Qu'est-ce que l'École Traditionnelle ? Laurent Carle répond.

Survivre, c’est durer. Vivre, c’est changer.
Qu’était cette école disparue ? L’école française fonctionne depuis toujours sous le régime du statu quo et de l’homéostasie.
Les notes, les bons points, les moyennes, les classements, les devoirs à la maison, les interrogations, la leçon magistrale frontale suivie de l’exercice d’application noté, les dictées, l’erreur impardonnable renommée « faute », le faire-semblant, les mécanismes des méthodes de « lecture » au son (à l’unité de langue atomisée) qui font déchiffrer phonologiquement, la journée de classe centrée sur la transmission du « programme » par enseignement magistral, non sur l’apprentissage et les besoins de l’élève, la recherche fébrile de l’homogénéité et de l’uniformité avec exclusion des différences et de la diversité, le culte du bon élève et le mépris du « mauvais », toutes ces obsessions, tous ces rituels qui se perpétuent, immuables, de siècle en siècle, c’est l’école traditionnelle. L’éternel recommencement.

Cette école est bien présente, toujours actuelle. C’est celle de la compétition, déconnectée du réel et de la souffrance sociale, « profitant essentiellement aux dominants en éliminant les faibles ». Les ministres se suivent, les réformes passent, l’école républicaine maintient son cap, sélectionner les élites, et sa stratégie, trier et éliminer les incapables. Dès le CP, on y prépare les concours aux grandes écoles, on bachote.
Des enseignants sans formation professionnelle, sortis gagnants de la sélection scolaire, homologuent, sans indulgence et sans compromis, des savoirs appris ailleurs et valorisent par des renforcements positifs ceux qui les détiennent. On récompense ceux qui savaient avant d’entrer dans la classe, on humilie les naïfs ignorants qui croyaient venir s’instruire dans un lieu d’apprentissage. Les enfants de milieux culturellement pauvres, les enfants du peuple, n’ont que leur ignorance (au sens scolaire) à faire valider par le système d’évaluation traditionnel, avec notes et commentaires moralisants, qui les culpabilise à vie, comme les sermons des clercs culpabilisèrent la misère jusqu’au milieu du XXe siècle, avant l’instauration de la Sécurité sociale.

La société s’est démocratisée, pas l’école. Appareil de reproduction sociale, juge-arbitre « impartial », elle confirme les inégalités d’origine ou de classe et renforce les injustices de l’existence. Pour la grande satisfaction des nantis qui déplorent hypocritement « la panne de l’ascenseur social ».
Pour expliquer « l’échec scolaire », en le justifiant par des facteurs étrangers à l’enseignement sélectif, l’école traditionnelle, jusqu’ici musée des méthodes, s’est convertie en temple des légendes. La légende du mérite, la légende du travail récompensé, la légende de l’ascenseur social, la légende du par-cœur, la légende de la globale, la légende du code de correspondance, la légende de la dyslexie. Les gardiens du temple, mythologues mythomanes modernes, y ont ajouté le mythe des troubles du langage et des apprentissages, le mythe des troubles du comportement, le mythe du pédagogisme, le mythe de l’âge d’or. C’est le culte de ce dernier qui compte le plus de prêtres et de fidèles au sein des classes favorisées. Pour le célébrer, il faut impérativement avoir « réussi » à l’école. En effet, ce mythe coïncide avec la période, variant en fonction de l’âge de chacun, où ses croyants sortirent de leur parcours scolaire primaire, couronnés de lauriers. Parce qu’ils ne s’étaient pas retournés en faisant la course en tête, ils n’ont pas vu tomber, derrière eux, la masse des éclopés, abandonnés sur le bord du chemin. Bref, l’école traditionnelle serait un paradis si elle n’était pas pervertie (n’avait pas été détruite) par les machinations du diable.
Aujourd’hui, la médecine de la réparation scolaire et la psychologie du neurone écolier ennoblissent le tableau clinique des troubles « spécifiques » en y collant l’étiquette « DYS ». Elles s’attachent ainsi une clientèle captive en lui assurant une « prise en charge » coûteuse mais remboursée. Ce faisant, elles adressent aux enseignants un feed-back négatif : « Ne changez rien ! Les pathologies sont de notre ressort.» Médicaliser dispense de questionner les pratiques et les théories. Ainsi, les professeurs peuvent continuer à noter leur classe en trois tiers (l’école à trois vitesses), pour tracer une courbe de Gauss parfaite, la « constante macabre », que la médecine ne sait pas soigner, ni diagnostiquer.[1] Pour expliquer le désastre en innocentant l’école, les experts ont donc le choix contradictoire entre la maladie scolaire infantile locale, définie avec une précision chirurgicale, et le mystérieux complot « pédagogiste » national, indéfinissable. Mais ce n’est surement pas l’école de la compétition qui est à l’origine de l’échec des perdants. C’est impensable.


