Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Sylvain Grandserre écrit : LES HUSSARDS BLEUS, en octobre 2006

Depuis quelques temps, il est devenu presque impossible de traiter publiquement la question de l'École sans que surviennent des réponses hérétiques intempestives, d'une autre époque, pour ne pas dire d'un autre monde.
Blogs, forums, livres, journaux, télés, radios, magazines ou simples réunions publiques : comme chacun a pu le constater, tous les espaces d'expression sont pollués, parfois jusqu'à saturation, par une vision totalement archaïque de l'éducation. Ce discours simpliste et mensonger hérisse le poil des uns mais fait se tendre l'oreille des autres.
En effet, malgré la précision et la rigueur des travaux de recherche ou l'authenticité des témoignages liés aux pratiques de classe, tout n'a pas été dit sur ces nouveaux "hussards bleus", capables d'user de toutes les armes, conventionnelles ou non, de porter tous les coups, fussent-ils vils et bas. Contre des adversaires qui ne s'embarrassent pas de la vérité, la rationalité des arguments les plus sérieux ne pèse pas lourd.

Mais qui sont ces antipédagogues, qui font de leur incompétence une vertu ? Comment leur crasse ignorance, cachée sous une virulence abrutie, peut-elle séduire des parents déboussolés, des enseignants dépassés ou des animateurs en mal d'audimat ?

En premier lieu, il y a une complaisance dangereuse de certains médias à l'égard de ces énergumènes furibards dont le statut de groupuscule est dissimulé sous un activisme surmultiplié par Internet et un imposant carnet d'adresses politiques et médiatiques. Quand Françoise Laborde, la journaliste de France 2, reçoit J-P. Brighelli aux "quatre vérités" (sic) le 27/4/2006 pour parler de son dernier livre, elle oublie juste de préciser qu'elle est chaleureusement remerciée à la fin de cet ouvrage !
Quand Anne Guéry, journaliste de la même chaîne, réalise dans l'année ses deux seuls reportages sur ce domaine de l'éducation - comme par hasard - dans les classes de Rachel Boutonnet de "Sauver les lettres" ou de Françoise Candelier du SLECC, elle affirme sans rire : "quand je vais voir un enseignant, je ne connais pas son profil" ("L'hebdo du médiateur", 7/10/2006). En vérité, ces bêtes de foire... d'empoigne assurent de bonnes ventes et une bonne audience en tenant un discours qui peut séduire même ceux qui en seront les prochaines victimes ! Cette complicité s'est exercée au travers d'articles et de reportages télévisés dans lesquels la souplesse pédagogique est soudain apparue comme un laxisme, alors que le renoncement que provoque la rigidité totale de ces apocalyptiques était présenté comme la preuve d'une rigueur professionnelle retrouvée ! Un comble ! Du coup, ceux qui recherchent l'amélioration des conditions de la réussite scolaire ne seraient plus que des "pédagogols", "criminels de l'éducation" et autres "khmers rouges" !

Ensuite, ces rustiques aux gros sabots, pour lesquels on déroule le tapis rouge en guise de paillasson, se présentent comme d'honorables "résistants" oeuvrant dans l'ombre.
Le livre de Rachel Boutonnet s'intitule "Journal d'une institutrice clandestine"... peutêtre pour mieux rappeler que les objectifs affichés par cette fonctionnaire ne respectent pas vraiment les programmes officiels autrement plus ambitieux ! Ces rois de la férule exercent une incessante activité de lobbying à destination de médias incompétents et d'un ministère bien perméable à leurs arguments au point d'être tenté de couper les têtes qui dépassent lors de ce grand garde-à-vous pédagogique (cf. R. Goigoux).

Pourtant, il est facile de constater que nos prétendus "maquisards" ne sont que de zélés "collaborateurs" de la politique la plus rétrograde que l'on ait connue depuis longtemps. Ainsi, J-P. Brighelli, l'auteur de "La fabrique du crétin" (non, ce n'est pas une autobiographie) suite à une émission de télévision où on fit semblant de l'opposer au ministre ("L'arène de France", France 2 le 6/9/2006) avoue sur son blog : " Il y avait un jeu assez complice entre moi et De Robien, plus ou moins planifié d'avance. Le fait de nous mettre dans des camps opposés n'était que de la frime "(7/9/2006, sur son site "bonnet d'âne"). Quant à Marc Le Bris, connu pour le livre "Et vos enfants ne sauront pas lire... ni compter" qui lui valut d'être reçu cordialement en 2004 par le ministre Fillon, il n'a pas hésité à prendre la parole à la tribune de... l'UMP lors de la journée de convention de ce parti le 22 février 2006 (photo sur le site du café pédagogique). Cet adoubement lui a permis d'obtenir à la rentrée 2006 une aide financière rondelette et une décharge pour mettre en place le programme rétrograde SLECC (savoir lire, écrire, compter, calculer) qui soutient autant l'école qu'un pieu l'empalé.

