Laurent Carle : apprendre à lire comme dans le temps ?
Apprendre à lire aujourd'hui comme dans le temps ?
Un journaliste parisien partirait-il faire un reportage en province à cheval comme autrefois ? Pour faire plus réaliste, descendrait-il dans un hôtel sans eau courante, rédigerait-il son papier avec une plume d'oie ? Si cela arrivait, il s'agirait d'une reconstitution en costume ou du tournage d'une fiction cinématographique. Dans l'école d'aujourd'hui, les écoliers vivent toujours des fictions historiques qui leur sont présentées comme des réalités " actuelles ".
Quelques fictions de lecture
L'acte éducatif relève avant tout du domaine de la communication qui passe indifféremment et aussi bien par l'audition, la vision et le geste. La lecture n'est concernée que par la vision, mais par tradition l'école privilégie l'écoute, l'oreille et l'oralité. Ce phonisme a colonisé l'enseignement de la lecture et produit les résultats que l'on sait. La France scolarise la totalité de sa population, de plus en plus tôt et de plus en plus tard. Pourtant, 10 à 20 % des élèves entrent au collège sans savoir lire, après 5 années de scolarité primaire, 8 pour ceux qui ont fréquenté la maternelle à partir de 3 ans. Peu de ces non lecteurs apprendront à lire pendant les 4 années de collège. Quand le taux d'échec atteint un tel sommet il serait raisonnable de cesser de chercher les causes à l'intérieur de l'individu et il faudrait se résoudre à questionner le système d'enseignement.
Pour rater sa scolarité aujourd'hui comme hier, il faut et il suffit de ne pas apprendre à lire, en suivant à la lettre les indications techniques de la méthode ( 1 ). La manière dont un individu, entre 4 et 8 ans, entre dans l'écrit (activement, par appropriation volontaire, ou passivement, par contrainte) aura des conséquences sur la suite de sa scolarité et sur sa vie. Pourtant, apprendre à lire, ce n'est pas difficile. C'est long (mais pas difficile). Tout enfant qui a appris à parler est capable d'apprendre à lire, s'il n'est pas contraint de suivre une méthode. Pour apprendre à lire, il faut lire avec quelqu'un qui sait, quelqu'un qui sait lire, pas forcément quelqu'un qui enseigne. Ce qui est difficile c'est d'enseigner la lecture. C'est même impossible, puisque la lecture est un savoir-faire. C'est pourquoi les éditeurs vendent des manuels, dits méthodes de lecture, sortes de tout-en-un prêts à enseigner, censés aider les enseignants, en réalité destinés à les dissuader de renoncer à enseigner. Un savoir-faire se transmet par imitation, par le geste, non par enseignement. Apprendre, c'est faire quelque chose qu'on ne sait pas faire pour apprendre à le faire. On apprend à lire en lisant avec quelqu'un qui lit, qui lit avec, ou pour lui-même.
Apprendre le bruit des lettres avant leur nom est difficile.
