Un enseignant, pour pouvoir enseigner ce qu'il a à enseigner afin que ses élèves apprennent ce qu'ils ont à apprendre, se doit de choisir une "démarche" efficace, et surtout pas une "méthode".
Coupage de cheveux en quatre et finasserie de pédagogiste, direz-vous : méthode et démarche, c'est la même chose, le second appartenant au jargon de ces mêmes pédagogistes.
Pas du tout !
Une méthode, c'est un truc tout fait. Reposant parfois — rarement — sur quelques données scientifiques, mais qui se trouvent complètement figées, caricaturées en principes raides et définitifs, sans aucun lien avec les élèves qui vont la subir, et souvent sans lien apparent non plus avec les données scientifiques en question.
Mais la plupart du temps, il s'agit en fait de l'invention d'un enseignant (quelquefois) ou d'un médecin (pourquoi pas d'un cordonnier ?) qui a reçu (du Ciel ?) l'illumination nouvelle, un beau jour, d'un gadget inattendu, des gestes à faire faire, des couleurs pour barioler les syllabes des mots, des lettres assimilées à des objets ou à des personnages, et autres fariboles, qui ont en commun de n'avoir aucun rapport avec la lecture, mais qui occupent et "amusent" les enfants, en les détournant soigneusement de cette activité ennuyeuse et fatigante qu'on appelle lire.
Beaucoup d'enseignants sont conscients de cela, mais voilà : ça rapporte pas mal aux fabricants de ces tabourets, suffisamment pour qu'ils n'aient aucune envie de les lâcher. Et puis, ces machins marchent tellement bien chez les parents aussi... On risque donc hélas de les voir encore longtemps. Et pourtant...

Tout autre est la démarche, caractéristique n°1 du métier d'enseignant.
Il est vrai qu'une démarche est chose complexe, reposant essentiellement sur des données scientifiques, et d'abord sur une définition rigoureuse du résultat que l'on veut obtenir à long terme : quel adulte lecteur veut-on voir sortir de notre petit de six ans ?
Les sciences nécessaires ici sont diverses : toutes celles qui concernent à la fois le fonctionnement de ce qu'il y a à apprendre — la lecture —, fonctionnement lui-même complexe, relevant de la linguistique, de la psychologie et de la sociologie, mais aussi ce qu'on sait de l'acte d'apprendre, et de la manière dont les enfants effectuent leurs apprentissages.
Ce sont toutes ces connaissances qui constituent ce qu'on appelle la "formation initiale" des futurs enseignants, et dont on comprend bien qu'elles ne s'acquièrent pas en regardant faire un collègue.
Et comme les travaux des chercheurs sont en constantes avancées, il va de soi que ces avancées doivent être de façon permanente à la disposition des enseignants, et il importe que ces derniers puissent être aidés dans leur appropriation. C'est dire qu'une formation d'enseignants (au fait, n'est-ce pas vrai de toute formation professionnelle ?) doit être continuée tout au long de la vie professionnelle.

Mais si ces connaissances sont indispensables, elles ne sauraient suffire : comme aucun apprentissage ne peut partir de zéro, et que, selon le mot de Philippe Meirieu, "on ne construit que sur du donné", il faut que le futur enseignant apprenne :
1- à repérer ce "donné" appartenant à chaque enfant
2- à rendre commun à toute la classe ces "donnés" particuliers
3- à s'en servir pour provoquer une transformation du dit "donné", vers un savoir lire, dûment défini et explicité.
4- à connaître les obstacles que les enfants auront à surmonter pour accepter cette transformation de ce qu'ils savaient
5- à savoir comment s'y prendre pour les aider à les surmonter

Dès qu'on y réfléchit tant soit peu, on se rend compte que le résultat attendu n'a rien à voir avec le fait de savoir oraliser ou même de savoir répondre aux questions de lecture. Et même lorsqu'on précise que lire, c'est comprendre, encore faut-il être clair sur ce que ce verbe signifie. En fait, avoir compris ce qu'on vient de lire n'est autre qu'être devenu capable de l'utiliser : je sais lire si je trouve dans ce que je viens de lire la solution aux problèmes que j'avais avant de lire, qu'il s'agisse de savoir comment brancher ma live-box, quand utiliser les identités remarquables ou le théorème de Thalès ou d'avoir trouvé la détente dont j'avais besoin.
Et cela n'a que peu à voir avec le fait d'avoir identifié des mots, de connaître la relation lettre/son, ou de savoir dire combien il y a de syllabes dans un mot. Ces savoirs-là peuvent avoir un intérêt pour la connaissance du fonctionnement de la langue, mais n'en ont à peu près aucun pour l'acte de lire : il faudrait peut-être cesser de tout mélanger !

