Pour la majorité des adultes, la maîtrise de la lecture est médiocre ; mais celle de la lecture à haute voix l'est beaucoup plus encore. Si le lecteur lit le nez dans son livre, on peut dire qu'il ne sait pas vraiment lire à haute voix.
Cela n'a rien d'étonnant : on a passé sa vie scolaire à lire à haute voix, à tout bout de champ — y compris au bout des champs les moins logiques ! — avec des habitudes particulièrement contraires à cette activité. Par exemple demander aux élèves, comme cela se fait tout le temps, de suivre des yeux le texte pendant que quelqu'un fait une lecture orale est, quand on y réfléchit tant soit peu, une chose à la fois absurde (si on a le texte sous les yeux, aucun besoin que quelqu'un le lise pour vous !) mais surtout parfaitement discourtoise : quand quelqu'un vous parle, la courtoisie la plus élémentaire exige qu'on le regarde : voir les auditeurs le nez dans un livre à ce moment-là est particulièrement déplaisant pour celui qui lit.
Et bien rares sont ceux qui ont pu bénéficier des apprentissages spécifiques de cette activité passionnante mais pleine de difficultés, quasiment impossibles à surmonter sans un sérieux entraînement.

Pour y voir un peu clair, posons quelques questions.
Question n°1 : quelles différences séparent l'élève ânonnant cité plus haut et Jean-Pierre Marielle ou Didier Sandre lisant les grands textes de la littérature au Marathon des Mots de Toulouse ?
Impossible de dire qu'ils font les uns et les autres la même activité : il suffit de les observer un peu pour repérer à quel point il s'agit de tout autre chose.
Le premier a le nez rivé sur son texte et les mots qu'il prononce péniblement accompagnent exactement le mouvement de ses yeux : il dit, non sans peine, ce qu'il voit, au fur et à mesure qu'il le voit.
Jean-Pierre Marielle, au contraire regarde le public, ne baissant les yeux sur son texte que par moments, il "parle" son texte, comme si celui-ci venait de lui, et pourtant, il ne le dit pas par cœur.
En fait, il ne dit pas ce qu'il voit, il dit ce qu'il a compris, l'ayant rapidement lu et mémorisé quand il a regardé le texte. Telle est la technique de toute lecture à haute voix. Et c'est loin d'être facile.

Si l'on approfondit encore l'analyse, on se rend compte qu'il s'agit bien d'une communication orale, s'adressant à des auditeurs qui l'ont demandé (on n'impose pas de lire à haute voix... sauf à l'école, où, décidément, on fait facilement n'importe quoi !), par laquelle on communique, non le texte, mais la lecture qu'on vient d'en faire. C'est sa propre interprétation que l'on communique ; ce n'est pas "le texte", toujours porteur de significations plurielles.
Et l'on voit bien aussi que cela n'a rien à voir avec l'absurde formule scolaire : "mettre le ton"... Comme s'il y avait un "ton à mettre" ! Faut-il avoir perdu tout bon sens pour dire aux élèves des bêtises pareilles !

Objection !, envoie ici le blogueur cultivé, que faites-vous du "gueuloir" de Flaubert ?.
Vous savez bien que le gueuloir en question ne servait pas à "lire à haute voix", mais à tester la musicalité de ses phrases, ce qui est tout autre chose : nulle "communication" ici, mais recherche d'effets autres que la signification des mots.

Un constat s'impose alors : si lire à haute voix est une communication de sa propre lecture, elle ne peut apparaître que si la lecture est maîtrisée : il faut savoir lire pour pouvoir lire à haute voix.

Question n°2 : que fait alors le petit de CP quand on lui demande de faire une chose aussi difficile ?
Eh bien, il ne lit pas. Il oralise. Il dit ce qu'il voit.
Et cette activité, loin de l'aider à comprendre, l'en empêche largement, car elle consomme une énergie qui n'est plus disponible pour effectuer les opérations mentales par lesquelles on comprend.
En plus, elle interdit toute anticipation, indispensable à la compréhension du texte, et elle donne la détestable habitude d'avancer dans celui-ci pas à pas, mot à mot, voire syllabe après syllabe, ce qui est à l'opposé de la conduite de lecture efficace.
L'oralisation est le contraire de la lecture à haute voix. Elle est un obstacle à la lecture, elle est aussi un obstacle à la lecture à haute voix.
C'est pourquoi, on est de plus en plus convaincu qu'il faut éviter de faire oraliser les enfants en apprentissage de la lecture.

