Jean Foucambert : C’est par le message qu’on accède au code...
Faire l'hypothèse pédagogique que la rencontre de l'écrit constitue un apprentissage linguistique, c'est concevoir un ensemble de démarches qui correspondent à ce principe selon lequel l'apprenti va rencontrer le code à travers le message.
Le message, c'est l'objet produit par ceux utilisant déjà ce langage pour échanger ce qu'il leur permet de concevoir, c'est par extension les conditions sociales dans lesquelles ce message est communiqué, accueilli, traité, retourné, bref, intégré dans un dialogue. Le code, c'est l'ensemble des unités et les règles de leur combinaison (leur combinatoire) que l'apprenti va construire, d'abord implicitement, en découvrant les invariants de ce système linguistique particulier qui permet au groupe d'opérer sur son expérience. Le propre donc d'un apprentissage linguistique, c'est qu'à travers l'usage en situation qu'il fait de messages qui l'intègrent alors qu'il n'a pas encore les moyens de leur traitement autonome, l'apprenti parvient à mettre en relation de la signification et du linguistique jusqu'à attribuer des fonctions spécifiques à des unités isolées et aux opérations faites avec elles.
En clair, c'est ce qu'il comprend du message qui lui permet d'aller voir comment fonctionne le code jusqu'à pouvoir enfin le considérer isolément. Contrairement à l'approche que proposent les méthodes en usage à l'école dans la continuation de l'alphabétisation, on ne peut entrer dans un nouveau langage que par l'usage qui en est fait en tant qu'outil de pensée et de communication. Peu désireux d'investir économiquement dans les conditions de la lecture pour la partie des forces productives que la division du travail devait exclure d'un rapport expert à l'écrit, le corps social a fait au siècle dernier le choix d'une entrée par le code afin de parvenir au message par transcodage du système linguistique indigène, en l'occurrence l'oral. Choix réaliste qui n'est possible que dans les systèmes d'écriture à dominante phonographique, mais réduisant la définition de la lecture à cette opération enseignée jusqu'à en oublier ce qu'il en est des opérations communes au traitement de tous les systèmes écrits par leurs lecteurs experts. Cette réduction de la lecture permet à des enseignants de bonne foi de rester à distance d'une réflexion sur les conditions d'un apprentissage linguistique de l'écrit au prétexte que l'oral serait naturel (donc relèverait bien des conditions d'un apprentissage linguistique) mais l'écrit serait social donc justifierait un apprentissage non linguistique. C'est pour prendre à revers cette idée reçue que Freinet inventait l'expression de méthode “naturelle” pour aborder l'écrit et qui consiste simplement à recréer les conditions sociales d'un apprentissage linguistique.
Voilà presque 20 ans que nous suggérions de retrouver Champollion dans tout apprenti lecteur, lui qui avait appris à lire les hiéroglyphes en faisant l'hypothèse que la pierre de Rosette reproduisait 3 fois le même propos en 3 langues différentes. Cette correspondance entre le texte égyptien et le texte grec portait nécessairement sur le sens, et non sur les mots, encore moins sur des sons. Ce qu'il y avait de commun, c'était de l'intention et de la signification, non du linguistique. Ce qui se constitue, suggérions-nous, ce sont des hypothèses sur la manière dont l'écrit construit du sens. Et c'est l'évolution, à travers les messages rencontrés, de la réflexion sur le fonctionnement de l'écrit qui constitue l'apprentissage de la lecture. D'où l'obligation, pour apprendre, de commettre véritablement des actes de lecture. À chaque rencontre d'un message écrit, deux processus distincts bien qu'indissociables sont à l'œuvre : l'attribution d'une signification au message, autrement dit sa lecture ; et des hypothèses linguistiques sur le fonctionnement du code.
Au fond, notre recherche pédagogique repose sur l'hypothèse que la rencontre de l'écrit a tout intérêt à avoir lieu comme la rencontre de l'oral, dans une interaction directe entre message et code, ici entre texte et système de l'écrit comme là entre discours et système de l'oral donc sans médiation d'un autre code. Cette hypothèse de similitude entre les apprentissages linguistiques nous oppose à la conception traditionnelle dominante qui revendique pourtant l'importance de l'oral, mais pas pour réfléchir aux conditions de son apprentissage. Cette conception traditionnelle, en privilégiant le principe alphabétique, voit dans l'écrit d'abord le système de notation d'une langue déjà connue à laquelle se rapporte et par laquelle passe le nouvel usage linguistique. Pour nous, au contraire, rencontrer l'écrit comme on a rencontré l'oral conduit à ne pas introduire des recours externes qui interposent un autre code* sous prétexte qu'il serait moins difficile de rendre compte du code graphique dans sa relation au code phonologique que dans sa relation à l’écriture (ce qui se pense par l'écrit). Le résultat à terme est en rapport avec l'investissement initial, lorsque l'élève (sans doute dès le CE2) cesse de rencontrer des textes transcrits pour "apprendre" à lire et doit se confronter à des textes produits par un travail d'écriture, des textes dont l'objet, l'effet, le contenu, la matière, le projet dialogique n'ont pas de correspondants à l'oral, des textes nés spécifiquement de l'échange entre le dur métier d'écrire et le dur métier de lire, de textes qui sont aussi étrangers à la transcription de quelque chose d'élaboré par l'oral qu'une description de la Joconde peut l'être du tableau de Vinci.
