Ce qui m'a inspiré ce billet, précisément, c'est un exemple précis, qui éclaire avec netteté comment notre langue évolue.
Comme on sait, les précautions sanitaires exigent que soient évités au maximum, les contacts entre les personnes, qui favoriseraient la circulation du virus. C'est donc une séparation dans l'espace qui est recommandée. Or, les termes utilisés, dont personne ne sait qui les a choisis, sont tout à fait étonnants :
1- On observe l'apparition d'un terme — "distanciation" — traduction d'un mot allemand utilisé par Berthold Brecht, pour évoquer le rôle que doit avoir, selon lui, le théâtre ! C'est Brecht, en effet, qui, le premier a parlé de "distanciation théâtrale", pour évoquer l'effet d'étonnement, de recul, que doit produire un spectacle théâtral, à l'opposé de l'effet généralement attendu d'identification réaliste, laquelle n'est, selon le grand Berthold, qu'une aliénation, une sorte de sommeil, empêchant toute réflexion politique.
Pourquoi ce terme ? On est loin du Covid...

2- A ce terme inattendu est associé, dans la majorité des cas, l'adjectif "sociale". Cet adjectif qui désigne ce qui a rapport avec la société apparaît bien comme une erreur de signification, ce qu'on appelle un "solécisme". L'espace concerné ici n'a rien de "social" et personne n'a demandé qu'on espace les statuts sociaux !

Un très petit nombre de personnes (dont je suis) sont fort agacées par cette confusion, et prennent soin d'utiliser un adjectif plus adéquat, comme "physique", "spatial", ou "matériel".
Rien n'y fait !
Inéluctablement, la formule, en dépit de toute logique et de toute rigueur sémantique, envahit l'espace des médias, et, de toute évidence, ne tardera pas à s'imposer, en douceur, dans les habitudes de chacun, surtout quand les agacés seront lassés ou disparus.
Bien plus fort que tous les académiciens du monde, un être invisible et puissant, l'USAGE s'est emparé du fait et y installe sa loi. Personne n'y peut plus rien. Plus tard, l'Académie ira alors entériner ce nouvel emploi de l'adjectif. Les exemples de ce type sont très nombreux.

Qu'apprend-on avec cet exemple ?

Que la fameuse revendication, maintes fois reprise, notamment pour l'orthographe : "La langue est vivante, laissez-la évoluer ! N'hésitez pas à simplifier l'orthographe si compliquée !" est parfaitement inutile. Oui, la langue est vivante, mais elle évolue toute seule. Non seulement, elle n'a besoin de personne pour le faire, mais elle refuse toute initiative individuelle.
Inutile, donc, de chercher à modifier quoi que ce soit, l'orthographe ou la prononciation : l'une ou l'autre se modifiera d'elle-même, de façon imprévisible. Et l'on observe que cette évolution est à des années-lumière de ce que nous appelons "logique". Phénomène social, vivant, la langue a, comme tous les phénomènes vivants, sa propre logique d'évolution, imperméable à toute intervention humaine, qui choisit rarement le sens d'une simplification. Ce sont même souvent les solutions les plus complexes, qui l'emportent.

Il y a eu pourtant, dans son histoire, des interventions individuelles, qui en ont fait ce qu'elle est..

C'est vrai.
Le français, contrairement à la plupart des autres langues, a une histoire singulière : sa naissance, on la doit à un individu — et quel individu ! Un roi. C'est François 1er qui, le 10 août 1589, par l'Edit de Viller-Cotterêt, a déclaré : Nous voulons que dorénavant tous arrêts, ensemble toutes autres procédures, soit de nos cours souveraines ou autres subalternes et inférieures, soit de registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments et autres quelconques actes & exploits de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés & délivrés aux parties, en langage maternel francoys, et non autrement.
Oser remplacer le noble latin par un parler populaire, issu d'une lente dégradation de celui-là, c'est ce qu'on pourrait appeler un acte révolutionnaire ! Et l'on sait que ça n'a pas plu à tout le monde : les Finkelkraut et autres Brighelli de l'époque ont dû manquer d'en avaler leur dentier... Cette audace a donc eu besoin d'être soutenue à la fois linguistiquement et surtout politiquement : il a fallu donner des lettres de noblesse à ce bébé illégitime, et, avant tout, le protéger des salissures de la rue.
La célèbre formule de R. Estienne, que Boileau, Bossuet et la toute nouvelle Académie ont reprise à leur compte, selon laquelle, l'orthographe devait "distinguer les gens de lettres, des ignorants et des simples femmes", n'était nullement une preuve de racisme social insupportable, mais une nécessité politique capitale : il ne faut jamais oublier le regard historique : sans lui, un savoir n'en est pas un.

