Le temps, c'est d'abord une notion difficile à saisir. Pourtant, ce ne sont pas les études qui manquent sur le sujet : philosophes, historiens, poètes, romanciers, psychologues, moralistes, humoristes, tous ont écrit sur lui des choses pertinentes, souvent très belles... ou très tristes ! Le temps qui passe, le temps qu'il faut prendre, le temps perdu, puis retrouvé, de Marcel Proust, le temps qui s'en va, de Ronsard, le temps que Jean Ferrat ne voit pas passer, le temps assassin de Renaud, et puis... le temps qui reste, que chantait si bien Serge Reggiani... Et bien d'autres encore.
Une notion qui pose de nombreuses questions sur le paradoxe qu'elle représente : à la fois, évidente, intimement ressentie et vécue, elle échappe souvent aux innombrables définitions qui ont pu en être données.
Subjectif, le temps, c'est une évidence. Mais ce qu'on appelle la "notion de temps", ce qu'il y a à enseigner aux enfants, est constitué d'éléments bien objectifs : les notions de date et de durée, qu'il faut apprendre à distinguer et utiliser. Or, on est loin d'être clair sur le type de difficultés qu'elles posent aux enfants.

Pour des petits, qu'y-a-t-il à construire, concrètement, dans cette notion, et pourquoi ?

On a une bonne partie de la réponse depuis longtemps : c'est parce qu'il semble bien qu'ils en aient une représentation bien différente de celle des adultes, représentation qui va faire obstacle pour eux à de nombreux apprentissages ultérieurs, en histoire, évidemment, mais pas seulement : la distinction date/durée est loin d'être évidente pour tous, et ils vont s'y heurter dans toutes les disciplines.

En plus, c'est une représentation qui dérange profondément les adultes, toujours prêts à considérer une réponse inattendue, comme un indicateur de troubles. Par exemple, nombreux sont les petits de l'âge du CP, qui, innocemment, au retour du premier cours d'histoire, demandent à leur mère si les Gaulois étaient là quand elle était petite ; et je connais une petite fille de quatre ans qui, devant sa petite sœur qui venait de naître, s'inquiétait grandement à l'idée que celle-ci pouvait attraper ses cinq ans avant elle. Elle précisait sa crainte ainsi : "peut-être qu'elle va arriver à se dépêcher de grandir : moi j'ai essayé et je n'y arrive pas ! "
Cela s'appelle avoir conscience de ses limites...

On sait en effet que, pour un petit, seul le présent existe : le passé est plat, comme aggloméré dans un même endroit appelé "avant moi", ce qui permet de penser que tous ceux qui étaient là avant moi ont pu connaître les Gaulois ou Louis Quatorze. Quant au futur, il est pour lui sans vraie consistance : c'est un mot vide, peuplé parfois de quelques rêves.
Et il n'y a aucune raison de ne pas admettre que le fait de "se dépêcher", invitation maintes fois entendue à la maison, ne puisse pas s'appliquer aussi au fait de grandir.

On mesure ici l'erreur profonde des programmes d'enseignement de l'histoire, s'obstinant à vouloir commencer par un hypothétique "commencement", en suivant un ordre "chronologique", conforme à la logique aimée des adultes, mais qui oublie superbement que les enfants, étant des êtres humains, n'ont pas un fonctionnement logique. On peut ajouter du reste que les Gaulois n'ont été en rien un commencement de quoi que ce soit, et l'on voit mal où se trouverait le commencement de l'histoire du monde !

Mais le plus grave, c'est qu'en agissant ainsi, on empêche les enfants d'entrer dans ces notions : en partant si loin d'eux et en leur imposant une chronologie toute faite, on les empêche de comprendre ce que signifient le mot et la chose, et on leur fait acquérir la connaissance des événements du passé, sous forme de paquets pré-emballés, dépourvus du mode d'emploi pour les mettre à leur place, dans la chaîne du temps. Et ce ne sont pas les fameuses frises imposées, impossibles à accrocher à leur expérience personnelle, qui pourront les aider.

Que faudrait-il faire, alors ?

Le principe pédagogique fondamental, quel que soit le type d'apprentissage prévu, c'est de s'appuyer sur les savoirs déjà-là des enfants. Apprendre, c'est transformer ce qu'on savait, et non engranger des "trucs" qu'on n'avait pas.
En matière de temps, pour des enfants, leurs savoirs déjà là, sur ce sujet, ce sont les événements de leur vie à eux, et ceux des êtres qu'ils aiment.
C'est donc de là qu'il faut partir, pour leur permettre, à partir de ceux-ci, de remonter le temps, de déplier cet amalgame du "avant moi", et en faire sortir des morceaux de temps qui vont pouvoir se détacher, se détendre et prendre vie dans leur tête.

