Et je vous invite tous à lire l'analyse que fait de ce texte Philippe Boisseau, dans les colonnes du Café Pédagogique d'aujourd'hui.
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/05/Boisseau_EvaluationLangage.aspx

C'est une analyse d'une grande rigueur, non dépourvue d'un humour parfois saignant, particulièrement de nature à adoucir un peu la rage qui prend à la lecture du texte ministériel.
Comment une équipe ministérielle, théoriquement un peu cultivée sur l'histoire de l'école et de ses contenus d'enseignement, peut-elle affirmer sans rire de telles contre-vérités, comment peut-elle se montrer d'une telle incompétence, d'une telle ignorance...?
Voici quelques exemples rapportés par Philippe Boisseau :

Bien qu'on soit à l'oral, on attend dans cette évaluation que « l'élève produise des phrases correctement construites même si elles sont simples et quelques phrases complexes ». Il faut que « ces phrases respectent une syntaxe proche de celle de l'écrit ». Faute de quoi, il faut « obtenir que l'élève corrige son discours ». Ainsi, bien que complexe, le récit oral :

C'est l'histoire d'une petite poule.
Elle habitait dans une forêt où y'avait aussi un renard.
Le renard, il voulait manger la petite poule.
Mais elle fermait bien sa porte pour qu'il (ne) rentre pas, le renard...


ne peut être évalué positivement puisque ses phrases ne sont pas «correctes».


Innombrables sont les travaux menés depuis les années 60 sur le fonctionnement de l'oral qui démontrent l'absurdité de ces déclarations officielles. Les formulations de l'enfant sont ici d'un oral parfaitement français. Y compris l'absence du "ne" : on sait qu'il ne fut réintroduit de façon "obligatoire" — et à l'écrit seulement — que récemment : à l'origine, lorsqu'on a pris l'habitude d'ajouter au "ne" qui, n'étant pas accentué, s'entendait mal (ce qui est fâcheux pour une négation !), un mot comme "pas" ou "point", c'était à la place du "ne", ainsi que le faisait Ronsard :

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée,
Les plis de sa robe pourprée
Et son teint au vôtre pareil.


Les auteurs de ces ukases ne s'entendent-ils pas parler ? Dans l'analyse de Philippe Boisseau, je pense que vous apprécierez les citations, trouvées par lui dans les écrits d'Alain Bentolila... qui ne pourraient pas être jugées positivement par des institutrices de maternelle.
Cela me rappelle une scène, vécue au début de nos travaux de recherche, dans une classe des Hautes Pyrénées. C'était le fameux entretien du lundi matin. La maîtresse (Grande Section) demande d'un ton enjoué : "Alors les enfants, qui me raconte ce que vous avez fait hier ?". Une petite voix s'élève timidement : "Nous, on a été à la montagne".
— Voyons, dit la maîtresse, il ne faut pas dire "on" : nous sommes allés à la montagne !! Répète !
Silence de la petite voix que l'on n'entend plus de toute la séance, laquelle continue quelques temps, assez péniblement : les paroles des enfants donnent un peu l'impression d'être obtenues aux forceps.
Au bout de ce temps, on entend alors la maîtresse dire d'une voix légèrement agacée : "Bon ! qu'est-ce qu'on peut faire maintenant ?".
La première qui fut surprise, quand elle a entendu l'enregistrement, fut bien sûr la maîtresse, qui n'avait absolument pas eu conscience de ce qu'elle avait dit.

Et puis, exiger que les enfants parlent comme un livre ("une syntaxe proche de l'écrit"), c'est oublier que répondre, par exemple, à des policiers qui vous demandent vos papiers (même si vous n'êtes pas travailleur émigré) : "J'ai oublié mes papiers à mon logis, mais je me fais fort de vous les apporter dans les plus brefs délais", comme le suggère Alex Métayer, est aussi ridicule et aussi risqué que de leur dire simplement : "mes papiers, je crois que je les ai oubliés chez moi...", bien que la reprise du GN par un pronom soit fortement déconseillée par le ministre !
Même si une robe du soir est plus élégante qu'un tablier de cuisine, en enfiler une pour faire la vaisselle ne fera pas bon effet. Ce qui est prétendument "mieux", n'est jamais "bien" pour tout : ne le savent-ils pas ?