[1] « Dans notre système éducatif, un professeur qui donne de trop bonnes notes est immédiatement jugé comme un fumiste. La constante macabre, c’est quand, quel que soit le niveau des élèves, il y a toujours un tiers de très bons élèves, un tiers de moyens, et un dernier tiers de mauvais élèves. Et je constate que les élèves défavorisés sont souvent dans le dernier tiers. Il y a trop d’enfants qui sont en échec de façon artificielle. » André Antibi

Constats désespérants, mais d'une criante vérité. Attention ! La vérité fait courir des risques : dénoncer les "dys", par exemple, c'est affronter un puissant lobby : c'est heurter le pot de fer quand on en est un "de terre". En plus, médicaliser, cela fait sérieux, cela rassure, car on croit que le médical est scientifique. Et puis, attribuer l'échec à une maladie de l'enfant, cela déculpabilise tout le monde, enseignants et parents. Il faudra du temps pour qu'on admette enfin que les causes de l'échec ne se trouvent ni chez l'enfant, ni dans sa famille, ni chez l'enseignant, mais dans la manière d'enseigner, dans des pratiques si profondément enfouies dans la tradition que leur caractère aberrant et dangereux n'est plus perçu du tout, par aucun des acteurs du système scolaire. Elles sont pourtant si contraires au bon sens qu'il suffirait sans doute de trouver la bonne "sonnerie au réveil" pour faire émerger la réflexion des vapeurs chloroformées de l'habitude. Sans passer par le grand chambardement politique auquel il faudra tout de même se résoudre un jour, n'y a-t-il rien à faire tout de suite, qui ouvrirait la porte du vrai changement ?

Quelques exemples de (petits ?) changements qui ne coûteraient à peu près rien.

* Est-il raisonnable d'évaluer en classe (avec ou sans notes : c'est là un autre débat) des savoirs qui n'ont pas fait l'objet d'un travail d'apprentissage ? N'est-il pas évident qu'on ne doit évaluer QUE ce qui a été appris en classe ? Une telle résolution n'implique aucun travail supplémentaire : au contraire, elle en retire !
* Est-il raisonnable de laisser un enfant se battre tout seul, sans aucune documentation et sans aide de ses camarades, avec des exercices qu'il ne sait pas faire ? Où est l'avantage ? Qui y gagne ? N'est-il pas préférable d'installer de l'entraide entre enfants, de permettre des échanges, et de les aider à acquérir l'habitude de trouver rapidement ce dont on a besoin dans la documentation ? Où serait la difficulté, pour l'enseignant ?
* Est-il raisonnable de punir les enfants en leur donnant du travail, surtout si on souhaite qu'ils aiment leur travail ? Ne sait-on pas que tout ce qui sert à punir devient punition en tout domaine et reste à jamais chargé de connotations négatives ? Ne serait-il pas préférable, si l'on veut punir, de le faire par la privation du travail ? (Tous ceux qui l'on pratiqué savent que ça marche !)
* Est-il raisonnable enfin (la liste serait trop longue...) de demander aux enfants d'être "attentifs" au discours d'un enseignant, alors qu'on sait que l'attention auditive est la plus difficile des formes de l'attention, qu'elle ne peut exister que durant dix minutes, réparties de façon aléatoire dans l'heure d'écoute, et que les enfants, pour la grande majorité d'entre eux, ont besoin d'agir pour réfléchir et comprendre ? Est-il si difficile de leur proposer des situations-problèmes qui vont provoquer leur étonnement et leur réflexion ? Même pour l'enseignant, n'est-il pas plus intéressant d'observer les enfants qui cherchent, qui discutent et qui travaillent, au lieu de pourchasser ceux qui font autre chose et qui n'écoutent pas ?

Chacun de ces minuscules changements (et il y en a beaucoup d'autres à prévoir) modifierait profondément l'ambiance de la classe et contribuerait à effacer quelques-unes des injustices que dénonce Laurent dans son texte. Comme dit la chanson, "il suffirait de presque rien..." Mais voilà : presque rien c'est peut être trop, pour certains ?