"Une véritable culture de la lecture et de l'écriture" pour acquérir "une pensée autonome, humaine, empathique, structurée et libre"... On ne peut imaginer plus beau projet pour le travail de français à l'école, et comme on peut s'y attendre avec de telles intentions, pas facile du tout à réaliser !

Une chose est certaine : seule, une conception ambitieuse de la pédagogie peut les rendre envisageables. C'est-à-dire, une pédagogie qui prend au sérieux l'enfant, quel que soit son âge, qui refuse tout "faire semblant", toute facilitation des obstacles à franchir, toute simplification factice du travail, et toute infantilisation des élèves, au profit d'une installation d'un système d'aides mutuelles, à partir d'outils et de documentation, permettant un travail "vrai", c'est-à-dire d'adulte : un enfant ne peut grandir que s'il est tiré vers le haut par ses propres activités, et si des aides lui sont librement accessibles.
Les conditions à remplir ?
La première, c'est de faire disparaître le travail individuel en classe, qui est infantilisant et contreproductif. En classe, c'est à plusieurs qu'on travaille, et, pas toujours avec les mêmes : tout est affaire de contrat passé ensemble durant la première semaine de classe : j'ai toujours souhaité (et réalisé parfois, seulement) un démarrage d'année avec une première semaine consacrée à organiser, programme en main, sinon l'année entière, au moins le premier trimestre, jusqu'à la première réunion, de régulation, évaluation formative, débouchant sur des prises de décision, concernant le second trimestre. C'est une manière de fonctionner qui responsabilise les élèves et attise ainsi leurs motivations. C'est aussi une manière démocratique de travailler.
Du point de vue des besoins pédagogiques, elle présente aussi l'énorme avantage de leur faire travailler le français, en situation réelles : l'oral avec les réunions, et l'écrit avec la rédaction des compte-rendu de ces réunions.
Il faut ajouter qu'une telle pédagogie inclut évidemment tout un travail vers les parents, pour, à la fois les informer et leur demander conseil. Et c'est une excellente situation de plus, avec d'importantes différences : les compte-rendu de réunion, et les récits d'information aux parents, ne sont évidemment pas rédigés de la même façon avec un vocabulaire différent et un style qui ne saurait être le même, même si les contenus sont largement les mêmes.

Toutes ces situations d'écritures différentes demandent en classe un va et vient permanent entre le travail, la documentation qu'il demande et les échanges entre enfants. Elles permettent de riches découvertes sur les variation du langage en fonction des moments et des types de textes à produire. On est loin ici de "l'écriture personnelle", — déjà un gros progrès par rapport à la rédaction traditionnelle — mais qui, si elle est seule, reste bien scolaire encore, et assez loin des vraies situations sociales d'écriture.
En fait, contrairement à ce qui se passe avec l'expression spontanée, évidemment intéressante et souvent riche, — mais qui n'enrichit pas, ce qui la rend insuffisante, seule — la création exige des contraintes et des règles qui, tel le citron qu'il faut presser pour en recevoir le jus, obligent à sortir des habitudes plus ou moins paresseuses et ouvrent la porte aux audaces.

Des règles donc.
Mais ça ne suffit pas — et tant pis si j'apparais comme une hérétique aux yeux de certains — je suis convaincue que ce n'est pas en écrivant qu'on apprend à écrire : c'est en lisant, beaucoup, et des écrits divers, car c'est là qu'on découvre les fameuses règles— et qu'on peut en étudier les caractéristiques, pour s'en souvenir quand on a à écrire.
Que cela plaise ou non, sauver l'écriture du français, ne peut donc se faire qu'avec une boulimie de lectures et d'analyse des textes lus et des productions, en n'oubliant pas que la lecture gouverne la réussite de toutes les autres disciplines : il a été prouvé depuis bien longtemps que, dans un problème de maths, c'est la compréhension des énoncés, et la rédaction des explications relatives à la solution, les causes premières d'échec dans cette discipline.
Il en est de même pour les autres disciplines scolaires, où la formulation et la compréhension des consignes de travail est, pour une majorité d'élèves, une difficulté majeure. Et trop souvent, les professeurs de ces disciplines qui s'en rendent compte, se sentent un peu perdus... Preuve que tous ne sont pas encore convaincus qu'à l'école un travail d'équipe pluri-disciplinaire est indispensable...

Il ne faut pas oublier, enfin, que le français est une langue relativement menacée, difficile à protéger face à d'autres langues européennes qui ont tendance à envahir le marché, et que ses productions, fort nombreuses et d'une grande richesse ne sauraient conserver celle-ci intacte dans des traductions.
Et puis la formule n'est pas fausse, même si elle paraît un peu grandiloquente, qui dit que la langue est l'âme d'une nation : le français, c'est notre façon de penser et de communiquer, notre identité. Pas question surtout de l'opposer aux autres, mais d'en éclairer les spécificités par rapport à elles : aussi faut-il soutenir l'existence, dans tous les CM, au moins, d'un travail de comparaison des langues que les élèves apprennent, ou même simplement qu'ils connaissent un peu.
Comparer leur oral, et la "musique" qui les caractérise chacune, comparer leur écriture, la longueur des mots, leur allure, et ce qui fait qu'on les reconnaît à première vue, même si on ne comprend pas ce qui est écrit. Repérer le français dans cet ensemble, où il se situe, et ce qui fait qu'on peut le reconnaître immédiatement.
C'est ainsi qu'on sauvera notre langue.

Et, comme le dit Miller à propos du soldat Ryan, "sauver un homme, c'est parfois en sauver des centaines d'autres", sauver le français, c'est en même temps, sûrement, sauver beaucoup d'autres langues !