Si encore, cette prétendue "aide à l'évaluation" affirmait ce qu'elle affirme, après avoir répondu, preuves à l'appui, aux travaux menés depuis quarante ans sur le fonctionnement de l'oral par rapport à l'écrit, que ces travaux sont erronés, on pourrait admettre leurs déclarations.
Mais agir comme si jamais rien n'avait été écrit sur la question, et oser faire ainsi étalage de leur ignorance pour donner des ordres à la fois aberrants et scandaleux aux collègues, dont beaucoup sont informés et depuis longtemps, cela dépasse l'imagination et laisse sans voix.
Tellement sans voix, que je me vois obligée de laisser la parole à un délicieux écrivain, Jean-Pierre Kerloc'h, pour qu'il nous rappelle ce qu'il écrivait, il y a exactement 25 ans, dans l'ouvrage intitulé "Et l'oral, alors ?".

Il est loin ce temps —du moins faut-il le croire— (Hélas ! Tu étais bien optimiste, cher Jean-Pierre !) où les maîtres n'admettaient l'oral, dans leurs classes, que lors des séances hebdomadaires d'élocution systématique, dont l'objectif n'était ni de faire parler l'enfant, ni de lui apprendre à parler, mais bien de l'amener à produire des réponses conditionnées par les questions magistrales, afin de le préparer à la belle expression écrite couronnée par la cérémonie de la rédaction du samedi matin. Et il ne nous viendrait pas à l'idée de nous reconnaître dans cet instituteur —à moins que ce ne soit une institutrice :

Le maître - Regardez bien cette photo.
- Où se trouve placé le village ?
L'élève – Sur une colline.
M - Je veux une phrase.
E - Le village se trouve placé sur une colline.
Fais une phrase, je veux une phrase...

Et les élèves font des phrases, même si la question posée appelle avec la force de l'évidence une réponse sous forme de phrase tronquée de tous ses éléments implicites.
L'artificiel remplace le naturel ; le rituel se substitue au fonctionnel.
Imaginons un peu que notre boucher, notre boulanger ou notre marchand de légumes se mette, lui aussi, à exiger des phrases faites au moule, en réponse à ses questions.
Chez le boucher, on pourrait entendre des dialogues du genre suivant :

Le boucher : - le beefsteak, je vous le coupe dans quoi ?
Le client : - Dans la bavette.
B : - Faites une phrase.
C - Je voudrais un beefsteak coupé dans la bavette.
B - C'est bien, je vous coupe un beefsteak dans la bavette.

Avec un petit effort, on pourrait même assister à de petites saynètes allant encore plus loin dans l'absurde.
Entrons au Café du Commerce et prêtons l'oreille.

Le garçon : - Qu 'est-ce que je vous sers ?
Le client : - Un demi.
G : - Je veux une phrase.
C : - Je désire qu'on me serve un demi.
G : - Il ne faut pas dire « ON ».
C : - Je désire que vous me serviez un demi.
G : - Vous désirez que je vous serre un demi. Mais un demi de quoi ?
C : - Je désire que vous me serviez un demi de bière allemande blonde à la pression, titrant 6 degrés alcooliques.
G : - Il manque un petit mot.
C : - Je désire que vous me serviez un demi de bière allemande blonde à la pression, titrant 6 degrés alcooliques, s'il vous plaît.
G : - Bonne réponse. Et un demi, un !

On objectera que la boucherie ou le Café du Commerce n'ont rien à voir avec l'école ; qu'ils sont des lieux de vie quotidienne, alors que l'école est un lieu d'apprentissage et de culture. Faut-il admettre dans ce cas que l'école n'est pas un lieu de vie quotidienne et que la culture est coupée de cette même vie ?


De toute évidence, en tout cas, elle l'est redevenue.
Et si je suis si en colère contre ce texte, qui a de fortes chances d'être bien suivi (quand il s'agit de contrôler et d'imposer des règles, si fausses ou stupides soient-elles, plus d'un enseignant jubile !), c'est qu'il constitue, notamment à l'âge de ces petits d'école maternelle, un des plus grands dangers qui soient.
On sait depuis bien longtemps que le facteur n°1 de la réussite à l'école (comme ailleurs du reste) est le sentiment de "sécurité langagière". Un enfant que l'on a constamment repris dans sa manière de parler, surtout à cet âge, n'aura jamais ce sentiment. Il est donc dès l'école maternelle envoyé droit à l'échec, notamment ceux qui sont issus de milieux défavorisés culturellement.

On peut donc dire que ce texte officiel est une espèce de honte : non seulement, il repose sur des erreurs et des ignorances inadmissibles, mais il crée pour les petits des difficultés dont on voit mal comment on pourrait les débarrasser, surtout maintenant.
Je dis haut et fort qu'il faut boycotter ce texte, et refuser absolument d'effectuer ces caricatures sinistres "d'évaluations" en maternelle. Ici la désobéissance est un devoir : obéir serait de la non assistance à enfants en danger...