Devoir articuler correctement les syllabes et bien les prononcer avant de saisir le sens des idées qui courent sur le papier est impossible (mat, mât ; bref, chef, clef, chez). Or, pour accéder au sens on exige de l'écolier qu'il traverse d'abord le mur des sons ( 2 ). Suivre la méthode, c'est apprendre à bien déchiffrer avant de comprendre et à bien prononcer avant de penser. Mais une démarche d'apprentissage qui ne passe pas par le sens aboutit à l'échec de cet apprentissage. Je ne peux pas apprendre ce que je ne comprends pas et lire c'est comprendre, exclusivement. Le sens de l'écrit n'est pas le produit de la " lecture ", il en est l'essence. Une émission de sons sans sens n'est pas de la lecture. Les automatismes de lecture et d'écriture apparaissent à l'usage et secondairement, non au cours d'un dressage qu'on voudrait préalable à la lecture. Par prudence pédagogique l'école traditionnelle évite de commencer la méthode de lecture avant 6 ans, avant l'âge de la classe de CP. Certes, cette sagesse, qui consiste à attendre que le jeune enfant soit parvenu à maturité psychologique pour lui enseigner la lecture selon la méthode, est louable. Mais ce qui est regrettable, c'est que cette sagesse s'arrête à la porte de la raison. Refuser l'apprentissage sous prétexte d'immaturité c'est effectivement retarder le développement, puisque c'est en apprenant que l'enfant se développe. La maturité est le fruit de l'apprentissage. Ce désordre didactique est un des effets de la confusion entre enseignement et apprentissage. On veut bien attendre l'âge requis pour commencer l'enseignement, mais on ne conçoit pas un apprentissage sans enseignement. Nul ne doit rien savoir qui ne lui ait été d'abord enseigné. Toute méthode est impérative et catégorique. Il faut s'y soumettre (beaucoup d'élèves font semblant) ou renoncer à apprendre à lire. Celui qui parvient à devenir bon lecteur est, en quelque sorte, autodidacte malgré la méthode. Il n'y a pas d'âge pour apprendre à lire. Il suffit que l'apprentissage (l'apprentissage, non l'enseignement) commence au moment où se manifeste l'envie de lire.
Entre la pensée de l'auteur et l'acte d'écriture, il n'y a rien, le passage est direct, sans détour par le son.
De même entre l'écrit et la pensée du lecteur. Après coup, l'auteur peut oraliser ce qu'il vient d'écrire, le lecteur ce qu'il vient de lire. Mais il n'y a pas correspondance terme à terme entre les deux formes d'expression (nous portions les rations - nous rations les portions - nous fixions les fictions que nous dictions par addiction). Si le cerveau peut traiter les informations livrées par l'oreille pour leur donner une signification, pourquoi ne pourrait-il pas en faire de même avec les informations qui passent par l'œil ? Lire c'est penser avec les yeux. L'enseignement des sons et d'un code de correspondance est superflu, inutile et trompeur. Aucune lettre n'est liée exclusivement et pour toujours à un son. Ainsi, la lettre h " sonne " à sa guise dans les cinq occurrences qui suivent : hache, phoque, technique, thé. La " valeur " phonique d'une graphie varie en fonction des mots (bille - ville ; chocolat - chorale) ou de la sémantique (les portions - nous les portions). Une phonie peut " se vêtir " d'habits graphiques différents (ville - vile - vil). Enfin, les mots changent de phonèmes d'une région à l'autre, malgré des graphies identiques… et le " code " avec. Le code ment ( 3) . La langue française s'écrit rarement comme elle se prononce et se prononce rarement comme elle s'écrit. Un texte écrit en français ne peut être " sonorisé " qu'après avoir été lu. La lecture à haute voix est toujours précédée d'une lecture " silencieuse ". Sauf à l'école. C'est pourtant le sens qui donne le son. Ce n'est qu'après avoir lu (compris) un mot intégralement que je peux en sonoriser les lettres et leurs combinaisons. Je peux me passer du code pour déchiffrer, je ne peux pas me passer du sens, qui se moque du code. Seul celui qui sait lire, le maître donc dans un CP, est en mesure de décoder la graphie en dans dent, enrichir, enivrer, ennoblir, renne, tente, tenir, tien, tienne, plient, client. Seul celui qui sait lire sans déchiffrer, le maître, sait que le t de dent, plient et client est muet. Parce que je l'ai reconnu d'un seul coup d'œil dans son intégralité je sais que antenne s'entend comme centaine. Ce sont les deux lettres de la fin du mot qui me l'indiquent. Syllaber m'empêcherait de saisir la pertinence de ces deux finales. C'est donc une très mauvaise recette de lecture et une bien mauvaise méthode pour apprendre à lire.
A quoi sert la méthode de lecture ?
