1- Comment l'orthographe française est-elle née ?

En France, elle est arrivée au XIIIème siècle, avec le formidable essor commercial qui s'y est produit, et qui a rendu nécessaires des échanges entre des régions de plus en plus éloignées les unes des autres. Mais leur particularité était surtout qu'elles ne parlaient pas le même oral. Cela rendait impossible de s'appuyer sur lui pour communiquer à distance, il a fallu trouver un moyen de se faire comprendre quand même.
Or, ceux qui allaient lire ce qu'on voulait écrire, connaissaient forcément un peu de latin (étudier, c'était d'abord étudier le latin), il a paru normal de se servir du latin pour se faire comprendre des clients futurs, aggravant ainsi fortement l'écart entre oral et écrit, pour utiliser une sorte de sabir intermédiaire entre la langue latine et les parlers locaux.
C'est ainsi que, dès l'origine, l'écrit en France s'est installé loin de l'oral.
Mais elle n'est pas pour autant devenue le monde du n'importe quoi.
Sous la pression des besoins de plus en plus grands de communication à distance, elle est devenue un système de communication spécifique, dont les signes s'interprètent directement, sans passer par l'oral, grâce à une organisation grammaticale très distincte de la sienne : l'écrit a, en effet, une belle contradiction à résoudre : être, à la fois, riche d'informations, et court en même temps.
Impossible de la résoudre sans modifier profondément la manière d'apporter les informations.
Ecrire eut donc à mettre au point un type d'expression très différent de l'oral spontané : une syntaxe spécifique, structurée et dense, seule capable d'associer ces données apparemment contradictoires.

On voit ainsi que ces différences, loin d'être des inventions humaines, arbitraires, destinées à faire de l'écriture un outil de prestige et de sélection sociale, comme cela peut le paraître à beaucoup, étaient d'abord une nécessité fondamentale, n'ayant rien d'arbitraire. Certes les pratiques pédagogiques se sont ruées sur cette possibilité, vite apparue, pour en faire précisément cet outil de sélection, condamné par tous ceux qui rêvent d'une école démocratique.

Comment éviter, aujourd'hui encore, cette dérive ?
Changer l'orthographe ?
Elle est inchangeable comme le prouvent les échecs successifs de ceux qui se sont lancés dans cette aventure. Pourquoi échouent-ils, alors qu'on a pu le faire aux quinzième et seizième siècle ? Parce que, à ces époques lointaines, l'écrit était le fait d'un tout petit groupe de personnes cultivées, souvent en relation entre elles, qui avaient tout loisir de jouer avec les règles du jeu.
Aujourd'hui, c'est loin d'être le cas : l'orthographe est une réalité sociale, de masse, coincée par l'école obligatoire et ses programmes, si bien qu'on ne peut plus rien changer. Il faut faire avec elle, telle qu'elle est, que ça plaise ou non.
Seule solution qui se divise en deux : sortir des idées reçues pour comprendre comment elle fonctionne aujourd'hui, et l'enseigner, toujours en relation avec son histoire et son fonctionnement.

2-Comment, l'orthographe fonctionne-t-elle aujourd'hui ?

Comme toute réalité de masse, ce qu'elle est devenue maintenant, elle EST, et aucune communication écrite ne peut plus se dérouler sans elle : il suffit d'une erreur, même minime comme un accent oublié, dans l'orthographe d'un mot pour détruire un message, le rendre incompréhensible ou le modifier en profondeur.
Que l'on songe à la scène des "ou/où", dans le Mariage de Figaro, de Beaumarchais (acte III, scène 15), où, en conflit avec Bartholo, sur le sens de l'accord signé jadis, Figaro défend l'interprétation : "Laquelle somme, je lui rendrai dans ce château, ou je l'épouserai", tandis que celui-là opte pour la présence de l'accent sur "où", qui modifie considérablement le message.
Avec les élèves, ce sont des exemples comme celui-là, qu'il faut utiliser : il est superbement parlant et ils ne l'oublieront pas. Et puis, il est drôle, et il ne faut jamais manquer en classe une occasion de faire rire nos élèves : durant toute ma carrière, j'ai déploré le manque d'humour de beaucoup d'enseignants, et l'absence de rires dans les classes, autres que cachés, sous cape, et dirigés contre l'enseignant.
C'est à l'enseignant, me semble-t-il de faire rire ses élèves !

3- Comment l'enseigner ?