Conséquences
Revenons-en aux conséquences pédagogiques de ce principe de tout apprentissage linguistique : c'est par le message qu'on accède au code. La première conséquence est évidente et prend à contre-pied les pratiques habituelles : ce n'est pas en découvrant un fonctionnement d'un code, encore moins d'un transcodage, qu'on apprend à construire le sens du message. Pour entrer dans cette approche, il faut sans doute se persuader que les apprentissages linguistiques sont des apprentissages sociaux en ce sens que l'apprenti n'est pas confronté à un objet (cf. une certaine idée du bain d'écrit) mais à un usage, une pratique et que c'est à travers le fait que le groupe l'associe à cet usage, à cette pratique qu'il développe ses propres stratégies de rencontre de l'objet. En d'autres termes, au début et pendant longtemps, c'est le groupe qui fait partager sa compréhension du message, qui en donne sa version, sans attendre même une prise de position de l'apprenti, un peu comme le texte en grec prenait en charge le sens pour Champollion. La compréhension du message, de même que sa production, est prise en charge par le groupe, une sorte de production collective qui permet à l'apprenti de faire l'hypothèse qu'un élément de la situation globale (en l'occurrence le message linguistique) fonctionne en cohérence et en complémentarité avec le contexte où il se produit.
Qu'on observe ce qu'il se passe dans une famille qui accueille un enfant étranger : c'est parce que le groupe fait en sorte que le message est compris qu'il rend possible l'apprentissage linguistique. Contrairement à la régression de l'inspection générale qui prétend qu'il faut apprendre à lire pour comprendre l'écrit (lire c'est pour comprendre), il est donc beaucoup plus conforme aux processus d'un apprentissage linguistique de dire que c'est parce qu'on comprend l'écrit qu'on peut apprendre à lire (lire c'est comprendre l'écrit). Et cette compréhension est la part du groupe, son apport d'où tout part. Cette contribution est permanente d'où l'importance des groupes hétérogènes. Le message, texte littéraire long, poème, article documentaire, lettre, journal, consigne, liste, énoncé, pense-bête, etc., fonctionne dans le groupe qui se donne les moyens que chacun puisse y avoir recours même s'il ne sait "pas" lire.
Les aides sont diverses, depuis la lecture intégrale du texte jusqu'à l'apport d'information sur un mot, en passant par un échange de point de vue ou une réécriture partielle. Elles proviennent des adultes et des autres enfants, parfois plus avancés dans le code, parfois plus spécialistes de ce message. Le problème posé au groupe porte sur la nécessité pour chacun de pouvoir utiliser immédiatement tous les écrits dont il a besoin ou envie alors qu'il ne sait pas encore “ lire”. Il ne s'agit donc pas de créer une motivation pour apprendre à lire mais de permettre à l'écrit de remplir effectivement sa fonction comme si on savait lire, sauf que le traitement du message n'est pas encore individuel, que l'apprenti n'est pas encore autonome. Les différences entre les individus dans un groupe hétérogène ne portent pas alors sur la nécessité, la diversité et la quantité des recours, individuels ou collectifs, à l'écrit (ce statut inconditionnel d'interlocuteur de l'écrit est pris en charge par le collectif), la différence porte sur la nature et le volume des aides qui sont encore nécessaires, étant entendu que ces aides ne sont pas des détours ou des prétextes pédagogiques mais le moyen de ne pas être arrêté par l'obstacle.
Comment passe-t-on du message au code ?