On comprend donc qu'une démarche efficace ne peut être que largement construite et reconstruite dans ses détails chaque année.
D'une part, les données scientifiques sont parfois diverses, voire contradictoires, et les hypothèses d'action pédagogique qu'elles permettent de formuler peuvent être diverses — il faut donc être capable de choisir celles qui paraissent les plus cohérentes avec les autres domaines concernés.
D'autre part, chaque année, les enfants arrivent avec des savoirs préalables différents, des habitudes autres, un vocabulaire qui n'est pas exactement celui que les enfants connaissaient l'année précédente : il faut donc réajuster complètement l'habillage de la démarche, dont les principes restent les mêmes — au moins, vont dans la même direction — mais dont l'actualisation doit être réajustée.
Impossible donc d'utiliser les mêmes outils, les mêmes histoires, la même progression tous les ans.

On voit à quel point le vrai débat sur l'enseignement de la lecture est loin des ratiocinations imbéciles sur les méthodes.
Comme le dit L. Carle, dans le commentaire qui suit ce billet :

Ce n’est pas la technique didactique en soi qui fait problème, c’est la philosophie qui sous-tend les pratiques dominantes séculaires. Donc, ce n’est pas de « méthode » qu’il faut débattre, mais de choix éducatif et politique. Car toute éducation contient une vision à long terme de la société, progressiste ou conservatrice. Soit on conserve et on reproduit comme copiste les idées reçues et le folklore, soit on cherche, on invente et on innove. Encore que, les pédagogues avaient pratiquement tout dit, dès la Renaissance. Dans les écrits de Comenius, le Galilée de l’éducation selon Michelet, pédagogue du XVIIe siècle, on trouvait déjà les méthodes actives, la centration sur l’élève, la non-violence éducative, l’enseignement mutuel, la fraternité entre pairs, la pédagogie différenciée, une discipline douce, l’éducabilité de tout être humain, l’éducation pour tous, garçons et filles, à tous les âges, l’école publique et gratuite, les bourses d’études, l’interdiction des punitions pour le travail, le primat de l’enseignement concret sur le livresque, le tronc commun de connaissances...

Oui, mais pour savoir cela et surtout savoir s'en servir en classe, il faudrait peut-être que les ministres, et leurs asssitants aient lu ces auteurs et ces chercheurs, et les conseillent à tous les enseignants ; il faudrait aussi que les collègues puissent travailler en équipes et qu'on leur donne les moyens de s'aider mutuellement... Il faudrait qu'on ait réfléchi aux bonnes questions, et qu'on ait expérimenté des réponses autres...

Soyons justes : avouez qu'une bonne méthode syllabique, c'est tellement plus reposant que tout ça. Rien à préparer et puis, c'est si bête que lorsque l'on a dépassé la petite gêne que ça crée au début, on n'a plus besoin de réfléchir, ni même de penser à ce qu'on fait...

Comme cerise sur le gâteau, une note de lecture que j'emprunte à Pierre Frakowiak, tant ce qu'il en dit est exactement ce que je pense :

"Evaluer sans dévaluer. Et évaluer les compétences" Gérard de Vecchi. Hachette Education. Juin 2011. 176 pages. 19,70 euros.
Il est difficile de présenter objectivement un nouveau livre où l'on est soi-même cité une bonne dizaine de fois avec quelques pages entières de ses textes sur le sujet reprises comme références et où nombre de ses amis sont également cités comme Philippe Meirieu, Eveline Charmeux, Sylvain Grandserre, André Antibi, Dominique Senore, Rémi Bobiichon, André Giordan, Jacques Nimier, Laurent Carle, François Jarraud... aux côtés de spécialistes reconnus comme Philippe Perrenoud, Albert Jacquard, André de Peretti, Jacques Salomé... C'est pourtant un livre dont il faut parler, qu'il faut lire et dont il faut débattre. Il remet profondément en cause les politiques et les pratiques actuelles d'évaluation dont j'ai souvent écrit, reprenant les arguments d'Alain Bollon entre autres, qu'elles n'étaient pas de l'évaluation mais du contrôle.
Avec la révolution copernicienne proposée par Gérard de Vecchi, sont nécessairement remis en cause la conception des programmes, l'évaluation des enseignants, la supercherie de l'aide individualisée et le stupide pilotage par les résultats qui constitue l'un des instruments majeurs de la destruction de l'école.
La lecture de cet ouvrage majeur est particulièrement recommandée à tous ceux qui préparent un projet éducatif pour 2012 ou qui auront à en débattre avec parfois des possibilités de les modifier ou de les compléter. Il est impossible de proposer un projet alternatif crédible sans traiter au fond les questions d'évaluation des élèves et des enseignants et donc des pratiques, des programmes, de la formation....
Elle est recommandée aux militants des syndicats d'enseignants, aux parents d'élèves, aux acteurs des mouvements pédagogiques qui se retrouveront souvent dans ces pages... et à ceux qui, de bonne foi ou par compromission, ont apporté leur caution ou leur complicité à une opération désastreuse pour l'école, pour les enfants et pour les jeunes.
Un livre qu'il faut se procurer de toute urgence.
Bien amicalement. Pierre Frackowiak