Par ailleurs, ces "tenants du savoir" ne savent vraiment pas se tenir ! Leurs sbires insultent, menacent, diffament, mentent, tentent d'intimider leurs opposants. Ils vont parfois plus loin comme G. Sibieude, responsable du site "lire-écrire" et auteur du livre "Apprendre à lire à la maison" (forcément !) , qui hurle : "Aux armes, citoyens !
Il faut que de nombreux opposants aillent faire la claque", aux réunions publiques de Philippe Meirieu car "c'est l'occasion de démolir un type qui devrait être jugé en cour d'assises pour crimes contre les enfants" (8/9/2006 site lire écrire) !!! Dire que quelques mois plus tôt, le même Sibieude participait à des réunions en compagnie de M. Le Bris sous le haut patronage de l'association traditionaliste "Familles de France" (en Seine-Maritime les 20 et 21 janvier 2006) !

Enfin, ce qui n'est jamais affiché sous ce menu avarié, c'est le véritable prix à payer par les jeunes élèves pour leur imposer des méthodes d'enseignement qui n'envisagent l'apprentissage que sous la forme du gavage, dans une conception de l'éducation limitée à l'instruction par dressage.
Pour cela, laissons la parole à Rachel Boutonnet qui , dépourvue de la modestie nécessaire pour apprendre un métier complexe, ne craint pas d'écrire deux livres en moins de quatre ans d'expérience, ce qui nous vaut quelques recettes peu ragoûtantes (citée par M.T. Maschino dans "Parents contre profs" Fayard 2002) : refus du travail en équipe avec les collègues car "c'est l'avis du plus fort qui passe" ; mépris des élèves juste considérés comme "non responsables, non autonomes et ignorants de beaucoup de choses" ; une démarche fastidieuse assumée : "je ne crains pas qu'ils s'ennuient [...] je demande à mes élèves de rester immobiles et attentifs en classe [...] mes punitions sont bêtes et méchantes [...] " (on peut lui faire confiance !) ; une tenue de la classe suspecte quand ça ne va plus : "Je hausse la voix très fort et je dis des choses assez terribles (???) pour que mes élèves en restent cois. Je peux donner des tapes sur les fesses de ceux qui ne se décident pas à s'asseoir correctement. Je secoue parfois les épaules de ceux qui sont trop agités pour entendre les réprimandes" ; un RMI éducatif : "Je ne travaille pas par "projets". Mon seul "projet" est que mes élèves apprennent à lire, écrire et calculer" (et dire qu'elle et ses amis accusent les pédagogues d'avoir renoncé !) ; une gestion du travail et des conflits peu recommandable : "Mes élèves ne travaillent pas en groupes. Chacun travaille seul et pour lui". "Si j'entends un de mes élèves dire qu'il "n'aime pas les Noirs", je le reprends devant toute la classe et je le range avec le plus noir de la classe", etc.

C'est avec une telle assise théorique qu'elle fut invitée sur RFI (18/1/2006) où elle put affirmer : "Je ne parle pas trop de pédagogie différenciée car ça ne me dit pas grand chose" ou encore "Il y a l'envie de lire chez tous les enfants... [...] il faut apprendre à lire même à ceux qui n'ont pas envie de lire" et enfin à propos de la syllabique : "l'intérêt c'est que l'enfant ne lit que ce qu'il sait lire" !!! Comme dirait M. Le Bris (France 2 le 6/9/2006) : "C'est cette école qui a fait de nous des intellectuels ". Tu l'as dit, bouffi !
C'est en tout cas de cette façon que de prétendus militants de gauche (Boutonnet, Le Bris, Brighelli) ont reçu le soutien de l'extrême droite (logique puisque seul le programme du FN prévoyait le retour de la syllabique - voir aussi le site de B. Mégret).