Revenons un instant à Champollion dont l'apprentissage des hiéroglyphes n'a pas consisté à retrouver comment des mots ignorés à l'oral étaient codés mais bien comment fonctionnait un texte dont le sens lui était connu. C'est à partir de ce sens qu'il a pu construire des hypothèses sur le code et c'est aussi ce qu'ont fait tous les enfants pour apprendre à parler. Ce travail est fait par l'enfant sans doute avec très peu d'apports techniques délibérément extraits par son environnement mais avec des interventions de consolidation à une activité dont l'apprenti garde l'initiative. L'environnement procède inlassablement à des reformulations, à des mises en situation, à des répétitions, à des variations, mais aussi à des extractions, à des décontextualisa-tions, à des séries, à des généralisations dont il apparaît aux interlocuteurs (l'apprenti et le groupe expert qui l'intègre sans condition de savoir minimum) qu'elles "travaillent" la matière linguistique, qu'elles explorent le fonctionnement du code au-delà et à partir de la compréhension du message.
C'est ce mouvement que nous prenons comme hypothèse de l'intervention pédagogique concernant la lecture. L'organisation de la classe au cycle 2 met donc en place simultanément, d'une part, les conditions du traitement des messages écrits, aussi bien pour ce qui concerne leur réception que leur production, pour tous les individus au sein du groupe et avec son appui et, d'autre part, les interventions techniques décontextualisant, généralisant, systématisant la mise en relation du sens et de l'outil linguistique qui permet à l'auteur et au lecteur de collaborer à son élaboration. Entre ces deux moments**, ce que nous appelons la leçon de lecture vient didactiser l'activité "naturelle" de tout apprenti linguistique en tentant, par une mise en commun du groupe, de rendre explicites “ exemplaires”, les processus à l'œuvre individuellement : l'exploration des points d'appui qui permettent de traiter le message à partir d'un horizon d'attente et avec l'aide de l'environnement, la constitution d'hypothèses à partir du repérage de constantes, de règles, de séries qui rendent possibles des généralisations linguistiques, tant sur le fonctionnement des textes que sur la morphologie des mots ou la grammaire de la phrase.
Cette mise en système (systématisation) à partir du retour réflexif sur le processus concret de lecture d'un texte débouche sur l'exercice volontaire et conscient de ce système, comme on s'exerce à manier un outil, à en automatiser le recours à travers des temps d'entraînement (systématisation). Ainsi, dans la leçon de lecture, chacun injecte l'état actuel de ses savoirs et rencontre ceux des autres, ce qui lui permet, dans une situation amplifiée par le collectif, de prendre conscience de ses stratégies linguistiques face au message, de leur évolution et de sa manière de construire et de se représenter le système linguistique. Nous allons revenir sur chacun de ces points dans leur rapport aux travaux présentés à l'université d'été par les équipes déjà engagées dans cette recherche.
La leçon de lecture…
La prise en charge par le groupe de la réussite des actes de lecture individuels forme la base du dispositif. Ici, le traitement du message écrit ne saurait être différé et c'est au groupe d'en garantir la réussite inconditionnelle en répondant aux demandes d'aide individuelles afin de permettre une lecture des textes bien au-delà de ce qu'autoriserait le niveau technique des apprentis***. L'élève n'est donc pas enfermé dans le traitement des messages qu'il est capable de réaliser à partir de sa maîtrise actuelle du code écrit (cf. Champollion) ; la lecture experte doit être son quotidien dès le début grâce à l'intervention de son environnement, comme cela a été le cas pour l'oral. On rencontre ici la panoplie des présentations de livres, des réseaux autour d'un thème, d'un auteur, d'un illustrateur, d'une collection, d'un genre, avec des lectures et des relectures, des accès individuels, en petits groupes hétérogènes où il y a toujours quelqu'un qui sait autre chose ou davantage. On a là également tous les écrits liés au fonctionnement du groupe, à ses projets, y compris de progresser dans les apprentissages scolaires et dont il n'est pas question de repousser l'usage alors qu'on en a besoin immédiatement. La mise en place d'outils, par exemple des dictionnaires de mots ou de structures grammaticales ou textuelles, doit permettre à chacun de se débrouiller dans les écrits dont il a besoin ou envie, compte tenu du recours à plus expert qui se doit d'apporter la réponse sans détourner la demande.
On voit bien que la discussion dans les groupes sur les aides diversifiées nécessaires à chacun face à ces écrits quotidiens, sur les moyens de les généraliser, sur les connaissances techniques nécessaires à leur utilisation facile (cf. l'introduction des classements, listes, mots du métier, etc.), sur les mots fréquents et l'avantage qu'il y a à les identifier aisément donc à apprendre à le faire, sur les modes de construction des mots, etc., on voit bien que tout cela conduit à mettre en place une infrastructure technique centrée sur le code et les moyens de comprendre l'écrit quand on ne sait pas lire… La situation inverse de commande à l'adulte (et non de dictée à l'adulte) lorsqu'il s'agit de produire un texte est un moyen privilégié de parcourir tous ces outils dans l'autre sens, c'est-à-dire en partant d'eux (donc des éléments du code et des règles trouvées de leur combinaison) pour imaginer leur mise en œuvre et anticiper leurs effets.
