Alors, c'est à vous, mes chers collègues, que je m'adresse, pour que vous rafraichissiez la mémoire du Ministre, en lui rappelant :
1- Que vous avez obtenu le diplôme qui vous confère le droit d'enseigner. Que, majeurs, vaccinés et formés, vous méritez entièrement cette fameuse confiance dont il sait si bien nous rebattre les oreilles. L'oublier, comme il le fait, sous le fallacieux prétexte de vous aider — ce qui est déjà une preuve de non-confiance, — est chose grave, très grave, que vous ne devez pas laisser passer. C'est même un indice sournois, inadmissible, que se prépare, en douce, une redoutable modification des règles du jeu.
2- Qu'être sous l'autorité d'un ministre, ou de tout autre supérieur hiérarchique, n'a jamais signifié être en son pouvoir : il y a ici confusion de notion.
Comme il est très possible que cette confusion soit consciente et volontaire, on ne peut nier le danger qu'elle représente.

Chercher ensemble des moyens d'agir, dès la rentrée, c'est notre devoir à tous.
Et d'abord, armons-nous d'arguments, pour justifier cette action.

Est-il légitime d'apporter des consignes d'action précise aux enseignants pour les aider dans leur travail ?

Apporter une aide à quelqu'un qui ne l'a pas pas demandée, — Freinet le disait déjà— c'est, pour un enfant, l'empêcher d'apprendre.
Savoir, c'est mettre en relation, ce qu'on apprend et ce qu'on savait déjà. Ce n'est pas se contenter de l'y ajouter, comme d'aucuns le prétendent : cette mise en relation transforme ce qui était là auparavant. Si le savoir reçu est tout fait, tout emballé, jamais cette transformation ne se produira.
Mais pour un adulte professionnel, c'est bien pire : lui dire comment faire, c'est le dépouiller de sa dignité de professionnel, et de la confiance qu'il mérite. C'est un camouflet particulièrement violent. Pour un enseignant en exercice, de telles "aides", sont autant de sarcasmes à l'égard de son expérience et de ses savoirs, et ce, de façon totalement indépendante de leurs qualités : même si ces aides étaient excellentes, elles constitueraient une grave maladresse, une faute impardonnable de pédagogie.
Or, elles sont loin de l'être : truffées d'erreurs énormes, d'ignorances indignes d'un supérieur se présentant comme tel, elles sont en elles-mêmes dangereuses pour les enfants, qui, avec ces conseils, apprennent des mensonges, et subissent des pratiques qui ne peuvent que leur nuire à l'avenir.

Oui, mais elles ont, paraît-il, une efficacité scientifiquement prouvée !

Un premier constat : il ressort d'un ouvrage, paru l'an dernier : The Fight Against Doubt: How to Bridge the Gap Between Scientists and the Public, de Inmaculada de Melo-Martín et Kristen Intemann, Oxford University Press, 2018., que, même si la vérité est le but de la science, le consensus dans une communauté disciplinaire ne peut pas toujours tenir lieu de vérité. On sait du reste, car l'Histoire en a donné divers exemples, que la "Science" a parfois été convoquée, avec succès, pour démontrer la véracité d'une théorie, erronée en réalité, mais utile à des intérêts politiques et financiers. Donc...(1)

Mais, il s'agit ici de de sciences humaines, la pédagogie, où l'on sait bien que jamais, les résultats d'une action ne peuvent avoir valeur de preuve : les facteurs entrant en jeu y sont à la fois beaucoup trop nombreux et beaucoup trop variables. Chaque enseignant peut attester que les réussites de certains de ses élèves ne sauraient être imputées à son seul travail d'enseignement : il est impossible de réduire l'être humain à une équation.
Du reste, on a maintes fois remarqué que telle pratique qui a été efficace à un moment donné cette année, ne l'est plus du tout l'année suivante. Sa réussite ce jour-là dépendait à la fois de la "forme" de l'enseignant, de l'ambiance de la classe, de ce qui s'était passé la veille, et de chacun de tous ces impondérables qui constituent le moment présent, et qui ne se retrouveront jamais exactement semblables à d'autres moments.
On a remarqué aussi qu'une pratique semble plus efficace si l'enseignant l'utilise avec enthousiasme et conviction, que dans le cas contraire. Mais ce n'est pas toujours vrai.
Aucune règle ne peut en être dégagée.

En revanche, celle qui peut se dégager avec certitude, c'est qu'une pratique allant à l'encontre de certaines autres données scientifiques (psychologiques, linguistiques, etc.) est toujours nocive à l'élève qui la subit. Par exemple, enseigner de force un "savoir", ou un "savoir faire" que l'enfant est incapable encore de comprendre, comme identifier des "phonèmes" dans une syllabe abstraite, fait partie des traitements dangereux, au même titre que des châtiments corporels, dont on commence seulement à reconnaître le caractère redoutable de leurs conséquences à long terme.

On peut donc affirmer que ce qui ne prend pas en compte TOUTES les données scientifiques, relatives à la fois à l'élève, et au savoir enseigné, ne peut être que mauvais pour ce dernier.
Les consignes de monsieur Blanquer n'en prennent qu'une seule, et, en plus, c'est une donnée qui reste largement hypothétique, même au plan scientifique. Il est donc scandaleux d'oser en imposer l'utilisation.

Mais alors, qu'est-ce qui peut être imposé à des enseignants ?

Ce qui caractérise une démocratie, c'est que les obligations et contraintes (évidemment nécessaires pour que fonctionne une société), sont d'avance admises par la majorité des citoyens, puisqu'elles sont imposées par des dirigeants que cette majorité a élus, sur la base d'un programme auquel ils adhéraient.
Et ces contraintes correspondent à des objectifs, fondés sur des valeurs que les citoyens souhaitent défendre.
Mais, pour ce qui est des "moyens" de les atteindre, les citoyens, étant considérés comme "libres et égaux en droit", ont évidemment toute liberté de les choisir, car la connaissance de ces derniers fait partie des contenus de la formation — nécessairement indépendante du pouvoir — qu'ils ont reçue.

Tel est le fonctionnement d'une démocratie : ce n'est pas aux dirigeants à apporter des consignes d'action censées aider les enseignants, dans leur métier, mais aux formateurs, à travers leurs actions de formation initiale et continuée.
On peut dire, que c'est même là que se situe le "trait pertinent" qui oppose démocratie et dictature : dans cette dernière, les manières de faire, les "moyens", sont fournis dans les moindres détails, par le Pouvoir en place... On explique clairement ce qu'il faut faire et là où il faut le faire. Cela a, entre autres avantages, de dispenser de fournir les objectifs : ça ne regarde en rien le menu peuple de savoir où l'on va : il risquerait de n'être pas d'accord.
Cela s'appelle la séparation des pouvoirs, absolument essentielle en démocratie. Dès qu'il y a collusion des pouvoirs, la dictature est là.

Avez-vous remarqué comme les objectifs éducatifs du ministère restent généraux, et peu argumentés ? Pourquoi "les fondamentaux" seraient-ils si nécessaires ? On vous répond que c'est une évidence. Très commode, la pratique des évidences : le prestige de l'autorité, qu'elle soit de pouvoir, de force, ou prétendument scientifique, est l'arme de manipulation n°1 des crédules.

A vous de tirer les conclusions... Et je vous conseille de nous y mettre à tous pour tirer : on est plus efficace.
Et ça, c'est prouvé !

(1) une confirmation, — si elle était nécessaire ! — est donnée dans l'épisode 3 de l'excellente et audacieuse série, diffusée sur Arte : "Jeux D'influence"...