On connaît le présupposé qui fonde ces affirmations progressistes : il faudrait avoir rapidement acquis le mécanisme d'identification des mots pour être débarrassé de ce travail de base, et pouvoir se consacrer à celui de la compréhension.
Le nombre de données élémentaires de la psychologie, oubliées dans cette affirmation simplette, est assez vertigineux, et monsieur le Ministre, qui se dit défenseur de la Science, a de celle-ci une conception personnelle, particulièrement sélective qui ne conserve que ce qui l'arrange. Vous me direz que c'est humain... Mais attend-on d'un Ministre qu'il ne soit que cela ?

On pourrait faire remarquer, d'abord, qu'un mécanisme, étant un comportement acquis dont le sujet est exclu (d'où les dangers qu'il provoque quand il s'installe dans les domaines où la vigilance du sujet est essentielle), ne saurait libérer le sujet de quoi que ce soit, puisqu'il l'enferme dans une exclusion, dont il n'est plus maître.
Ce raisonnement erroné repose en fait sur la confusion entre "mécanisme" et automatisme. On donne ce nom, en fait, à la maîtrise qui résulte d'une étude approfondie, d'une analyse théorisée, grâce à laquelle il devient possible d'adapter (et non "d'appliquer") la vitesse des actions aux besoins du moment, donc de choisir.
La manière de les installer est du reste très différente : on monte un mécanisme par une répétition du même geste, qui finit pas endormir le sujet. L'automatisme au contraire est obtenu par la répétition, non du geste, mais du choix du geste adapté.
L'exemple qui fait bien comprendre la différence, on le doit aux théoriciens de l'EPS : en tennis, par exemple, on a longtemps tenté de monter des "mécanismes" de coups droits ou de revers, en répétant inlassablement, dans les écoles de ce sport, le geste de l'un et celui de l'autre, par le même envoi de la balle à rattraper à droite ou à gauche. On a mis du temps à comprendre que le véritable problème ne se situe pas dans le geste, mais dans le choix du geste. Apprentissage et entraînement ne sont plus les mêmes : c'est la prise de décision qui en est l'objet : on s'entraîne à savoir choisir comment recevoir recevoir des balles dont on ne sait pas à l'avance dans quelle direction elles vont arriver.
C'est la rapidité de la décision qui fait la maîtrise, et non celle du geste.
Or, pour maîtriser le choix, il faut avoir compris, donc analysé ce qui se passe.
Et ça, ça ne peut pas se faire vite.

En lecture, c'est la même chose : la fameuse fluidité de la lecture, n'est pas l'intériorisation de la lecture à haute voix, que présente le Ministre — en fait, si l'on en croit les termes ambigus qu'il emploie, elle apparaîtrait comme "une extinction de la haute voix" : il s'agirait de passer du bruit au silence ! Elle vient en réalité d'une rapidité des raisonnements et des mises en relation, mis en jeu dans la compréhension de ce qu'on lit. L'identification des mots, en effet, s'effectue non par une oralisation de leurs syllabes, mais par la mise en relation de ce que je perçois, c'est-à-dire du contexte, avec ce que je sais, et avec ce que je cherche.

L'autre ignorance du Ministre est celle des travaux de J.P. Changeux, sur la manière dont les enfants se développent et apprennent. Ce sont des travaux qui devraient pourtant l'intéresser, car ils appartiennent aux neuro-sciences, — mais pas à celles qui l'arrangent ! Or, que je sache, la validité de ces travaux n'est toujours pas contestée. Ce sont eux qui sont à l'origine de la proposition du travail par cycles, lancée par la loi d'orientation de 1989, et reprise en 2016, sans avoir jamais été ni comprise ni vraiment mise en œuvre... Aujourd'hui, sans qu'elle soit ouvertement rejetée, on peut dire que son pronostic vital est, hélas, fortement engagé.