Le fait de conduire collectivement à intervalles réguliers (par exemple une dizaine de jours) une "leçon de lecture" permet "d'exemplifier" la démarche (par excellence linguistique) qui va du message au code. Il s'agit, lors de l'étude collective d'un texte, de garder la trace des opérations qui ont rendu possible la compréhension, depuis l'explicitation de l'horizon d'attente initial jusqu'à l'évaluation du chemin parcouru qui permet d'apprécier les moyens mis en œuvre par l'auteur pour régler le problème qui était le sien et d'en comparer l'effet avec d'autres tentatives. Cette prise en notes des opérations conduites sur la matière textuelle permet, le lendemain, de prendre de la distance avec le message pour se consacrer à l'examen des points d'appui de l'investigation entre une recherche de sens et les éléments linguistiques. Au fond, ce qui se découvre ici, c'est le jeu de l'interaction entre du psychologique et du linguistique, et c'est ce fonctionnement évidemment psycho-linguistique qui assure le passage du message au code. Le retour réflexif du groupe sur la genèse de son traitement du message fait observer le fonctionnement du code dans sa capacité de communiquer du sens. Les faits linguistiques ainsi mis en système seront alors repris en tant que tels dans des exercices qui visent un savoir et un savoir-faire à travers une capitalisation et un entraînement.
Ainsi, la leçon de lecture et l'exploitation systématique qui en est faite introduisent un artifice par rapport à l'apprentissage "naturel" de l'oral de la langue maternelle. C'est donc un choix pédagogique pour assurer le passage du message au code, sans doute parce que l'environnement linguistique de l'écrit est moins prégnant, moins porté socialement par le groupe au niveau du message que ne l'est celui de l'oral. D'où ce choix de travailler avec les élèves de manière explicite, à la fois pour gagner du temps mais aussi parce qu'il est possible d'échanger avec l'apprenti sur ses processus linguistiques, dès lors qu'existe une langue de travail différente de celle qui est l'objet de l'apprentissage et qui peut être l'écrit ou l'oral d'une autre langue ou l'oral de la langue concernée ou la langue des signes pour un sourd, etc.
En bref, il ne s'agit de rien d'autre que d'arrêter d'enseigner la lecture et de rendre possible, ici et maintenant, l'utilisation des textes au sein d'un groupe en prenant le temps de réfléchir à cette utilisation.
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NOTES :
* Apprendre en découvrant directement un usage et un fonctionnement linguistique va être grandement facilité par des possibilités d'échanges "métalinguistiques" et l'oral de la langue maternelle est la langue de travail la plus spontanée pour cet apprentissage. Mais se servir de l'oral (ou, avec les sourds, de la langue des signes) pour parler de l'écrit est tout autre chose que de parler l'écrit pour le comprendre.
** Répétons que ces "deux moments" distinguent l'apprentissage et l'enseignement, non le message et le code. Les stratégies de l'apprenti lecteur lui permettent à tout moment de mettre en relation le message avec ce qu'il "sait" actuellement du code ; et ce qu'il comprend du message modifie ce qu'il sait du code ; et ce qu'il sait du code modifie ce qu'il comprend du message. La leçon de lecture permet d'objectiver l'état des stratégies de lecture que l'apprenti met en œuvre pour lire et de les prendre comme matériau d'un retour réflexif, d'une théorisation et d'une systématisation. Les investissements que l'enseignement permet d'opérer concernent donc aussi bien la compréhension du message que la maîtrise du code qui en résulte et qui permet en retour le traitement du message, etc. On voit bien le risque pédagogique de ne rien changer en situant le message du côté de l'apprentissage donc de l'élève et le code du côté de l'enseignant. La leçon de lecture permet à l'enseignement d'aider l'apprentissage mais, dans l'un et l'autre cas, il y a mouvement dialectique entre message et code. L'enseignement linguistique peut accompagner l'apprentissage linguistique grâce à la leçon de lecture qui permet de prendre les stratégies actuelles de l'apprenti comme objet.
*** C'est un peu l'opposé de l'usage pédagogique de la motivation où l'enseignant prend appui sur l'échec de l'élève et la frustration qui ne devrait pas manquer d'en résulter pour l'intéresser à une séquence d'enseignement visant un investissement technique.
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