Des classes homogènes, c'est l'idéal ?
LA NOSTALGIE DE L'HOMOGENEITE PERDUE
Par Jean-Paul Julliand extrait de son ouvrage : « L’école ? En progrès, mais peut mieux faire ! » Editions SEDRAP, 1996
Et si, de toute façon, cette course à l'homogénéité idéale était perdue d'avance ?
Un moniteur de ski de piste enseigne, souvent, en skiant devant dix, quinze, vingt élèves, qui s'évertuent à le suivre et à l'imiter. C'est du moins le cas des premiers poursuivants. Il est évident que le dernier élève ne voit jamais skier le moniteur.
Rapidement, une sélection naturelle place, en queue de file, le skieur le plus lent ou celui qui tombe le plus souvent. Quel moniteur n'a pas connu la tentation de confier ce « traînard » au cours d'un niveau plus faible de son collègue d'école de ski ? Une tentation très réaliste d'ailleurs, si enseigner le ski consiste à se déplacer d'une piste à l'autre et non à travailler, chacun à son rythme sur une même zone de neige, pour y tenter des apprentissages personnalisés pour chacun.
Le gag est connu. Une fois le groupe débarrassé de son premier poids mort, un nouveau retardataire apparaîtra. Jusqu'à présent, celui-ci arrivait à masquer ses propres difficultés grâce aux chutes de son prédécesseur. Désormais, plus d'excuse possible ; il est, a son tour, trop faible pour suivre le groupe.
Ce jeu de l'exclusion du plus faible peut continuer indéfiniment ; le « top du top » étant que le moniteur ne soit plus accompagné que d'un seul élève. Cela s'appelle le cours particulier. C'est plus cher et c'est triste « comme la mort », sauf pour bénéficier de la priorité aux remontées mécaniques.
Cette histoire d'enseignement traditionnel du ski, basé sur l'imitation du maître, va peut-être faire bondir les profs de math ou les chercheurs en didactique. Quels rapports entre ces « primaires des montagnes », enseignant une activité physique, et des agrégés, fiers de l'être, embourbés dans un collège mais rêvant d'Université ?
Des rapports, j'en vois plusieurs. Le plus subtil étant que des agrégés de lettres ou des certifiés d'hist-géo (pour ne pas faire de jaloux) ont, parfois, recours, comme élèves, à ces « primaires des montagnes », quand ils veulent se perfectionner en ski. Cette file indienne de l'échec, ils l'ont peut-être vécue de l'intérieur.
Il n'est pas sans intérêt de prendre conscience de l'évidence suivante : un enseignant est souvent un ancien bon élève dans la matière qu'il enseigne. Ce qui a des avantages, mais aussi des inconvénients, notamment celui de ne pas avoir vécu les erreurs et les difficultés rencontrées par les élèves qui lui sont confiés. Morale de l'histoire : profs de maths, d'histoire-géo, etc, n'oubliez jamais ce que vous avez vécu, quand vous avez appris à skier, même (ou surtout) à l'âge de trente ans...
Plus sérieusement, l'enseignement traditionnel du ski n'est-il pas une excellente métaphore pour un grand nombre de situations d'apprentissages scolaires ?
Le maître choisit le terrain. Il décide de la voie unique que doivent prendre tous les élèves. Le maître démontre. Les élèves doivent l'imiter. Du moins en a-t-il l'impression, car, souvent, une partie du groupe est en perdition totale, en queue de file. Tout cela ne vous rappelle rien ? En quoi est-ce fondamentalement différent d'un manuel scolaire unique pour tous et d'un enseignement linéaire ?
Si je voulais inquiéter (ou peut-être les sécuriser à long terme) les enseignants qui rêvent de travailler uniquement avec des groupes restreints et homogènes, si possible durant des volumes horaires significatifs, je leur proposerais d'interviewer des entraîneurs de clubs sportifs professionnels ou d'équipes de France de certains sports. Dans notre pays, peu de professionnels de la formation bénéficient de situation d'apprentissage en groupes aussi homogènes, pendant des temps aussi longs, avec des effectifs aussi restreints. Pourtant, ces entraîneurs avouent, eux-aussi, avoir à gérer des problèmes d'hétérogénéité.
Visiblement, on est toujours le faible de quelqu'un et le fort de quelqu'un d'autre. Au système éducatif de savoir organiser les rencontres et les brassages qui permettront aux élèves, aux parents et aux profs, d'en prendre conscience et d'en tirer les richesses.
L'avantage du ski, présenté sous cette pédagogie traditionnelle — car là-aussi, des évolutions ont eu lieu — est qu'un élève en échec trop lourd contraint parfois le groupe, tout entier, à une prise en charge collective de ses difficultés. La solidarité envers le plus faible devient, alors, la seule solution pour regagner la station avant la nuit. En est-il toujours de même dans les disciplines scolaires ?
La « parabole » du moniteur de ski n'a pas d'autres vertus que de faire prendre conscience que cette course à « l'homogénéité perdue » est sans doute une fuite sans fin. Elle illustre aussi, que, suivant les types d'apprentissages proposés, — après tout, les élèves doivent-ils tous prendre le même chemin ? — les écarts, entre les élèves, ne sont pas nécessairement les mêmes.