Dans les classes où le maître forme avec ses élèves une communauté d'éducation, d'apprentissage, de formation, de vie sociale l'enseignement est rare et second. Les élèves produisent eux-mêmes des écrits, les échangent et les lisent par nécessité sociale, au lieu de se contenter de les consommer par devoir scolaire. Ils fréquentent la BCD comme un centre-ressource de recherches et de lectures. Dans cette communauté éducative, l'apprentissage de la lecture-écriture se fait naturellement et fonctionnellement en lisant et en écrivant des textes utiles et nécessaires pour vivre et penser en collectivité. Toute méthode est alors inutile. La connaissance vient en faisant, la lecture en lisant. Là où on enseigne la méthode par pur souci institutionnel de suivre le " programme ", les leçons formelles, dites de lecture, occupent la totalité du temps des écoliers et, faute de temps, repoussent les apprentissages et l'activité de lecture à l'extérieur de l'école. Car, toute activité didactique consacrée à autre chose qu'à chercher le sens de l'écrit est du temps perdu. Les heures d'enseignement du code sont volées aux heures de lecture. Pendant qu'on apprend les " règles " on ne lit pas. Aucun lecteur expert n'associe des lettres pour syllaber (4) . Les règles de correspondance enseignées ne présentent un intérêt théorique et didactique que pendant la période d'enseignement et seulement pour celui qui enseigne ; jamais pour celui qui apprend. En aucune manière, il n'est nécessaire de décomposer les mots pour les reconstituer à partir de leurs composants, puisqu'ils sont instantanément disponibles au regard du lecteur (antenne). D'autre part, les unités de langue ne sont pas des unités de lecture. La lecture à l'unité est donc une invention scolaire étrangère au monde réel. Le papier n'est pas le support de l'enregistrement des sons de la parole mais de la représentation graphique de la pensée. La langue orale utilise un signifiant phonique, la langue écrite un signifiant graphique, deux signifiants différents pour un même signifié ( 5 ). L'écrit n'est pas un avatar ou un succédané de l'oral, ni son parent pauvre, ni son cadet. Il ne lui est ni postérieur, ni inférieur, ni assujetti. Pourtant, la consigne donnée implicitement à l'écolier de 6 ans est celle-ci : " pour apprendre à lire, contente-toi d'appliquer le code de correspondance que je t'enseigne. Si tu distrais ton attention à chercher du sens, tu n'y arriveras pas. Décode, tu comprendras plus tard, quand tu maîtriseras parfaitement le décodage ! " Cette consigne pourrait se condenser dans la formule : quand on lit on ne pense pas. Elle sera lourde de conséquences dans les années qui suivront le CP. On verra souvent dans les appréciations magistrales " l'observation " : sait lire mais ne comprend pas ce qu'il lit ( 6 ). Constat révélateur d'une théorie absurde de la lecture et illustratif d'une fiction scolaire. Dans les " dictées ", beaucoup d'élèves tenteront sans succès d'écrire ce qu'ils entendent (appliquer le " code de correspondance phonographique ").
L'école gardienne du répertoire des fictions
Pour apprendre à lire, il n'y a pas d'une part une procédure orthodoxe parce que méthodique, de l'autre une voie dissidente qu'on pourrait qualifier d'hérétique parce qu'elle ne respecte pas les dogmes transmis par la tradition et la mythologie des méthodes. Tous les chemins mènent au capitole du lire. Logiquement et pédagogiquement, le chemin le plus court est la voie directe. Lire-écrire est une activité de communication qui précède l'école et lui succède. L'école est bien son lieu de transmission privilégié, mais non exclusif. Il y a risque d'imposture d'abord à se prétendre l'autorité qui la détient intégralement et la conserve sous une forme liturgique, ensuite à se définir comme une instance initiatique montrant aux plus méritants le chemin d'une lecture, dite vertueuse. Pourtant, depuis qu'elle existe, l'école s'est emparée peu à peu de la lecture-écriture pour en faire un " travail ", une activité scolaire sans but défini, une activité à pratiquer non par plaisir ou par nécessité mais par devoir. Faire la démonstration qu'on est bon élève et gagner quelques bons points semblerait suffire à donner du goût au lire pour motiver les jeunes enfants. Lire-écrire ne serait pas une activité gratifiante en elle-même. Dans cet esprit, l'enfant de 6 ans est exhorté fermement à consacrer beaucoup de soin, beaucoup de respect et beaucoup de temps à cette activité présentée comme exclusivement scolaire. On le note, on le récompense et on le punit pour sa lecture. Les élèves en difficulté ne s'en remettront jamais. On l'incite à contempler les textes écrits, à respecter orthographe et syntaxe, à leur accorder la même