Dans les années 70, la Recherche en pédagogie de l'histoire avait permis l'élaboration d'une approche de ce type, en collaboration avec les familles, à partir des souvenirs familiaux, photos, petits films, etc., réservant le passé lointain pour des enfants plus grands, ayant déjà pu construire les deux notions, dans des expériences pédagogiques aux résultats réellement positifs et prometteurs.
Le tollé des historiens sérieux qui s'est alors élevé de toute part, a très rapidement mis fin à ces élucubrations de soixante-huitards attardés. On ne touche pas aux traditions, surtout à celles de la logique...
Et voilà comment le passé est redevenu pour une majorité d'élèves une série de dates abstraites, et seulement de dates, sans rapport avec les durées des événements, sans rapport non plus avec celles d'autres événements produits à la même époque, dans d'autres domaines de la vie sociale. Des notions, comme celle de contemporanéïté, et de positions relatives dans le temps des savoirs acquis dans des disciplines différentes, restent ignorées du plus grand nombre.
Personnellement (et je sais que je ne suis pas seule), je n'ai découvert que très tard les relations temporelles, pourtant essentielles à leur compréhension, qui existaient entre certains événements historiques et la parution d'œuvres littéraires et artistiques.

Certes à l'école maternelle, un excellent travail a pu être fait, dans presque toutes les classes, sur le temps vécu, avec pendules, horloges et montres qu'on apprend à lire, et les calendriers, notamment les éphémérides, qui ont l'avantage de permettre, en collant chaque jour, sur une grande feuille, chacune des vignettes des jours écoulés, de rendre visible la durée du temps passé depuis la rentrée.
Mais, dès le CP, ce travail (trop "école maternelle") est oublié. Les enfants entrent dans le programme aberrant des prétendus "commencements", qui sont à des années-lumière de leurs savoirs ; on patauge dans toutes sortes de moments passés, bien datés, mais inaccessibles pour eux. Résultat : la construction de la notion de durée, qui commençait à peine, reste fragile, et celle de chronologie des événements ne se construit pas.

Peut-on faire quelque chose, pour limiter les dégâts ?
On peut déjà agir, pour convaincre les décideurs de la nécessité de modifier l'ordre inadapté des programmes d'histoire, et les habitudes de traiter le temps en classe... Mais il est évident que ce n'est pas gagné ! Et ce ne sera pas tout de suite, de toute façon...
En attendant, on peut, notamment au cycle 2, faire un travail de lecture /écriture/débats autour du passé proche des enfants, tel que décrit plus haut, et chercher tous les moyens possibles pour rendre tangible la durée qui sépare les événements historiques à enseigner, des événements qu'ils vivent ou connaissent bien.

Dans le travail de lecture, notamment quand il s'agit de récits, on peut (on doit) mettre l'accent sur la dimension temporelle de la compréhension : faire repérer les détails concernant le temps des événements, calculer les durées, pour juger de leur caractère plausible ou discutable, dans le débat interprétatif, au moment où l'on récapitule ensemble chacun des domaines à comprendre : l'histoire de quels personnages, à qui arrivent quels événements, se déroulant à quelle époque, en quels lieux précis et pendant combien de temps.

Un des meilleurs moyens, insuffisamment utilisé, malheureusement, c'est, tout au long des cycles 2 et 3, la mise en place d'une pédagogie du projet, précieuse pour asseoir cette notion, à condition que le projet à réaliser soit nettement fixé dans le temps, à une date précise, non modifiable, et que les équipes chargées des divers aspects de sa réalisation soient à la fois autonomes, responsables et aidées (c'est une évidence), mais seulement si le besoin s'en fait sentir.
Travailler ensemble sur du vrai et de l'utile à d'autres que soi, en gérant de façon responsable le temps dont on dispose, c'est la meilleure des potions pour grandir et apprendre.

Une autre manière, plus efficace, d'utiliser la fameuse "frise du temps" serait que chaque enfant, dès le CM1, puisse en construire une, en équipe, à partir de ce qu'il vit, pour y ranger lui-même TOUT ce qu'il apprend en histoire, en littérature, en sciences, — bref, tout ce qui comporte des dates — en s'efforçant d'y réintroduire les durées et correspondances temporelles, indispensables à une compréhension réelle de ces événements.

Bien sûr, cela va prendre du temps... Mais quelqu'un n'a-t-il pas affirmé un jour qu'il fallait laisser du temps au temps ?
Celui d'apprendre en a sûrement besoin, bien davantage encore...