Comment pourrait-il être envisageable de "labelliser" des manuels de lecture ? Sur quels critères s'appuyer ? Si l'on veut faire un travail sérieux, il faudrait définir des critères efficaces de caractéristiques d'un "bon" manuel, et des années d'expérimentation approfondie de chacun de ceux qui existent.
Mais surtout, il faudrait, avant tout autre travail, avoir démontré la nécessité des manuels d'apprentissage de la lecture.
Comment dans un monde où l'écrit est omniprésent, dans la rue, sur tous les murs, dans la maison, sur la table des repas, à la télé, dans les courriers reçus, chez les commerçants, sur les jouets des enfants, sur les produits ménagers, enfin partout où passent les enfants, peut-on penser encore qu'un manuel de lecture est nécessaire, pour découvrir la lecture ?

Avec son statut particulier de principal outil d'émancipation, la lecture est depuis toujours jugée dangereuse, et à ne pas mettre entre toutes les mains, donc sa porte ne s'ouvre pas facilement. Très vite, on a trouvé un outil précieux qui trompe son ouverture : le "manuel de lecture", objet bien artificiel, mais qui a l'avantage de faire grincer la porte pendant l'apprentissage, n'ayant que peu à voir avec les vrais objets à lire.
C'est aussi un objet bizarre : ce n'est ni un livre, ni un journal, ni un recueil de nouvelles ou de poèmes, et, de fait, on ne le lit jamais : on s'en sert pour apprendre à lire ! Comme paradoxe, il est difficile de faire mieux.
En voici un exemple célèbre, encore fréquemment utilisé dans les classes :

Vous me direz que ce n'est pas très nouveau : rassurez-vous, les nouveaux ne sont pas mieux, même si on observe un effort de présentation :
Par exemple cet "escalier" de la lecture, et ses huit marches qu'on peut trouver sur Internet :

1- je sais manipuler un livre correctement. Bon ! D'accord !
2- Je sais qu'il y a des « choses » à lire dans les livresidem
3- Je sais lire quelques petits mots (le, la etc.). Quel intérêt ? Et pourquoi commencer par eux ?
4- Je déchiffre les mots inconnu.Où est le sens ici ? Et où est l'intérêt de les "déchiffrer, si on ne les comprends pas ?
5- je lis de façon fluide. Donc à haute voix : et le sens alors ?
6- Je fais les liaisons. Lire ne s'effectue pas à haute voix, mais avec les yeux seuls.
7- je mets le ton. même remarque que précédemment, sauf que, dite ainsi, cette formule n'a aucun sens.
8- Je suis un très bon lecteur. C'est sûrement trop vite dit !

Dans cette énumération(qui n'est en rien une progression !!) il manque tout ! Il est clair que l'objectif ici n'est pas la compréhension ; il ne s'agit que d'une lecture à voix haute, qui ne va servir à rien (c'est quoi, le "ton", correspondant à quoi ? ?) Formule absurde !
On ne peut qu'être navré de voir de si énormes contresens, tant de gâchis, avec ces inventions absurdes.

Rien de tout cela ne permet d'atteindre une maîtrise de la lecture, la vraie, celle des plaisirs de lire et celle qui permet d'apprendre et de savoir.

Que faut-il pour pouvoir vraiment apprendre à lire ? D'abord, chose totalement oubliée depuis que cet apprentissage existe, être bien convaincu que, puisque l'écrit n'est accessible qu'avec les yeux, apprendre à lire, c'est apprendre à se servir de ces yeux. L'oral n'y a pas sa place : lire, c'est transformer des signes écrits, en images mentales, en pensées, en opinions, en croyances, toutes choses qui peuvent créer des échanges oraux, mais jamais directement : que ce soit chez soi ou en classe, lire s'effectue à partir d'une perception visuelle, évidemment silencieuse. Et ce qu'on appelle" la lecture à haute voix", n'est pas de la lecture, mais une communication orale de celle-ci, fort difficile à maîtriser, car elle demande un apprentissage spécifique approfondi, qui ne peut apparaître qu'une fois la lecture des yeux, bien installée.

Alors, pourquoi fait-on lire les élèves à haute voix en classe ?
Parce que, ignorant — ou refusant d'admettre — que la lecture à haute voix n'est pas de la lecture, l'enseignant trouve plus commode cette lecture sonore, infiniment plus économique à vérifier qu'une lecture des yeux... Et voilà pourquoi, mélangeant tout, on ne fait rien de bien : on ne vérifie pas la lecture, la vraie, et on trompe les élèves — et même les ministres ! — en leur faisant croire que tout ça, c'est la même chose.

Mais enfin, quand aura-t-on fini d'aller chercher midi à quatorze heures ? Quand aura-t-on compris qu'en classe le vrai manuel de lecture, c'est l'écrit qui nous entoure, point barre !?
Et quand se décidera-t-on à admettre qu'il faut s'appuyer, pour tout apprentissage, sur ce que les enfants connaissent, tout ce qui appartient à leur vécu, où fleurissent de nombreux écrits de toutes sortes : depuis les courriers reçus à la maison, jusqu'aux ouvrages du CDI, en passant par toutes les choses écrites de la vie quotidienne, les journaux, les programmes télé, les publicités, les graffitis de la rue, et les petits mots que les élèves se font passer en douce pendant la classe... Ils sont là, les vrais "manuels".

Les seuls objets à éviter, absolument, ce sont les manuels de lecture, objets faux, et qui faussent les connaissances des enfants sur ces sujets : sur ces objets, en effet, il est impossible de lire, puisqu'ils n'apportent aucune information : chacun sait que lire, c'est découvrir des idées, des événements, des savoirs, en prise directe avec la vie que connaissent les enfants.
Labellisés ou pas, les manuels de lecture sont à éviter.
Et ce n'est pas une gloire pour notre ministre que de lire ses propos ministériels, sur un sujet dont, de toute évidence, il ignore tout : si ce n'était pas le cas, jamais, il ne dirait une sottise pareille.