Bien sûr, nous pourrions nous contenter de sourire si dans le même temps tout allait bien dans l'Éducation Nationale. Or, il reste d'évidents progrès à réaliser, notamment en développant des pratiques innovantes, adaptées, mais rendues responsables de tous les maux... sans qu'elles aient jamais été réellement mises en place !
Et dans un paysqui connaît une dégradation sans précédent (chômage, RMI, racisme, communautarisme, logement, précarité, violences...) qui voudra faire croire que tout va bien sauf l'école dont on sabote encore ces temps-ci les moyens d'action ?
Rappelons que s'il reste des imperfections de taille, il n'y a jamais eu aussi peu d'illettrés, jamais aussi peu de jeunes sans qualifications ou diplômes, jamais aussi peu d'échec scolaire, jamais autant de bacheliers. Que de nouvelles exigences aient dépassé nos résultats - pourtant en hausse - est une évidence que l'on aimerait voir médiatisée davantage que ces nostalgiques délirants qui, en plus d'hurler avec les loups, font le choix de les caresser dans le sens du poil, inconscients de la gravité des morsures que la crise sociale et morale ne fera qu'infecter.

A nous de trouver les réponses pour museler ces aboiements de pitbulls enragés, issus d'un croisement idéologique aussi redoutable que douteux.
haut de page

Et Laurent Carle lui répond

Je voudrais remercier Sylvain Grandserre pour son papier sur les hussards bleus. Je le soussigne.
Toutefois, la pensée pédagogique dominante étant conservatrice, pour ne pas dire réactionnaire, totalitaire, antipédagogique et antidémocratique, dans les milieux professionnels ou politiques et chez les citoyens ordinaires de toutes conditions, y compris chez ceux qui ont souffert à l'éco
le, on est forcé de la considérer malgré nous comme une pensée orthodoxe. C'est la pensée pédagogique pédagogique qu'on pourrait qualifier d'hérétique.

Les militants et intellectuels de gauche et d'extrême gauche se situent majoritairement à droite quand ils pensent l'école (voyez Cavanna et Philippe Val). La plupart des enseignants pensent, votent à gauche et se comportent comme des militants de droite quand ils sont en présence de leurs élèves. Ils se mettent en grève pour défendre leurs conditions de travail, leurs avantages acquis et l'amélioration de leurs carrières. Quand leurs revendications sont satisfaites ils rentrent, convaincus et satisfaits ... d'avoir sauvé l'école. Une fois en face de leurs élèves ils se comportent en monarques absolus et leur font subir un sort qu'ils ne tolèreraient pas pour eux de leur ministre. Un seul exemple : toutes les catégories et toutes les disciplines d'enseignement réclament une augmentation du temps de présence des élèves dans la classe (par souci culturel évident) et ... une réduction du temps hebdomadaire de travail des professeurs (dans le but "d'avoir plus de temps pour se réunir en équipe", "pour mieux servir leurs élèves"). Faites ce que je dis, pas ce que je fais ! La conception féodale du système éducatif n'est pas l'apanage des gens de droite.

Par ailleurs, je connais les opinions politiques des gens de ma rue, de mes amis, de mes proches. Ils se dispersent sur l'éventail politique. Je ne connais pas leurs opinions pédagogiques, ni leurs positions sur la querelle scolaire. Mais je devine sans me tromper qu'ils sont tous partisans d'une école qui enseigne, qui note, qui classe, qui récompense les bons élèves et punit les mauvais. Bref, qui confirme les avantages de naissance. Ce serait une erreur de tracer la même ligne de démarcation pour partager pédagogues et antipédagogues, opinions politiques de gauche et opinions de droite. Si nous procédions à une consultation électorale nationale, la réaction pédagogique obtiendrait une victoire sans bavure. Hélas !


Ce sont les mythes qui font l'opinion. Quand on n'a pas d'opinion, pas d'avis sur une question qui fait débat, on adopte sans le savoir les positions majoritaires auxquelles on accorde le préjugé favorable de l'orthodoxie. Les ténors de l'idéologie dominante font leurs moissons dans des blés qui ne demandent qu'à être fauchés.

Pour infléchir cette tendance majoritaire commune (au sens commun) il ne suffira pas de se battre contre Boutonnet, Brighelli, Le Bris et autres sur les plateaux de télé et dans les colonnes de presse, il faudra adopter une stratégie de pédagogie de masse qui cible l'opinion publique pour l'informer. Il faudra mettre au point des sérums antitétanisants, des contrepoisons idéologiques.

Bon courage
Laurent Carle