vénération que les prêtres nous demandent de manifester à l'égard des objets du culte. Comme si l'école était un temple et la séance de lecture, un office. Comme si l'écrit, objet de piété scolaire, n'existait pas en dehors de l'école, avant et après. Tout progrès dans l'acquisition des outils d'invividuation et de socialisation est laborieux. Mais laborieux n'est pas synonyme de douloureux. Concernant le développement humain, on trouve toujours la réussite au bout d'un chemin bordé de plus de roses que d'épines, de plus de joies que de larmes. C'est du moins ce qu'on observe dans la conquête de la marche puis de la parole. Pourquoi ? Les avancées et les chutes de l'enfant sont également ponctuées d'applaudissements et de bravos par des adultes toujours enthousiastes, toujours confiants dans le succès futur de ces apprentissages, dont le sujet restera l'unique bénéficiaire. Pour tout adulte en charge de la petite enfance, il va de soi qu'il faut savoir marcher avant de comprendre comment ça fonctionne, qu'il faut savoir parler avant d'apprendre les règles du bon français. Pourquoi en milieu éducatif professionnel, en est-il autrement ? Cinq années plus tôt, les enfants ont appris la marche à pied sans le savoir, en déambulant librement dans leur environnement proche au gré de leurs besoins. Ils ont pris de nombreuses " gamelles " dont ils se sont toujours relevés, seuls ou avec une aide. Malgré leurs erreurs de locomotion, ils se sont déplacés avec succès. Ils ont atteint un but dont ils ignoraient qu'il soit possible de le rater. Ne connaissant pas les règles de la locomotion, ils n'ont jamais éprouvé la honte de celui qui commet un faux-pas. S'agissant du langage écrit, l'école impose, préalablement à la lecture proprement dite, une gymnastique collective, faite de pas de lecture élémentaires programmés, à effectuer en colonne sur un tracé unique ( 7 ). Comme l'exercice n'a pas d'autre but que l'évitement de la faute, chacun pose ses pas dans les pas de celui qui le précède, comme une compagnie traversant un champ de mines. À des enfants qui ne savent pas encore lire, on fait mémoriser des règles de " correspondance " vierges de sens et dénuées d'intelligence. Le manquement au code inspirera chez le jeune novice l'idée et la crainte de la faute. Le maître débutant ou confirmé ne manquera pas de les lui déclencher par obligation professionnelle.
Voilà l'instituteur (trice), entré (e) en profession par passion de transmettre du savoir et non par vocation religieuse, qui s'érige en censeur, en vigile de la faute, en directeur de conscience morale, dans une activité parfaitement amorale, l'apprentissage de la lecture. Le bonheur de croître est transmuté en désir de gagner, en passion de la compétition. Faire bien pour ne pas être coupable ! Gagner des bons points pour être meilleur que ses camarades ! Deux motivations extrinsèques parfaitement démobilisatrices. De fait, l'écolier ne lit plus pour lui ou pour ses camarades, il lit, selon un rituel immuable, pour le maître (qui sait lire et qui a le texte sous les yeux). Par cette moralisation des conduites d'apprentissage, le maître finira par obtenir le respect du " code ". À quel prix ? Les lecteurs en herbe deviendront si prudents avec la langue écrite qu'ils se garderont de lire pour ne pas souiller les mots de leurs fautes. De surcroît, l'anxiété obsessionnelle des adultes (enseignants et parents) fait de l'acquisition de la lecture un enjeu qu'il faut gagner à n'importe quel prix, une performance qu'il faut accomplir en un temps très court, entre octobre et avril de l'année de C.P ( 8 ). La pression est très lourde pour de jeunes enfants de 6 ans, qui perçoivent mal l'intérêt de lire sans but. Le plaisir d'apprendre à lire reconverti en mérite personnel se transforme en cauchemar pour quelques-uns, en ennui pour beaucoup. Devenue une activité strictement scolaire, par détournement didactique, la lecture ne dit plus rien à l'apprenti. L'écrit ne lui parle pas. Résultat : il n'ouvre plus un livre en dehors de l'école. Les enfants bien conseillés par des parents bien informés s'investissent dans la lecture et non dans les récompenses. Ils savent intuitivement que le sens n'est pas une propriété intrinsèque du signe, que la lecture commence avec la phrase et son contexte, non avec la syllabe ou la lettre, qui n'ont aucun sens en soi. Quand l'adulte qui accompagne et observe l'apprenti lecteur en situation d'apprentissage lui fait savoir que la recherche de sens importe plus que toute autre préoccupation, celui-ci s'investit dans sa conquête avec intérêt, enthousiasme et sans crainte. Car, dans l'acquisition d'une compétence nouvelle, rien n'est plus dévastateur que la surveillance, le contrôle et la peur.
