Ecrits d'amis : Christian Montelle
Eloge de l'ombre et du subtil...
Trop de clarté nuit
Tout l’effort de la pensée moderne tend à éliminer les zones d’ombre et d’incertitude dans le monde et dans l’homme. Cette exigence de clarté se montre aussi bien dans l’éclairage nocturne des cités qui condamne les citadins à un jour perpétuel, que dans les émissions exhibitionnistes de la télé réalité, ou dans les efforts des mathématiciens et des physiciens à représenter la réalité en des équations manipulables. Si, dans le domaine des sciences dures, l’élimination de l’ambiguïté est indispensable, il en est peut-être autrement en ce qui concerne les sciences humaines, et en particulier le langage. On définit de plus en plus tôt les mots de façon monosémique. Cela ne laisse aucun jeu — espace qui évite l’échauffement d’un système mécanique — dans la représentation sémantique. Or, c’est ce jeu qui garantit, d’une part la possibilité de la création poétique, d’autre part la liberté des usagers de la langue.
Le biberon
Dans un imagier, une publicité, un biberon est représenté par un dessin ou une photo, accompagnés d’une légende : biberon, dont on pourrait dire au contraire et à juste titre : Ceci n’est pas un biberon. En effet pour le petit enfant, le signifiant biberon, entendu oralement contient : bébé, rond, et l’allitération du b, qui évoque une lallation goulue ; l’objet est tiédeur dans les mains, saveur sucrée et liquide dans la bouche, et il est lié à des genoux, à des bras et un giron accueillants, et aussi un plaisir oral intense. Il est indissociable de la voix de la maman ou du papa, de la sécurité, de la faim et de l’angoisse apaisées, de toutes ces preuves d’amour qui donnent envie de vivre.
Le petit enfant est étonné et déçu lorsqu’on prétend que ce dessin stupide ou ces signes écrits SONT un biberon. Plus tard, bien sûr, il comprendra et acceptera la valeur de représentation des images ou des mots. Mais, dans la prime enfance, et en particulier lors des premières années d’école, toute la richesse et toute l’incertitude des signifiants doivent être préservées (Colette nous raconte combien elle fut déçue qu’un presbytère ne soit qu’une maison de curé, alors qu’elle en avait imaginé mille merveilles). En effet, il importe d’élargir et non de restreindre l’aire de sens des mots, car de ces flottements de sens vont dépendre la liberté de penser, la capacité poétique et le pouvoir d’interprétation des enfants, puis des hommes.
Il est nécessaire de laisser des zones d’ombre dans le langage, mais aussi dans le monde. Non, il n’est pas nécessaire de montrer aux petits enfants, avec force documents, voire in vivo, ce que font maman et papa dans leur lit. Il vaut bien mieux le laisser découvrir peu à peu, avec force erreurs, grâce à des discussions entre jeunes, des récits ou des tableaux symboliques. Ce mystère, cet effort de découverte exacerbent le désir ; l’étalage anatomique le ramollit. Les récits fondateurs, les poèmes peuvent évoquer de façon non rationnelle des mondes mystérieux qui laissent à l’imagination toutes ses chances de se développer. Ils sont mystérieux, polysémiques, ils demandent des efforts d’interprétation, ils appartiennent au monde de l’ombre. Peu à peu, la lumière du savoir et de la raison s’imposera, mais restera le souvenir délicieusement ombreux des mondes rêvés. Et une longue quête commencera pour faire revivre ces moments de grâce par des promenades dans le monde de l’art ou celui de la littérature.
Je résumerai cet éloge de l’ombre par cette formule : Trop de clarté nuit.
Interpréter, c’est voir ce qu’il y a au-delà de l’écran, l’écran étant ce qui empêche de voir. Les Romains qualifiaient de subtilis, cette aptitude à voir ce qui est sous la toile (sub : sous, tela : la trame, la toile — en anglais : the Web). Une représentation transparente du monde n’oblige pas à un effort de découverte des strates de sens cachés. De nos jours, on s’en tient à la perception et à la sensation immédiates et les produits culturels tendent à être de plus en plus sensationnels, sans se préoccuper d’être plus signifiants. S’il y a encore quelque chose d’un peu difficile à comprendre dans un film, on fera une émission spéciale pour enlever ce petit mystère et pour expliquer les effets spéciaux, pour étaler le making of. Tout comme on expliquera les artifices du prestidigitateur ou on donnera la solution des mots croisés dans le numéro en cours. Cela pourra aller beaucoup plus loin : la réforme Allègre des mathématiques conseille de centrer tout l’effort d’apprentissage sur le calcul, au détriment du raisonnement, donc de l’intelligence. Comment obtenir ensuite des esprits subtils, c’est-à-dire : fins, déliés, délicats, pénétrants, sagaces ? Je rappelle les antonymes de subtil, dans ses différentes acceptions : balourd, bête, borné, lourd, stupide, élémentaire, fruste, grossier, rudimentaire, simple, évident, limpide. Cette dernière liste qualifie, hélas, nombre d’activités de loisir, voire d’activités scolaires.
Il est donc nécessaire d’être ambitieux pour nos enfants, de leur proposer des activités qui développent leur intelligence, et des textes prenants et polysémiques qui les amènent à réfléchir, à interpréter, à relire, à réécouter, à chercher la substantifique moelle. Il vaut mieux choisir la subtilité que la transparence, car la soi-disant glasnost n’est qu’un miroir aux alouettes et elle conduit aux ténèbres (voir : Les Mystères de Poutine, épilogue de la glasnost russe, triste feuilleton réaliste contemporain).
L’homme doit être multiple pour être complet. On pourrait pointer de façon non exhaustive différentes facettes de l’être humain et les pédagogies qui se proposent de développer tel ou tel aspect. L’éducation consiste à opérer des choix, à définir des priorités et des chronologies pour cette construction de l’homme.
Homo sensualis : homme qui jouit. Pédagogie du plaisir, du ludique, des sensations, des pulsions, du fun avant tout. Privilégié par les médias et la pub.
Homo faber : homme qui fait. Pédagogie du faire et des savoir-faire. (Cf : les démarches charpakiennes, qui ont leurs limites).
Homo economicus : homme qui produit et consomme. Pédagogie régie par les entreprises et le marché, selon des schémas skinnériens ou tayloristes (le pragmatisme en action).
Homo sapiens : homme qui sait. Pédagogie de l’inventaire et de la raison (l’idéal de Jules Ferry).
Homo subtilis : homme qui interprète. Pédagogie de l’humanisme et de la liberté.
Il me semble que l’homo subtilis est quelque peu oublié dans notre monde glasnosté.
Peut-être la poésie, le théâtre, les récits orataires et littéraires, et aussi le contact avec les arts, peuvent-ils permettre à l’enfant de développer sa subtilité, en préservant les mystères de l’ombre et le souvenir des Ombres, de tous ceux qui nous ont précédés et qui peuvent encore nous élever, si nous savons les écouter.Loin d’obscurcir la raison des enfants, cette mise en perspective la rendra plus brillante.