Assurément, aucun auteur de programmes scolaires n'a su, avec une telle pertinence, et une telle force, définir l'objectif majeur du métier d'enseignant, et présenter de tels contenus.
Avec les événements récents qui projettent une lumière dramatique sur un domaine, considéré, depuis toujours, comme une sorte de sanctuaire à part, qu'il faudrait protéger des miasmes et agitations de la vie extérieure, il faut se rendre à l'évidence : l'Ecole semble bien avoir quitté ce sanctuaire. Elle est même maintenant en première ligne.

C'est donc sur le front, à la merci des diverses formes de mitraille qui menacent de toutes part, qu'elle doit assumer sa tâche, en se protégeant, sans ignorer le danger, maintenant permanent.
Pour cela, la formule proposée par Philippe me semble un excellent fil conducteur d'une réflexion indispensable ici : on y trouve la définition d'une certaine manière de penser, et celle d'une conduite, chère à lui, maintes fois développée, dont la difficulté réside dans une contradiction interne, qui bouleverse quelque peu les objectifs traditionnels de l'école, celle de "penser par soi-même", et, en même temps, de "construire du commun", dans un monde qui s'oppose en tous points, aussi bien au premier qu'au second.

1- Construire du commun.
Notion moins facile qu'on croit à concrétiser : quel commun, à quel niveau ? Et pour en faire quoi ?
Certes, en classe, c'est bien ensemble que les choses doivent évoluer, se clarifier, pour améliorer la vie de chacun : les élèves sont là, avec leurs problèmes personnels divers, et les apprentissages prévus, les mêmes pour tous. Le "commun" semble donc, à première vue, facile à construire dans la classe, puisqu'on y est ensemble pour travailler sur la même chose, apprendre ce que le maître enseigne à tous, ce qui fait le commun de chacune des diversités d'élèves, que représente une classe.

Ce n'est pourtant qu'une illusion, une illusion d'ailleurs complexe : la classe est rarement un véritable "groupe" ; le plus souvent, elle n'est qu'un ensemble de plusieurs élèves, chacun étant plus ou moins seul, au milieu des vingt-cinq ou trente autres.
Pour qu'elle soit un groupe, il faut que celui-ci ait été construit ouvertement, tous ensemble, et qu'il fonctionne en tant que tel, avec une organisation et des règles adaptées, adoptées aussi, par chacun des membres du groupe, et une régulation rigoureuse et régulière. Faute de quoi, l'ensemble est bancal et retourne immanquablement à l'autoritarisme habituel.
En fait, le "commun", c'est la démocratie dans la classe. Sans elle, il ne peut pas exister, et les enfants ne peuvent l'apprendre.
Sans elle, surtout, le premier point posé par Philippe, penser par soi-même, est impossible à envisager : si l'organisation n'est pas démocratique, les élèves ne seront jamais en situation de pouvoir penser par eux-mêmes, trop occupés à effectuer les activités demandées par l'enseignant et à le suivre.

2- Penser par soi même.
C'est, en effet, le point le plus difficile : chacun des enfants est, de toute part, inondé d'affirmations, de savoirs plus ou moins nouveaux, de menaces diverses, plus ou moins scientifiques, déversées quotidiennement sur les réseaux sociaux, installant de manière subreptice des croyances et des peurs, qui perturbent la pensée au point de la paralyser parfois ?
Certes, il y a les cours donnés en classe, mais sont-ils conçus pour conduire les élèves à penser par eux-mêmes ? Pas toujours, c'est évident. Du reste, c'est une activité qui ne se fait pas bien sur commande. Dans notre société où la tradition est d'abord, la soumission, je dirais qu'en classe, penser par soi-même ne semble pas l'objectif auquel on pense en premier, celui-ci étant d'abord d'engranger des connaissances : les évaluations officielles, comme celles que l'on effectue en classe en sont la preuve.

Quand, les enfants vont-ils alors apprendre à penser par eux-mêmes ? Il manque, c'est vrai, dans les emplois du temps, des moments pour cela, qui ne fait guère partie des programmes officiels. Or, il faut qu'ils soient officiellement prévus : les enfants en ont besoin, et, parodiant la célèbre phrase, on peut dire qu'il faut donner du temps à leur temps, pour réfléchir ensemble, échanger entre eux, sur des documents qui les interpellent, qui les sortent de leur confort de pensée ; bannir, bien plus tôt que cela se fait en général, les "petits textes", et la petite réflexion à laquelle ils invitent : Alain disait : "Il faut donner aux enfants de vraies graines et non du sable".
Les enfants d'aujourd'hui sont au courant de tout ce qui se passe, mais ils n'ont pas toujours la capacité de les comprendre et encore moins les moyens de les aborder "en distance". C'est donc en classe qu'il faut en parler, en leur donnant droit à la parole, pour dire ce manque de confort et le partager — le droit, mais du temps, justement, aussi pour cela. Et c'est plus important que la règle d'accord des participes !
C'est ce qu'on nomme "avoir un fonctionnement démocratique", de plain-pied dans la réalité extérieure à l'école.
On le voit, cette formule, à travers son innocence apparente — que l'on va sans doute, en haut lieu, tenter d'édulcorer jusqu'à l'épuisement, en démontrant que c'est ce que font les "bons" enseignants. — est une proposition véritablement politique.

Nous évoquions, en début de billet, les obstacles, récemment aggravés, qui viennent alourdir la tâche de chaque enseignant : le sanctuaire protégé qu'était l'école jadis (sans du reste n'avoir jamais pu l'être vraiment !) n'existe évidemment plus. Et heureusement : à quoi servirait l'école sinon à mieux comprendre ce qui se passe dans l'entourage des élèves ?

C'est ainsi qu'apparaît, dans toute son ampleur, ce qu'un tel objectif exige, en matière de formation des futurs enseignants. Si les objectifs pédagogiques sont toujours aussi nécessaires, l'ancrage de cette pédagogie dans l'actualité politique, économique et sociale, devient une condition incontournable des contenus de formation.
La frilosité bien connue des formateurs sur ce point, doit être secouée. La douce tiédeur des habitudes tranquilles a disparu. La pédagogie n'est plus un refuge. Plongée dans l'actualité brûlante, elle a mal et elle fait mal : plus d'abri pour personne, et, pour l'école, le sanctuaire, c'est fini (pour autant qu'il ait existé réellement...). L'école est au front et en première ligne.
C'est en soldats de première ligne, qu'il faut maintenant former les enseignants.