Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Instruire et éduquer, est-ce différent ?

Peut-on dire, par exemple, que l'éducation à la paix, c'est aussi l'affaire de l'école ?

(conférence prononcée en 1990, lors du congrès des Enseignants pour la Paix)

Je suis de plus en plus convaincue que la paix ne peut être que le produit d'un certain type d'éducation, et donc aussi, d'enseignement. Sans minimiser les causes économiques, politiques et autres, des guerres, je pense profondément que les premières de ces causes se situent dans les comportements et les choix induits par l'éducation reçue. C'est pourquoi, j'ose dire que la clé de cette affreuse et ridicule Bastille qu'on appelle, selon les heures ou les lieux, Violence et Guerre, est entre les mains de tous ceux qui ont la charge d'éduquer, notamment des enseignants, et bien sûr avant tout, de ceux qui ont la charge de former ces derniers.

C'est donc en tant que formateur d'IUFM que je parle ici, responsable de la formation de ceux grâce à qui une autre génération d'adultes pourra arriver, mieux équipés que nous, et enfin capables de changer quelque chose au formidable noeud d'incohérences qu'est le monde d'aujourd'hui. Car ce sont les enfants, et les adultes qu'ils deviendront, - à condition qu'ils soient bien différents de nous, - qui pourront un jour détruire cette forteresse ; quelle que soit notre volonté d'y parvenir, nous en sommes, nous, incapables: l'actualité nous le confirme chaque jour. Il n'est que d'ouvrir les journaux ou la TV pour en être convaincu: trop d'habitudes contraires ont été mises en place, trop de réflexes de violences, trop de laisser aller à tous les instincts, et notamment à la haine et à la vengeance, ont été pour ceux de notre génération, encouragés dès l'enfance, sous divers prétextes, au nom de diverses causes, plus ou moins justifiées.

Il ne faut jamais oublier que toute violence est réponse à une autre violence reçue et perçue comme telle (même si l'intention est tout autre: en matière de communication, c'est toujours la réception qui compte !). La violence des adultes d'aujourd'hui est de toute évidence réponse à des violences dont l'éducation — certes involontairement, mais ça ne change pas grand-chose ! — est responsable. La raison en est que nos principes d'éducation se trouvent depuis toujours coincés entre deux directions contradictoires : celle qui vise l'épanouissement de la "personnalité" de chaque individu et s'efforce de protéger celle-ci de toute influence extérieure, en vue d'une prétendue liberté — au nom de laquelle, on le sait, bien des crimes ont été commis ! — et celle qui cherche, par la soumission, à adapter l'individu à des normes sociales posées à l'avance, au nom de prétendues valeurs, que symbolisent contraintes et efforts. A cette contradiction s'ajoute une idée fortement reçue, celle que le fait d'avoir des diplômes suffit à prouver l'intelligence.

Erreurs sur toute la ligne :

* les diplômes, si leur obtention repose sur la pure mémorisation de connaissances figées, ne prouvent ni l'intelligence, ni même la culture : celle-ci implique, en effet, une "digestion" personnelle de ces connaissances. Au fond, ce qui importe, ce ne sont pas tant les connaissances, que la manière dont elles ont été construites;
* favoriser la spontanéïté, c'est flatter du même coup un instinct dangereux, celui qui pousse tout être vivant à rechercher ce qui lui ressemble et à rejeter, voire détruire, ce qui est autre, alors que le mouvement même de la vie est par essence changement, différence, transformation. Faire ce choix n'est donc pas aller dans le sens de la nature, bien au contraire : c'est, en réalité, empêcher de résoudre la contradiction fondamentale qui oppose l'instinct de protection et le flux de la vie. Une telle option déséquilibre l'individu et provoque un traumatisme, dont il cherchera naturellement à se défendre par la violence;
* vouloir adapter aux normes sociales par la contrainte, c'est ériger en vérité universelle et intangible ce qui est par nature relatif et arbitraire : les principes de l'ordre social en place. Or, cet ordre a été, en réalité, défini par des détenteurs de pouvoir dans le but essentiel de protéger ce pouvoir. En masquant ainsi l'arbitraire du système qu'elle pare de normalité logique, elle appelle à refuser ce qui est autre, et favorise l'expression de l'intolérance et des racismes. De plus, une telle conception oublie que la notion d'effort est incompatible avec celle d'obéissance : l'effort n'existe que s'il y a autonomie. Si elle n'est pas volontaire et responsable, l'adaptation n'est que dressage. Enfin, l'habitude de l'obéissance amollit la volonté et rend difficiles, voire impossibles, l'initiative et la créativité. L'outil majeur de liberté, la pensée personnelle, finit par disparaître.

