribués à la " globale ", par des imprécations proférées dans les médias, porte-parole moderne des sorciers de la pensée magique. Imprécations visant un bouc-émissaire que ces sorciers n'ont jamais vu. Aucun docteur n'oserait penser qu'un enfant puisse apprendre à marcher sans marcher, à parler sans parler.
Pour la lecture " ce n'est pas pareil ".
Le marché du manuel scolaire s'impose à la pensée pédagogique.
Pourtant tout un chacun sait bien que l'enfant de 6 ans que l'on soumet à une méthode d'enseignement de la lecture est monté sur une bicyclette avant de savoir rouler, que ce même enfant a appris à marcher en marchant sans jamais suivre un enseignement de la marche à l'aide d'une méthode de marche.
Chacun sait qu'il a appris à parler dans une langue inconnue dont sa mémoire n'était pas équipée, celle de sa mère, sans avoir reçu des leçons de parole, de langage et de langue, simplement en communiquant avec les humains de son entourage. Pour " apprendre " à parler à son bébé quelle mère farfelue lui enseignerait les sons de la langue ? Tout un chacun sait que c'est en lui parlant qu'on apprend à parler à son bébé.
Mais de nos jours la propagande idéologique sert de relais et de camouflage à la publicité commerciale. Après avoir envahi les esprits elle leur fait croire que revenir aux bonnes anciennes méthodes " qui ont fait leurs preuves ", c'est être réformateur tandis qu'aborder la transmission des savoirs sous l'angle de la pédagogie et de la psychologie, c'est être conservateur.
Les idéologues de cette propagande ont inventé un mot nouveau pour stigmatiser les enseignants disposés à accorder à leurs élèves un temps d'apprentissage pendant leurs heures de cours, particulièrement ceux qui partagent le temps scolaire à égalité entre enseignement et apprentissage, ce serait des pédagogistes.
Les clercs, gardiens du temple, hurlent à la trahison.
" On veut transformer l'école en lieu de construction des savoirs. On veut que l'école apprenne à penser au lieu d'exiger la mémorisation par cœur. Penser n'est pas orthodoxe. La récitation est le terreau de notre hégémonie intellectuelle. On veut nous enlever notre monopole, à nous, les hiérarques de l'université ! "
Si l'entreprise " subversive " aboutissait à la construction des savoirs par ceux qui viennent à l'école pour s'instruire, les établissements de distribution et de consommation des savoirs échapperaient à leur sphère d'influence. Cette même propagande cache que 25 % des élèves savent déjà lire à leur entrée au CP , classe définie comme l'année de l'apprentissage de la lecture, que la transmission des savoirs est un va et vient en boucle rétroactive entre apprendre et enseigner, que la meilleure des leçons est celle qui répond à une question et que plus le maître enseigne moins l'élève apprend. La propagande fait croire que l'instruction n'est que le produit d'un enseignement magistral frontal devant un auditoire passif de consommateurs. On s'étonne ensuite que les parents des élèves en échec reprochent aux enseignants de ne pas savoir enseigner.
Dans l'apprentissage de la langue écrite, quand il y a une vraie relation pédagogique entre le maître et l'élève, le doute profite à l'apprenti. Le doute déclenche l'interrogation et la recherche. Le tâtonnement de l'enquête permet d'avancer dans les imprévus et les aléas d'une langue complexe. La démarche ne se fait pas nécessairement avec une méthode directive et selon un programme arrêté. Une vraie démarche d'appropriation de l'écrit procède de succès en erreurs et de surprises en conquêtes, sur un texte vivant, intégral, qui a du sens, un texte à s'approprier collectivement en coopération et non sur une dépouille dépecée pour être enseignée par fragments isolés à des individus en compétition. Car l'apprenti lecteur ne peut mener son enquête que sur un message écrit conservé dans son intégrale complexité et en interaction avec ses camarades d'apprentissage.
On apprend à lire en lisant, accompagné par quelqu'un qui sait.
Il est illusoire de faire " travailler " sur les éléments isolés d'une langue décomposée en atomes dépourvus de signification, ce qui est le cas de ces " unités de lecture " (unités linguistiques de deuxième articulation) présentées aux écoliers hors de tout contexte de communication pour être béabatifiées et mémorisées mécaniquement. Mais les méthodes de lecture préfèrent les atomes insignifiants aux textes signifiants. Elles prospèrent sur des certitudes, certitudes qu'elles présentent sous la forme d'unités et de règles d'assemblage de ces unités, règles indubitables qui bannissent dans la marge de la légalité scolaire, parfois dans le monde de la faute, à la fois le sens de l'écrit et l'erreur provoquée par l'absence de signification. L'apprenti lecteur est un chercheur pour qui le droit à l'erreur est capital et à qui la distribution et le retrait de " bons points " anéantissent la curiosité intellectuelle, l'envie de savoir et le goût d'apprendre.