Puisqu'elle "est", il faut l'enseigner comme on le fait pour ce qui, comme elle, est : les sciences de la nature, par exemple. Comme elles, l'orthographe est une science d'observation : c'est en observant les écrits lus, en y découvrant des régularités, des ressemblances, des différences, que l'on peut tirer des conclusions, pour l'écriture. C'est perdre son temps que de vouloir y trouver une logique ou une cohérence : seules existent des "régularités", qu'on note et dont on cherche d'où elles viennent, pour formuler de "pseudo-règles" personnelles, toujours provisoires, relatives et limitées, des groupements possibles, pouvant être érigés en règles relatives, à situer dans des contextes précis.
Rien d'autre à apprendre : ce serait une grave erreur pédagogique et linguistique, que de vouloir faire apprendre de prétendues "règles" là où il n'y en a pas !
Mais, croire que s'il n'y a pas de règles, c'est de l'arbitraire pur est tout aussi faux.
L'orthographe fonctionne aujourd'hui selon des régularités souples, sans raideur, qu'il faut connaître, en sachant bien qu'elles sont sans généralisation possible, à l'exception de quelques domaines, comme celui des verbes.
Et puis, il faut savoir que maîtriser l'orthographe, c'est d'abord, être visuellement et physiquement gêné par une erreur d'orthographe. D'où le danger de perdre du temps à étudier les erreurs, et les analyses de celles-ci, car l'œil orthographique des élèves est fragile et recevoir, pour les étudier, des erreurs dans les écrits qu'il parcourt, ne peut qui lui nuire. C'est pourquoi il est si important que, dans l'expérience visuelle que les enfants vont avoir de l'écrit, les erreurs d'orthographe soient résolument absentes.
Il s'ensuit que les analyses d'erreurs, prônées par certains chercheurs, sont, à mon sens, une erreur majeure : en orthographe, les erreurs (qui ne sont jamais des "fautes") sont à oublier : elles n'ont aucun intérêt ; elles sont toujours toxiques.

Donc, on ne "corrige" pas les erreurs, on les efface et on les remplace tout de suite par l'écrit satisfaisant..
A l'école primaire, j'ai toujours proposé aux collègues de cacher, dans les copies d'élèves et sur leurs cahiers, les mots à l'orthographe erronée, par de petits collants sur lesquels sont réécrits les mots bien orthographiés, afin que le regard des enfants ne croise jamais des mots fautifs : c'est par la vue qu'on se sert de l'orthographe, il faut donc absolument protéger leur regard orthographique. Aussi l'habitude de consacrer du temps à corriger longuement les erreurs des élèves est une monumentale erreur pédagogique.

Quant aux prétendues "règles" à retenir, elles seront, petit à petit, découvertes par les enfants, au fil de leurs lectures, pour les retenir, formulées de façon toujours relative et provisoire, sous la forme de "j'ai observé que si je vois tel ou tel mot dans le texte, alors alors les mots qui l'accompagnent portent, en général, les marques suivantes...".
Chacune de ces données est alors notée dans des "herbiers orthographiques", engrangés par les enfants, pour être librement consultés en toute situation d'écriture...
En aucun cas, on ne doit empêcher les élèves de les consulter pendant qu'ils écrivent : le seul moyen qu'ils arrivent à ne plus en avoir besoin, c'est de s'en être servi très souvent, chaque fois qu'ils ont à écrire.
Pour certains, cela peut aller vite, pour d'autres ce sera très long. Certains en auront encore besoin des années plus tard. En tant qu'enseignant, on n'a ni à les juger, ni à intervenir pour accélérer les choses : en avoir encore besoin n'est en rien le signe d'une infériorité : je connais des agrégés, qui ne quittent pas leur dictionnaire quand ils ont à écrire.

Il faut savoir que le vrai but à atteindre, dans ce domaine, est — l'orthographe étant, chez nous, un des premiers indicateurs de culture — que tous les élèves aient en main des moyens solides d'écrire sans erreurs.
Pour cela, faire disparaître un certain nombre de pratiques qui, croyant aller en ce sens, comme la dictée et les analyses d'erreurs, qui vont en fait à l'encontre de ce but : en bombardant leur œil d'images fautives, elles viennent polluer le regard orthographique des élèves.

La conclusion de tout ceci est que, s'il faut retenir beaucoup de choses à l'école, il faut aussi que certaines pratiques, certaines habitudes et autres traditions scolaires — notamment en orthographe, (mais pas que...) — soient oubliées définitivement...
Et ça, il ne faut pas l'oublier !