L'écriture n'appartenant alors qu'aux nobles oisifs et à quelques bourgeois riches, le fonctionnement de la langue notamment écrite, est devenu, durant les deux premiers siècles de son existence, un champ de jeux, de débats passionnés, d'essais divers, suivis ou non par ce petit groupe d'initiés, seul concerné.
A la fin du 18ème siècle et surtout après la révolution, le développement économique et industriel a exigé des ouvriers sachant lire et écrire (pour pouvoir voter, entre autres nécessité), l'écriture du français est devenu matière d'enseignement, ce qui l'a automatiquement fixée. Plus le temps d'en débattre !
Les débats, qui n'ont pourtant pas cessé de continuer, sont restés de plus en plus lettres mortes : l'USAGE en avait pris possession.

Quelles conséquences pédagogiques, ces constats peuvent-ils entraîner pour l'enseignement ?

La langue, qu'elle soit orale ou écrite, et que ça plaise ou non, est aujourd'hui un FAIT, un fait qui évolue, très lentement, à un rythme qu'on ne peut ni mesurer ni prévoir. Elle n'appartient à aucun de nous. Comme la nature, exactement.
Or, quand l'école a à enseigner des "faits", qu'il soient naturels ou sociaux, elle est bien obligée de s'adapter à eux : ce n'est jamais l'inverse. On notera que dans ces cas, on ne va pas chercher à enseigner des "règles" à appliquer, pour apprendre l'anatomie ou la botanique : elles sont hors sujet. On n'a donc pas à en chercher en ce qui concerne la langue.
Du reste, quand on analyse les erreurs commises par les enfants — ou les adultes ! — on voit bien qu'elles viennent de ce qu'ils ont appris des règles qui ne fonctionnent pas. C'est donc à ce corset de règles, avec lequel on l'enseigne, qu'on peut imputer les échecs observés.
Finies, les règles de grammaire et d'orthographe ! Les règles sont à découvrir et elles ne sont pas à "appliquer" : ce sont des règles de fonctionnement, impossibles à généraliser, valables seulement dans certains cas.
L'étude la langue, dans chacun de ses aspects s'effectue comme toutes les autres sciences d'observation, à partir d'activités d'observation, de comparaison, de prélèvements d'échantillons différents.
Enseigner la langue, c'est permettre aux élèves de se l’approprier à partir d’observations fines des écrits lus, de prélèvement d'exemples et d’analyses comparées de ceux-ci, pour dégager des constats. Ces constats permettent ensuite d'ériger des règles de fonctionnement, toujours provisoires : tant qu’on n’a pas exploré la totalité de la langue française, toute règle de fonctionnement trouvée ne peut être que provisoire ! On ne généralise pas, dans une science d’observation.
Et, comme pour la botanique, qui accompagne son apprentissage, de celui de la manipulation d’un herbier, servant de références aux découvertes, on accompagnera les apprentissages de la langue, de celui de toutes les documentations orthographiques, grammaticales, indispensables, dictionnaire d’orthographe et dictionnaires de verbes, ressources archivées du travail en classe, toujours à disposition des élèves pour toutes leurs activités de lecture et de productions d'écrits. Il s’agit d’équiper tous les enfants d’outils de vérification linguistique, notamment orthographique, et d'une aisance de leur manipulation, qui aidera les adultes, qu’ils deviendront, à éviter toute erreur, dans leurs écrits.

C'est ainsi, comme dirait François 1er, "et non autrement", qu'on pourra obtenir que tous les enfants s'approprient cet outil capital d'insertion sociale, et de liberté, qu'on appelle "maitrise de la langue".
N.B. Important à lire et diffuser : la prise de position de hauts fonctionnaires contre la politique de Blanquer :

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/05/2020//14052020Article637250435761243497.aspx? actId=ebwp0YMB8s1_OGEGSsDRkNUcvu QDVN7aFZ1E4yS5hsazRMcXqUKFtKFSSNS6u2i0& actCampaignType=CAMPAIGN_MAIL&actSource=502808