Eduquer, ce n'est donc pas choisir entre ces deux directions, aussi mauvaises l'une que l'autre, c'est apprendre à résoudre dialectiquement la contradiction. Ce n'est pas davantage former l'enfant — lui donner une "forme" préétablie — c'est l'équiper, par l'exploitation des deux tendances, dialectiquement associées, pour qu'il se construise lui-même, en toute lucidité, sa forme, sa vie, sa personnalité dont il a appris à ne pas être dupe, et son insertion dans une société, dont il est, de surcroît, capable d'analyser le fonctionnement pour éventuellement le modifier. Cela s'appelle la liberté du citoyen.

Or, l'outil essentiel de cette construction, c'est l'intelligence, qui ne se confond pas avec le savoir. Elle s'en nourrit, mais ne saurait se confondre avec eux. L'intelligence, c'est l'utilisation des savoirs en vue de comprendre le fonctionnement de ce qui nous entoure, de nos élans, de nos coutumes, de nos traditions et de leur véritable fonction. Une intelligence qui ne se contente pas d'exhiber des connaissances toutes faites et qui refuse d'admettre sans analyse et sans remise en question critique. Or, si elles ne débouchent pas sur l'analyse des conditions de fonctionnement des sociétés et des individus, les connaissances scolaires risquent fort d'aggraver le déséquilibre en renforçant l'instinct de protection : celui-ci vient alors encombrer la réflexion, rendue inutile en quelque sorte grâce à ces savoirs intouchables, et l'occuper telle une armée ennemie, pour la construire à son profit, et se donner le prestige d'une assise théorique, indispensable à l'adhésion des autres. C'est ce qui peut expliquer que des étudiants pourvus de diplômes impressionnants puissent défendre, sans contradiction apparente, des thèses racistes et xénophobes.

On constate ainsi que la spontanéïté peut devenir la chose du monde la plus dangereuse quand elle se théorise et se pare d'oripeaux philosophiques. On le vit naguère, et plus d'un payèrent de leur vie cette monstruosité de la pensée; on voit, hélas, cette bête immonde ressurgir aujourd'hui. Et c'est une évaluation bien négative du travail d'éducation mené jusqu'ici... Il faudrait que tous les éducateurs, parents, enseignants, chargés à des titres divers de l'éducation des jeunes, se convainquent de leur responsabilité dans l'apparition de tels phénomènes.

Elle est là, la grande perversion des systèmes d'éducation, perversion dont aucun pays n'a ni le monopole, ni la solution : diffuser une culture qui n'améliore point l'homme...
Ces propos ne sont pas nouveaux : le vieux Descartes les avait déjà tenus dès le "Discours de la Méthode" en prônant le "doute méthodique", coeur de la pensée scientifique, qui conduit à "ne tenir pour vrai que ce que la raison présentera comme tel..." L'apprentissage de ce doute (qui doute pour aller plus loin et a besoin de vérification) est encore aujourd'hui trop peu développé dans les classes. On continue à le confondre avec le scepticisme (qui tue l'action et met tout dans le même panier négatif, sans discernement). Les enfants n'apprennent pas assez à chercher des solutions diverses, à remettre en question celles qu'ils ont, à poser d'autres hypothèses, à se méfier des premiers mouvements; on n'apprend pas non plus à se décentrer, à se mettre à la place des autres; on commence à peine à mettre en place l'apprentissage de l'argumentation... Mais apprend-on à débusquer, par des lectures analysées des textes du monde d'aujourd'hui, les dérapages des argumentations politiques et sociales ? Enseigne-t-on la différence capitale entre opinions — toujours discutables — et faits objectifs ? Fait-on étudier publicités et propagandes du point de vue des stratégies manipulatoires qui les sous-tendent ? D'où pensez-vous que vienne l'interdit fameux de "faire de la politique" en classe ? (Confondre "faire de la politique" et étudier les textes politiques, c'est vraiment confondre le jour et la nuit...). La vraie raison de cet interdit n'est pas le souci d'objectivité, c'est la crainte d'avoir un public un peu trop averti, et moins manipulable !