Enseignement par méthode et apprentissage spontané ou accompagné suivent de fait des trajectoires différentes avec injonction à l'apprenti de rejoindre le droit chemin, l'orthodoxie. Dans cette situation scolaire prédéfinie, enseignant et élève risquent de ne pas se trouver au rendez-vous sur le passage du bus didactique. En effet, les méthodes sont des transports en commun sûrs, fiables, sécurisés et sécurisants parce que sans surprises. Mais leur itinéraire a été tracé sur le papier sans relevés sur le terrain, selon une logique didactique parfois très éloignée de la vie des élèves et de leurs intérêts du moment. Entassés dans les fauteuils phonographiques d'un véhicule dont les fenêtres opacifiées laissant filtrer un unique rayon de lumière cachent le paysage, ils ne sont pas à l'aise pour voir, pour lire la route et le territoire traversé. La vie et le contexte propres au groupe classe et aux individus qui le composent est effacée par les préoccupations didactiques de l'auteur de la méthode. Il n'y a donc pas ou peu de concordance entre les méthodes, quelles qu'elles soient, et la pédagogie de lecture. Ce sont avant tout des traités techniques qui présentent le catalogue des sons de la langue, les règles de " combinatoire ", c'est-à-dire les normes de lecture scolaire traditionnelle et les conditions d'une séance de lecture orthodoxe. Dans cette logique, les initiatives individuelles, l'intuition propre aux jeunes enfants et les interactions entre pairs en rapport avec l'actualité et la vie de la classe ne peuvent être que des écarts d'itinéraire, voire des affronts à la rigueur de la méthode. Les francs-tireurs involontaires risquent de rater la correspondance, poursuivant leur route à pied sur le bord du chemin et sans guide de voyage. Il en résulte que le transport en commun didactique est sélectif malgré lui, contrairement à la vocation sociale qui a présidé à son élaboration.
L'enseignement du bruit de la lettre illustre bien ce paradoxe.
En effet, les lettres ne sont pas affectées d'un son qui leur serait propre. On les désigne d'ailleurs par leur nom alphabétique et non par leur sonorité. Car leur sonorité est instable. Si on les identifiait par un son on ne saurait lequel leur attribuer. On s'exposerait à lire faux comme un instrument désaccordé, ou comme un élève instruit par la méthode.
L'alphabet est donc la nomenclature des noms des lettres, non celle de leurs bruits. En effet, les lettres changent de bruit en changeant de mot, telle la lettre l en passant de mille à famille. Il se peut même que la même lettre émette deux sons différents à l'intérieur d'un même mot, comme l dans soleil. Il arrive parfois que le redoublement de la consonne ne se signale par aucune différence sonore : millier s'entend comme familier. On entend bien toutes les lettres du mot mat, mais il suffit d'un accent pour détruire l'accord phonographique et clore le bec du t dans mât. Nonobstant le code de correspondance, la langue écrite fait taire beaucoup de consonnes, qui deviennent alors muettes contrairement à ce que leur nom indique. Il faut le savoir pour déchiffrer juste. Pour déchiffrer juste le plus simple est de lire (reconnaître) millier et familier, mat et mât avant de les déchiffrer. Mais alors, si tant de mots, comme mât, dérogent à la règle de correspondance, à quoi sert de déchiffrer ? Pourquoi le code ne m'informe-t-il pas que mille garde ses l dans millier et milliardaire tandis que famille perd un l en se familiarisant et que le u de aiguille ne s'entend plus dans anguille ? Pourquoi me cache-t-il que plus est plus ou moins sonore selon sa fonction dans une phrase comme " Je ne compte plus deux plus deux. " Silence trompeur !
N'est-ce pas le sens et uniquement le sens qui me donne le son de ces plus si semblables et si différents ?
Les méthodes demandent aux écoliers de respecter les règles d'un code que la langue française ne respecte pas.
Quand un code permet autant d'exceptions qu'il impose de règles, est-ce encore un code ?
Une correspondance aussi imprécise imposée avec autant de rigueur à de jeunes élèves candides, au sens critique non encore développé, n'est-ce pas abus didactique ?
Si le code de la route était aussi fantaisiste que le code de correspondance enseigné par les méthodes de lecture, nous aurions de grandes pagailles et de gros accidents sur les routes… par respect du code. Beaucoup d'apprentis conducteurs ne réussiraient pas leur examen de conduite, comme beaucoup d'écoliers ne réussissent pas leurs examens de lecture/écriture/orthographe.
Pourquoi tant de contradiction entre " code de correspondance " et code de l'orthographe ?
Ce ne sont pas les lettres qui se prononcent d'une certaine façon, ce sont les mots qui s'habillent des lettres de leur choix.
Et, comme les hommes, ils ont souvent changé de costume au cours des siècles. Les anomalies orthographiques du français entraînent des discordances dans l'usage du code de correspondance phonographique.
Aucune règle de correspondance ne nous indique comment écrire sous dictée des lettres qui ne s'entendent pas. Et ce ne sont donc pas les règles d'orthographe énoncées par Bled qui permettent de maîtriser l'orthographe mais l'érudition du lecteur/scripteur instruit par l'expérience concrète (le kilométrage parcouru par l'œil sur le papier).
Cela n'est pas sans conséquence dans la manière d'apprendre à lire/écrire pour ceux qui ne savent pas et dans la pédagogie de la lecture/écriture pour ceux qui la transmettent.
La lecture n'est pas de l'ordre de la connaissance. Savoir lire est un savoir-faire.
Un savoir-faire ne peut être enseigné. Il faut se demander :
* à quoi sert le code de correspondance phonographique pour passer de l'oral à l'écrit et de l'écrit à l'oral,
* si en apprenant des règles de lecture on apprend vraiment à lire et à écrire,
* et si, pour transmettre avec efficacité la lecture aux jeunes enfants, il ne faudrait pas s'engager dans la résistance et la dissidence à l'encontre de la didactique méthodique.
Et si l'écrit était une langue muette, une langue qui ne se parle pas mais qui s'écrit ? Si l'écrit était une langue autonome, une langue qui évoluerait et se développerait parallèlement mais indépendamment de l'oral, si les mots, sans se soucier de correspondance phonographique, piochaient à leur convenance dans l'alphabet des lettres qui ne s'entendent pas toujours ou qui ne s'entendent plus ?
Laurent Carle, psychologue.