Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Laurent Carle : le niveau baisse, la dictée se maintient..

L’orthographe, comme la botanique, ne s’enseigne pas à partir de règles : c’est une science d’observation... On enseigne des règles toutes faites, généralement fausses ou massivement incomplètes. D’autre part, on sait qu’une règle qui n’est pas toujours vraie, est inutilisable et donc n’est pas une règle.
L’orthographe reste arbitraire, comme tout ce qui appartient à une langue… Aucun raisonnement ne peut donc justifier les graphies en usage…
En fait, toute l’orthographe est d’usage : simplement il y a deux usages : l’usage lexical et l’usage grammatical… Donc associer l’orthographe à ce qu’on entend est, pédagogiquement, une erreur. Non, la dictée ne peut pas être un moyen d’apprendre l’orthographe, bien au contraire !
Eveline Charmeux

Oui, mais… avant d’adopter une idée neuve, même intelligente, sensée, rationnelle et raisonnable, l’école m’a appris à la passer pour validation idéologique à la mire des idées reçues.

Moralement, je ne peux pas m’autoriser une innovation qui m’entraînerait vers des pratiques contraires à la théorie dominante, sans l’approbation de la hiérarchie, des collègues et de l’opinion. Pourquoi ?
La transmission des savoirs à l’école se déroule selon une liturgie des mythes et mystères, dans un contexte de rites religieux. Le niveau baisse mais la foi en la puissance magique de ces rites se maintient. Rites vecteurs de la Connaissance, connaissance révélée miraculeusement au cours d’un rituel dont l’efficacité didactique est liée la procédure du Droit Canon perpétuel. La dictée en est un.

Les représentations concernant la dictée et l’orthographe, autant dans l’opinion que chez les professionnels, tiennent plus de la croyance superstitieuse que de l’exercice rationnel du jugement. Enseignants et chercheurs en sciences de l’éducation vivent leurs « ministères » comme prêtres et théologiens d’une doctrine de la grâce donatrice d’un savoir impalpable et indicible. Ce qui exclut l’approche, le toucher et la manipulation vulgaires. Pour l’orthodoxie, les élèves qui apprennent et retiennent le mieux les règles d’orthographe sont ceux dont la croyance est forte et la foi chevillée au cortex. Ils la reçoivent pieusement lors de la communion par la dictée. Les nuls, les plus de cinq fautes, sont des élèves de peu de foi et de « mauvaise » grâce. Ainsi la dictée permet-elle de séparer le vice de la vertu ! Exercice d’apprentissage dit-on, moyen d’évaluation de l’orthographe croit-on, épreuve sacralisée destinée à entraîner dans la faute le pécheur mal repenti surtout !

Les théologiens de l’enseignement dogmatique, F. Ramus, N. Polony, A. Bentolila, F. Cavanna, proclament la valeur de preuve de la dictée et simultanément sa vertu didactique. Ils excluent de leurs considérations cette mise à l’épreuve rituelle qui consiste à soumettre l’enfant au risque de la faute, la très grande comme la vénielle, pour mieux le soumettre à l’autorité de la chose corrigée et jugée, pendant et après l’épreuve. Mais à la correction ils sacreront roi l’enfant pur, l’enfant-jésus. Par leurs fautes et pour contrition, les autres se confesseront pauvres pécheurs. Six traits rouges vengeurs les écarteront de l’élu. La dictée fait la faute. Mais elle ne fait trébucher que ceux qui n’ont pas été « touchés » par la Grâce. A l’un la lumière du cœur, l’Esprit, la révélation de l’orthographe, aux autres la disgrâce. Rite d’initiation plus que de passage !

L’école est le temple voué à la transmission d’une langue sacralisée par les uns, sacrée pour les autres, à l’évangélisation choisie de l’élite des catéchumènes. Un enseignement qui instruirait tout le monde ne distinguerait personne. Aussi, les gardiens veillent à la porte et autour. Pour n’être pas en reste, les experts en science de l’éducation des neurones mettent en chiffres les comportements irrationnels induits par des rites scolaires séculaires, pour faire de solides rapports sur la chute des niveaux, confirmer l’excellence des méthodes traditionnelles comme filtres à trier le bon grain de l’ivraie et… proposer des remédiations au cas par cas.

Ainsi, glissons-nous souvent à notre insu d’un débat sur la didactique du Français à une controverse théologique. L’analyse réfléchie de la transmission de l’écriture, orthographe et grammaire incite à la profanation des Ecritures. Demanderait-on au prêtre qui distribue en communion le corps et le sang du Christ de renoncer à ce mystère de la foi ? Au risque d’être parjure, aucun fidèle ne peut abjurer son serment de baptême et son vœu de fidélité au dogme de la révélation méritante. La dictée est ce rituel par quoi la foi se perpétue. Le prodige de la connaissance magique s’y reproduit indéfiniment. La dictée, sacrement laïque, n'apprend guère l’orthographe, mais elle asseoit l’autorité du maître.
L’école sans dictée serait-elle encore école ?

Laurent Carle