Question n°3, incontournable : comment savoir alors s'ils ont bien lu ???
Mais voyons ! Il y a plein d'autres moyens, autrement plus intelligents, de le savoir ! Jamais le fait de pouvoir lire à haute voix n'est un indicateur de compréhension de quoi que ce soit...
Deux cas peuvent se produire :
* ou bien on lit en situation, dans le cadre d'un projet où les enfants sont engagés, et où la lecture consiste à trouver des réponses aux questions qu'ils se posent pour réaliser leur projet, et il suffit de voir s'ils ont trouvé les réponses espérées pour savoir tout de suite s'ils ont compris...
Et s'ils n'ont pas compris, l'enseignant est là pour leur donner la clé qui leur manque.
N'oublions pas que le but n'est pas qu'ils trouvent le sens du texte qu'ils lisent, mais qu'ils apprennent surtout comment on fait pour le trouver : l'essentiel sera donc, à partir du sens donné par l'enseignant, de repérer comment on pouvait faire pour le trouver tout seul.
La bonne démarche consiste souvent à donner la réponse et à demander aux enfants de trouver comment on pouvait y arriver : déjà, dans les années 30, mon père scandalisait ses collègues (c'est de famille, comme on voit !), en donnant aux enfants la solution des problèmes d'arithmétique, avec comme consigne de dire comment on pouvait arriver à ce résultat.
Un enseignant n'est pas un enseignant de solutions, ni de contenus ; sa tâche est d'aider les élèves à découvrir des stratégies pour acquérir les contenus et trouver les solutions.

* ou bien on est en travail d'apprentissage où l'on s'entraîne à effectuer les opérations nécessaires à la compréhension, et, dans ce cas, plutôt que de poser des questions sur le sens (comme on fait toujours, alors que c'est le plus mauvais moyen de vérifier la compréhension), l'enseignant (ou le parent à la maison) va s'y prendre autrement : par exemple, il va lui-même lire à haute voix le texte... mais en se trompant volontairement. La règle du jeu, c'est alors que l'enfant signale l'erreur et justifie pourquoi c'en est bien une.
Outre que ce jeu les amuse beaucoup (la relation est en quelque sorte inversée), c'est de loin le meilleur conseil que l'on peut donner aux collègues comme aux parents soucieux de faire cette vérification... rassurante, surtout pour eux.

Et ce n'est qu'à partir du CE1 que devrait commencer, en relation avec un travail approfondi sur la prise de parole orale, notamment en public, l'apprentissage de la lecture à haute voix.
Quand on analyse les conditions qui permettent de vivre une situation de lecture à haute voix, telle que nous l'avons décrite, on découvre qu'elle implique quatre conditions majeures :

1- qu'on ait lu le texte et qu'on l'ait compris
2- qu'on ait pris conscience de cette compréhension
3- qu'on ait transformé cette compréhension en projet de communication : qu'est ce que je veux obtenir de mes auditeurs avec ma prestation : les amuser, les émouvoir, les convaincre, les choquer ?
4- connaître et savoir utiliser les techniques par lesquelles on peut atteindre ce résultat : il ne suffit pas de trouver drôle un texte pour faire rire ceux qui vont m'entendre le lire...

Ces techniques indispensables sont nombreuses. Ce sont celles de toute prise de parole en public : maîtrise de sa voix, de sa respiration, maîtrise du regard (à l'oral, le regard est déterminant), auxquelles s'ajoutent un travail indispensable sur la mémorisation à court terme, sur l'intonation, les accents toniques, le rythme des phrases — qui, contrairement à ce qu'on s'obstine à faire croire, n'a rien à voir avec la ponctuation : celle-ci, comme tout le reste de l'orthographe, est faite pour les yeux, et sert de balises au sens, pas à la prononciation — Le rythme des phrases est entièrement dépendant du style et des mises en relief de mots qu'il implique...
Tout cela est à apprendre, et l'on comprend que ce soit long : les quatre années du primaire sont nécessaires pour obtenir un début de maîtrise indispensable à l'entrée en sixième (on fait beaucoup lire à haute voix au collège) maîtrise qu'il conviendra naturellement de travailler jusqu'à l'entrée au lycée.

Lire, c'est comprendre avec les yeux, c'est-à-dire trouver, dans ce qu'on lit, les réponses dont on a besoin pour faire ce qu'on a à faire. Lire à haute voix, c'est prendre la parole pour agir, par l'intermédiaire d'un texte, sur un ou plusieurs auditeurs... Ces deux situations ne mettent pas en jeu les mêmes compétences. Elles sont indispensables l'une comme l'autre, et sont à apprendre, l'une comme l'autre, mais certainement pas ensemble.

Bien sûr que non, lire à haute voix, ce n'est pas lire.