Du tennis à la lecture, en passant par l'orthographe...
Par Eveline, samedi 8 juin 2013 à 18:08 :: Education, Ecole et Pédagogie :: #220 :: rss
Sans être exagérément chagrinée par la défaite de Jo Wilfried — qui n'en mérite pas tant — je dois dire qu'elle a eu au moins un avantage, celui de souffler à Libé un des titres dont elle a le secret, et qui devrait ravir tout enseignant de français normalement constitué, car il peut y trouver matière à un travail épatant sur l'orthographe, son fonctionnement et son utilité : une belle séance de plaisir orthographique servie toute prête sur un plateau d'argent : Tsonga sur terre battu.
Vous me direz que ce n'est pas d'aujourd'hui que les performances française au tennis inspirent ce jeu d'orthographe : en 2007 déjà, la déroute française avait inspiré au journaliste de la Dépêche du Midi un titre du même type : Les Français en terre battus .
Voilà qui confirme à quel point l'orthographe est l'instrument majeur de la lecture.
Jamais je n'arriverai à comprendre comment on peut oser raconter aux enfants que la langue écrite transcrit ce qu'on entend à l'oral, qu'il faut oraliser pour comprendre les mots, écouter pour savoir comment ils s'écrivent, pour ajouter qu'on apprendra toutes les exceptions de l'orthographe quand on saura lire.
Comment peut-on oser leur faire croire que savoir lire serait savoir entendre le son des lettres — Ah ! les lettres qui chantent dans les méthodes de lecture ! — , qu'il faudrait savoir dire les syllabes des mots (et les compter) pour les comprendre, et qu'on peut barrer les lettres qui "ne chantent pas" (les vilaines !), car elles sont en trop dans les mots, et que c'est de leur faute si l'orthographe est si difficile à apprendre.
A lui tout seul, le titre de Libé fiche tout ça par terre. Ici, pas de lettre en trop : ce qu'il faut remarquer, c'est justement une absence de lettre. On notera que, présente ou non, elle ne chante à aucun moment.
Si l'on approfondit l'examen, on découvre des données importantes du fonctionnement des signes écrits :
1- ce qui est important pour comprendre est extérieur à la prononciation ;
2- reconnaître un mot n'est pas le résultat d'un déchiffrage de celui-ci lettre après lettre, syllabe après syllabe, mais s'effectue à partir d'une comparaison implicite qui fait apparaître des différences : en vacances, ce qui est prix est bon à prendre ; la voix est libre ; les mots des maux ; les voiles sont noirs / les voiles sont noires, etc.
3- que l'habitude de faire déchiffrer fait barrage à ce travail de repérage des différences et installe précocément d'énormes difficultés à venir sur le fonctionnement de l'orthographe.
Savoir lire, ce n'est pas savoir entendre les "sons" des lettres (qui n'en ont jamais eu), savoir lire, c'est savoir voir.
Voir ce qui est important, voir ce qui est différent, voir ce qui manque. Et ce qui manque ou est différent, ce sont des signes qu'il faut, le plus souvent, être capable de repérer là où l'on n'entend rien de différent.
Il est impossible d'apprendre à lire sans faire intervenir l'orthographe. Ne cherchez pas plus loin la cause des difficultés des élèves dans ce domaine. N'ayant jamais eu à utiliser l'orthographe pour comprendre les phrases sans intérêt aucun des manuels, ils n'ont aucune raison de s'en préoccuper ni pour lire, ni pour écrire.
Or, apprendre à lire avec de l'écrit "à orthographe", cela entraîne toutes sortes de conséquences pédagogiques.
D'abord, cela implique que l'on supprime des apprentissages premiers non seulement les mots isolés, qui n'ont de sens que par le contexte où ils se trouvent, mais également les fameuses "phrases-clés", à difficultés croissantes au fil des pages du manuel : une phrase toute seule ne peut avoir d'orthographe pertinente, puisqu'elle ne renvoie à rien d'autre qu'elle-même.
Mais surtout, ce qui rend les manuels de lecture dangereux pour le savoir lire futur, c'est qu'ils ignorent la partie le plus importante de l'orthographe, celle qui rassemble le plus grand nombre d'erreurs chez les élèves, celle que, pour cette raison, aucune réforme de l'orthographe ne pourra jamais faire disparaître (la rendant ainsi totalement inutile), l'orthographe du système verbal.
C'est en effet, dans le système verbal, qu'apparaissent de la façon la plus nette, les caractéristiques du fonctionnement de l'écrit français, qui place les détails essentiels hors de la prononciation : chante, chantes, chantent. Si je n'ai pas appris à repérer les "lettres en trop", je ne suis près, ni de savoir lire, ni de savoir produire de l'écrit. Et si je n'ai pas observé ceci dès le début de mon apprentissage de la lecture, il est hautement probable que j'aurai les plus grandes difficultés à comprendre comment s'écrivent les textes.
Cela appelle aussi d'autres remarques sur la manière dont on traite en classe l'étude des verbes, ce qu'on appelle si mal la "conjugaison", terme parfaitement opaque pour les élèves qui y voient ce qu'on les conduit à y voir : une litanie imbécile de formes récitées dans un ordre donné.
Lorsque je vois dans une classe une leçon de conjugaison où l'essentiel est de débiter la liste des formes du verbe coudre à l'imparfait du subjonctif — ou de l'indicatif, ce qui n'est pas plus intelligent — je ne peux m'empêcher de penser au sketch de Jacques Bodoin : "la table de multiplication" avec son imparable chute : "la musique, ça va, j'm'en rappelle au poil ; mais c'est ces foutues paroles qui m'énervent".(1)
Comme tout le reste du fonctionnement de la langue, la conjugaison n'a pas à être mémorisée ni récitée. Elle a à être observée, analysée, étudiée, notamment dans ses aspects orthographiques qui sont essentiels. L'outil n°1, ce sont les dictionnaires de conjugaison qui devraient être l'objet de ces observations car ce sont eux qui permettent de découvrir comment ce sont les marques orthographiques qui caractérisent les diverses formes verbales, marques orthographiques grâce auxquelles on peut les reconnaître et comprendre les phrases où elles apparaissent.
Observer, comparer, formuler des hypothèses d'explication des différences observées : c'est là le travail que les élèves doivent effectuer pour apprendre. Leur tâche quotidienne n'est pas d'apprendre les règles, mais de les construire et les formuler à partir d'un travail d'observation et d'analyse. Et rien n'empêche qu'ils puissent s'amuser en le faisant : toutes les occasions de rire en classe — y compris d'une défaite au tennis ! — devraient être saisies par nos collègues...
Si seulement, les vacances qui approchent, pouvaient les inciter à essayer au moins...
(1) si vous avez envie de rire un bon coup et de vous rendre compte à quel point l'école n'a, en dépit des apparences, pas vraiment changé, allez faire un tour sur ce lien : http://www.youtube.com/watch?v=vzRUfLB67zM
Commentaires
1. Le dimanche 9 juin 2013 à 16:07, par Bernard BLED
2. Le dimanche 9 juin 2013 à 16:57, par Eveline
3. Le dimanche 9 juin 2013 à 18:12, par Bernard BLED
4. Le lundi 10 juin 2013 à 08:54, par bernard Bled
5. Le mardi 11 juin 2013 à 10:52, par Bernard BLED
6. Le mardi 11 juin 2013 à 11:15, par Eveline
7. Le jeudi 13 juin 2013 à 08:59, par Laurent CARLE
8. Le jeudi 13 juin 2013 à 15:58, par Julos
9. Le jeudi 13 juin 2013 à 18:30, par Eveline
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