Apprendre à lire aujourd'hui pour vivre dans son siècle
Eduquer un enfant c'est se préparer et le préparer à s'en séparer, lui en donner et s'en donner les moyens. Après la marche et le langage parlé, la lecture est une des armes de la conquête de cette autonomie, la plus efficace culturellement et socialement. Comment se passe cet accompagnement de l'apprenti lecteur en marche vers l'autonomie ? Bien qu'on l'enseigne, la lecture n'est pas de l'ordre de la connaissance. Lire c'est agir, c'est prendre connaissance d'un texte en le parcourant des yeux. On n'apprend pas la lecture, on apprend à lire. Par contre, on n'enseigne pas à lire, mais on enseigne la lecture. Dès lors qu'on enseigne quelque chose sous l'appellation lecture, on se trouve en dehors de la lecture. On enseigne autre chose et on entraîne avec soi dans la confusion ceux qui tentent de suivre cet enseignement. L'école est enfermée dans ce paradoxe depuis toujours. Personne ne peut apprendre à lire à un enfant. On ne peut que l'aider à s'apprendre à lire. Cette aide peut lui être fournie par un pair. Ni la méthode, ni le manuel ne lui sont nécessaires. Seul le sens est formateur, émancipateur et utile, seul il participe à la construction de l'être en devenir. C'est pourquoi, tout adulte qui se donne pour projet de transmettre la lecture doit accorder au sens la priorité des priorités. Le risque d'un enseignement formel de la lecture est de dévoyer l'acquisition de cet outil libérateur en un processus d'assujettissement, en un prétexte à mise sous tutelle de l'enfant par l'adulte. Orienter la formation de lecteur vers un but en contradiction avec l'éducation n'aboutirait qu'à l'échec de cette formation. En outre, pour transmettre une compétence, on n'enseigne pas ce qu'on sait, on enseigne ce qu'on fait, concrètement. Face à cette double nécessité éducative, émanciper en faisant avec, le maître de lecture sait bien que l'enfant deviendra lecteur pour lui-même, pour conquérir son autonomie, non par exigence de soumission à la norme, au maître et à l'institution scolaire. Il ne fait pas lire l'enfant, il l'aide à lire, il lit avec. Il sait qu'il ne peut pas être formateur en permanence et à perpétuité. Il ne transmet ni un savoir-faire, ni une activité qu'il ne pratiquerait pas lui-même. Il ne se contente pas d'un rôle d'enseignant. Il consacre une bonne part de son activité éducative soit à lire pour lui à côté de l'enfant, discrètement, soit pour l'enfant oralement, toujours avec plaisir. Car le désir de lire vient du désir de faire comme et de faire avec. Il sait au départ que son accompagnement sera provisoire. Il sait que la suite de son action didactique ne se finalisera pas dans l'application à la lettre de l'enseignement d'un mode de lecture méthodique mais dans une activité entièrement autonome et libre selon une approche de l'écrit que le nouveau lecteur aura choisi. Il existe mille et une entrées possibles dans l'activité de lecture. C'est pourquoi il se garde de proposer et a fortiori d'imposer des techniques de lecture définitives qui ne seraient pas libératrices (toutes celles qui procèdent par dressage, qui visent le montage d'automatismes réflexes indépendamment de la volonté et de l'intelligence du sujet, toutes celles dont les méthodes font un usage abusif). Quand le maître accorde à ses élèves un statut de chercheur découvreur, producteur d'idées et de sens, doté du droit à l'erreur et à la parole, quand il considère ses élèves comme des interlocuteurs valables, quand il pose l'éducabilité de chacun comme postulat de départ, il obtient de meilleurs résultats que s'il les définit comme des récipients vides à remplir et sanctionne leurs erreurs comme des fautes morales. Pour la réussite des apprentissages comme de l'enseignement donné, la confiance du maître dans l'intelligence de l'enfant et le statut de l'élève sont plus déterminants que les techniques didactiques employées, surtout si elles sont impératives.