Autre constat : on tient certes aux enfants des discours généreux sur la paix ; mais s'avise-t-on que certaines pratiques, notamment pédagogiques, peuvent installer des comportements opposés, en fournissant des exemples involontaires, mais extrêmement puissants ?

Par exemple, utiliser, pour enseigner, la démarche transmissive traditionnelle, c'est, en fait, habituer les enfants, sans qu'ils s'en rendent compte, à croire sur parole celui qui a un statut supérieur. Cela a comme conséquence d'atrophier l'esprit critique, et cela ouvre la porte à tous les fanatismes. Or, ces démarches traditionnelles sont encore trop présentes dans les classes ; et l'on continue de croire qu'il s'agit là d'opinions à respecter. Le respect peut parfois être très dangereux quand il libère des opinions contraires à la Liberté. Les IUFM ont en ce sens une énorme responsabilité de formation des enseignants : s'ils n'arrivent pas à promouvoir une démarche d'enseignement fondée sur la conception constructiviste de l'apprentissage, si la responsabilité et l'implication personnelle des élèves ne devient pas la composante essentielle du travail des futurs enseignants, alors, l'éducation à la paix restera longtemps encore aussi utopique qu'elle peut l'être aujourd'hui. Contrairement à ce que l'on croit — et fait — depuis des siècles, ce ne sont pas les discours, si généreux soient-ils, qui feront cette éducation-là ; ce ne sont pas non plus les grands coups médiatiques, même si, comme aujourd'hui, ils sont bien nécessaires...

C'est une autre façon de penser l'éducation :

* concevoir les valeurs morales, non comme une donnée intangible à respecter de façon inconditionnelle, mais comme une construction permanente, qui met la vie humaine toujours au-dessus de n'importe quel principe ;
* avoir un autre regard sur les traditions : les connaître, savoir analyser leur fonction sociale effective, pour apprendre à s'en méfier, sans jamais les sacraliser et oser les remettre en question, quand elles mettent en danger la vie ou la dignité de quelques-uns ;
* avoir un autre regard sur les enfants : penser qu'ils sont tous capables de réussir, qu'ils ont tous des savoirs riches et intéressants pour tout le monde et que ces savoirs sont toujours des points de départ possibles de toute culture, même de la nôtre ;
* avoir une autre conception des contenus à apprendre : penser que tout savoir n'a d'autre fonction que de permettre de comprendre, donc de remettre en question le monde qui nous entoure; favoriser par exemple, une conception critique de la lecture, en cessant de faire croire que son intérêt majeur serait le rêve et l'évasion ;
* enseigner les stratégies qui font réussir, sans les camoufler sous la fausse valeur d'une prétendue authenticité : donner les vraies règles du jeu social, seul moyen de les faire évoluer ;
* enseigner le point de vue de l'autre : apprendre à ne défendre une opinion que lorsqu'on a pu répondre aux objections des adversaires, enseigner comment on argumente et comment on peut être manipulé par des argumentations faussées ;
* enseigner la curiosité de ce qui n'est pas soi, de ce qui est loin, de ce qui, en apparence, ne nous regarde pas, seul moyen de découvrir qu'en fait, c'est toujours de nous qu'il s'agit. Se construire soi-même par la découverte et la construction de l'Autre;

Bref, bouleverser beaucoup de choses, et pas mal d'idées reçues sur l'éducation et l'enseignement : on sait que l'intelligence n'est pas la cause, mais le produit de l'éducation. La véritable éducation ne se fait pas dans les leçons, elle se fait dans la vie de tous les jours: par la remise en question permanente des traditions et des croyances de toutes sortes, par le refus des principes, par la recherche des différences, et l'habitude du changement; c'est ainsi que se peut se construire, chez tous les hommes, l'Intelligence, la seule qui mérite ce nom, celle qui se confond avec la Paix.

E. C. (1990)