Pourtant, ces travaux démontrent, de façon très convaincante, ce que quiconque a eu des enfants a pu observer auprès des siens, c'est-à-dire que la progression du développement des enfants n'a rien de régulier : pour tous, elle apparaît de façon très aléatoire, et comme par « bonds ». À certaines périodes, les enfants font tout à coup d’énormes progrès, en divers domaines, puis traversent une période de « repos » dans leurs avancées, parfois accompagnée de régressions, pour rebondir un peu plus tard, et ainsi de suite. On note que les périodes de progrès ne sont prévisibles, ni en dates ni en durées.
Si bien que les moments d’évaluation, surtout s’ils sont fréquents, ont beaucoup de chances de tomber, pour une partie des enfants, impossible à déterminer, sur une période de repos, voire de régression, sans que l’on puisse parler pour autant d’échec. Ce fait relativise grandement la fiabilité des évaluations en question et les risques qu’elles font courir aux enfants malchanceux dont les périodes positives ne tombent pas en même temps qu’elles.
Il est donc vain de prévoir une date pour obtenir un résultat solide. Et s'il s'agit d'un groupe d'enfants, une classe, par exemple, une durée trop courte, comme une année, apparaît comme largement insuffisante pour atteindre chez tous la maîtrise d'un savoir complexe comme la lecture : il faut plusieurs années pour que les périodes de progrès de stagnation et de régression aient pu exister de façon tranquille et permettre à tous d'arriver au résultat souhaité. C’est le sens de l’organisation par cycles de trois ans, vécus dans leur continuité, sans autre évaluation que formative avant la fin du cycle.

Malheureusement, cela n'a jamais été compris et l'organisation n'a jamais été conçue comme une continuité sur trois ans : il faut admettre que cela demande un travail d'équipe des trois enseignants, et un travail de réelle évaluation formative et PARTICIPATIVE, donc avec l'avis des élèves sur leurs propres progrès. Il est, en effet, scandaleux qu'on ose "mesurer" un enfant, de l'extérieur, comme une chaise ou tout autre objet : il s'agit d'une personne et son opinion est aussi importante que celle de l'enseignant, pour savoir où il en est de ses progrès. Or, pour mettre cela en place, il faut réfléchir, penser autrement... et les collègues estiment n'en avoir pas le temps.
Pourtant, rien n'est plus facile que de s'organiser sur la base d'un résultat commun devant être obtenu trois ans plus tard, au cours desquels, les élèves, selon les moments de chaque années, apparaîtront, pour certains, comme ayant presque atteint l'objectif, d'autres très loin de celui-ci, ce qui signifie que les premiers auront besoin de se reposer un peu, les seconds, d'être gentiment encouragés par une confiance totale, affichée et rassurante, dont ils ont besoin pour repartir.
On le sait de façon solide : c'est là une condition sine qua non, pour que tout le monde arrive ensemble au rendez-vous. N'est-ce pas le seul but de notre travail ?

Ajoutons pour finir la troisième ignorance de monsieur le Ministre, qui souhaite évaluer le savoir lire de base à la fin du CP : il n'y a pas de savoir lire de base, à acquérir d'abord, pour l'utiliser plus tard dans les diverses situations de lecture. Celles-ci sont d'une telle diversité et d'une telle complexité, qu'elles nécessitent des apprentissages spécifiques, et que le seul point commun qui les unit, se situe au niveau des écrits eux-mêmes qu'il faut avoir identifiés, en tant que types d'écrits, et de la conduite d'approche nécessaire pour pouvoir en construire les significations.

Ce n'est pas par les lettres et syllabes qu'il faut commencer mais par le monde de la chose écrite, par les formes nouvelles de communication qu'il rend possibles, par les objets qui y sont utilisés, par la langue qu'on y trouve, si différente de celle qu'on parle.
Et cela prend du temps. Apprendre est une activité incompatible avec la vitesse et la hâte.

Si, en CP, la première année du cycle des apprentissages premiers, c'est la relation lettres/sons qui a dominé le travail accompli, l'évaluation en fin de CP — dont au passage, la présence détruira les bienfaits du travail en cycle — ne pourra évaluer que le déchiffrage, c'est-à-dire le contraire de la lecture, handicapant par avance l'entrée dans celle-ci, à cause de toutes les habitudes de conduite inefficaces qu'il aura induites.
Il faut absolument refuser l'évaluation de fin de CP annoncée : elle serait criminelle.
Non, le mot n'est pas trop fort.