L'école ne peut pas transmettre la lecture par enseignement. Elle ne peut le faire qu'en réunissant les conditions sociales, culturelles et matérielles pour que les élèves se l'approprient en interaction avec leurs maîtres et avec leurs pairs.
Ces conditions dépendent de la bonne volonté des adultes, non de celle des enfants. Car, ce n'est pas l'école qui est importante, c'est la lecture, la lecture au service du sujet qui lit. L'essentiel est que le maître ne décourage pas l'envie de lire mais au contraire qu'il l'excite en affichant le plaisir qu'il prend lui-même à s'y livrer. Qu'il fasse découvrir les couleurs, les odeurs et les mots qui s'évadent du livre qu'on ouvre. Apprendre à lire n'est pas un devoir, c'est un droit. Aucun gendarme, en uniforme ou en civil, n'a le pouvoir d'obliger un enfant à lire. La lecture est importante à l'école parce qu'elle est importante hors de l'école et non l'inverse. La lecture n'est pas une fin en soi. La lecture est un outil. Ce n'est pas un savoir, c'est un outil pour savoir, entre autre. On ne lit pas pour lire, on lit pour autre chose. Un apprenti a besoin d'être invité, soutenu, aidé et encouragé amicalement par des compliments. Cependant la lecture contient sa propre récompense et n'en demande aucune autre. Le bénéfice doit rester au compte exclusif du lecteur et non de l'institution qui transmet. C'est la condition pour que, en ce XXIe siècle, un apprenti lecteur ne perde point le goût de lire avant de l'avoir pris. Laurent Carle .
1 Bien sûr, le maître de CP conserve la liberté " pédagogique " (le droit de choisir sa méthode). Mais toutes les méthodes du commerce " enseignent " le code de correspondance phonographique. Où est la liberté pédagogique ?
2 " Lire c'est, avant tout, réagir oralement à la perception de signes " (Lefavrais Pierre, Les mécanismes de la lecture, EAP)
3 C'est l'orthographe, pour les homophones, et le contexte, pour les homographes, qui fournissent au lecteur les indices pertinents pour reconnaître (et non pour identifier) les mots écrits. La primauté des sons sur le sens entraîne les novices à négliger l'orthographe au profit de l'orthophonie (dont le rôle est insignifiant en lecture).
4 Entre la lecture " enfantine " et la lecture " adulte " il n'y a pas de différence de nature, seulement une différence de qualité. La différence est dans le nombre d'erreurs commises par le débutant. Si la " lecture " alphabétique n'était pas enseignée, le débutant, comme " l'expert ", s'appuierait sur l'orthographe. C'est la candeur du novice exposé à la méthode qui est naturelle, non la syllabation qui lui est imposée.
5 Si l'écriture est là pour transporter la voix des écrivains, c'est raté ; si c'est pour transmettre leurs idées, ça marche.
6 Le " déchiffreur " ne comprend pas ce qu'il lit, le " dyslexique " ne déchiffre pas ce qu'il comprend.