L'élève est une personne... et enseigner, c'est un jeu à deux !
Ce qui frappe d'abord, dans le discours actuel contre la pédagogie et la théorie constructiviste, c'est la négation absolue de la personne chez l'élève. Tout se passe comme si l'élève, notamment enfant, n'était qu'une machine avec un cerveau (merci, les neurosciences !), sorte d'unité centrale, dont le fonctionnement n'obéirait qu'à des règles de mécanique, et qu'il faudrait en quelque sorte " charger " électriquement pour qu'il " imprime " les savoirs prévus. La tâche de l'enseignant, — comme de l'éducateur familial — devient alors un travail de traitement technique, parfaitement analogue à celui d'une machine à laver ou d'un ordinateur.
Dès lors, on ne peut qu'être abasourdi par la contradiction monumentale avec l'autre face du discours actuel, où abondent les termes de " responsabilité ", " effort ", " respect ", voire " solidarité " et " générosité ". Toutes ces notions reposent, en effet, sur le raisonnement, la maîtrise de soi, l'anticipation, l'organisation, bref l'intelligence, dont on sait qu'elle ne pousse pas automatiquement, comme la barbe au menton des garçons, mais qu'elle est le fruit d'un long apprentissage débutant dès la naissance.
Pour reprendre une comparaison célèbre que l'on doit à Yves Chevallard, vouloir éduquer des enfants, que ce soit à la maison ou à l'école, c'est un jeu à deux. En face, ce n'est pas une machine, c'est une personne avec qui il faut compter, et qui a toujours le droit de dire " non ".
Citons Chevallard (extrait d'une conférence donnée en 1986) :
Il y a une différence fondamentale entre un garagiste et un plombier d'une part, et d'autre part, un enseignant et par exemple, un général d'armée. Pour employer le langage de la théorie des jeux, je dirai que les premiers participent à un jeu à un seul joueur ; les seconds, eux, participent à un jeu à deux joueurs. L'enseignant doit compter avec les élèves, le militaire, avec l'ennemi. L'issue du jeu, alors, dans ce second cas ne dépend pas du comportement d'un seul des joueurs. Comme l'enseignant, l'élève a des penchants, des intentions, des stratégies. Et l'enseignant ne peut s'engager absolument sur aucun objectif déterminé. Tout au plus, peut-il s'engager à mettre en œuvre, de manière " correcte " certains moyens didactiques mis à sa disposition, et le faire avec plus ou moins de talent. Paradoxalement peut-être, l'enseignant n'a pas pour mission d'obtenir des élèves qu'ils apprennent. Mais bien de faire en sorte qu'ils puissent apprendre. Il a pour tâche, non la prise en charge de l'apprentissage (ce qui demeure, par nature hors de son pouvoir), mais la prise en charge de la création des conditions de possibilité de l'apprentissage".
La mission d'un enseignant n'est donc pas d'enfourner des savoirs tout faits dans la tête des élèves, mais de tout faire pour qu'ils puissent se les ajouter eux-mêmes. Enseigner, c'est réunir les conditions pour que les élèves apprennent. Nous avons, nous enseignants, à prendre en charge les conditions qui rendront possible l'apprentissage des savoirs requis par l'Institution.
Et l'on touche ici du doigt un autre aspect des erreurs entendues et lues au fil des blogs, ici ou là.
Construire son propre savoir quand on n'a jamais eu de modèles, c'est IMPOSSIBLE. Il faut plusieurs mois voire plusieurs années pour trouver sa propre méthode d'auto-apprentissage.
Il n'a, bien sûr, jamais été question de demander aux élèves de construire tout seuls et sans modèle, les savoirs attendus. Dire cela est une preuve de bien mauvaise lecture des écrits pédagogiques… (la méthode d'apprentissage de celle-ci n'a, de toute évidence, pas été très efficace !). Nulle part, on ne parle " d'auto-apprentissage " !
Apprendre, c'est transformer ce que l'on savait avant,
tant il est vrai que dès sa naissance et même avant celle-ci, le bébé a des savoirs et non des manques à combler. Il est une personne entière dès le début de sa vie, et son développement n'est qu'une transformation constante de la totalité de sa personne, transformation provoquée par toutes les rencontres qu'il va faire et tous les événements qui vont lui arriver. Eduquer ou enseigner (c'est la même chose), consiste donc à provoquer cette transformation, dans une direction prévue, certes, mais non à en imposer les contenus.
Du reste, à partir d'une leçon, d'une conférence, d'une lecture, chacun d'entre nous apprend quelque chose, mais JAMAIS LES CONTENUS DE CE QU'ON VIENT D'ENTENDRE OU DE LIRE.
Ce qui a permis cet apprentissage, ce sont les mots ou affirmations qui ont touché nos savoirs antérieurs, soit pour les conforter, soit pour les mettre en doute.
Apprendre, c'est se heurter, c'est rencontrer des obstacles, c'est entrer dans un conflit avec soi-même… D'où les formules que d'aucuns qualifient de " jargon " (alors qu'elles sont limpides et parfaitement éclairantes, mais la mauvaise foi est sans limites), comme " obstacles épistémologiques " ou " conflit cognitif ".
La notion d'obstacle épistémologique est extrêmement intéressante car elle permet de beaucoup mieux situer celle de " difficulté d'apprentissage ", en découvrant que les difficultés des élèves ne viennent pas forcément de ceux-ci (et ne sont donc pas forcément à " soigner "), mais souvent du travail d'enseignement qui a oublié de lancer une passerelle nécessaire entre leurs croyances initiales et les caractéristiques de ce qu'ils ont à apprendre.
Prenons un exemple : la psychologie des enfants nous apprend que, pour un tout petit, l'ordre des lettres dans un mot ne peut pas avoir d'importance, puisque dans son expérience personnelle qui est celle des objets qui l'entourent, l'ordre de ces objets ne joue aucun rôle, ni pour leur nature, ni pour leur signification. Dans l'écrit, au contraire, si l'ordre des lettres dans les mots change, tout change : la prononciation, le sens etc. Donc si l'on a présenté l'ordre des lettres dans les mots, comme évident, on a oublié la passerelle indispensable entre sa représentation spontanée et la réalité. On l'oblige, dès lors, à sauter tout seul le fossé, ce que seuls pourront faire ceux qui ont suffisamment d'expérience de l'écrit chez eux… On a ainsi fait le lit de la dyslexie, pour une grande partie des autres enfants !!
On découvre également que la forme de pédagogie qui abandonne les enfants seuls, c'est justement la pédagogie à l'ancienne, qui ne s'occupant nullement de ces problèmes, laisse démunis les enfants qui n'ont pas chez eux les moyens de les résoudre.
Quant à la notion de conflit cognitif, elle nous rappelle qu'apprendre est une chose toujours douloureuse : pour transformer un savoir personnel, il faut casser quelque chose, et ça, ça fait mal. D'où l'importance
* d'un climat de confiance et de bienveillance dans la classe, sans aucun stress d'aucune sorte, une ambiance où les savoirs déjà-là des élèves sont respectés, si erronés et si éloignés du programme soient-ils, qui rend possible une pratique d'enseignement qui les prenne en compte et qui puisse s'appuyer sur eux.
* d'une pratique qui ne sanctionne jamais l'ignorance : il est normal qu'un élève ne sache pas, car s'il savait, il ne serait pas à l'école !
* d'une pratique qui n'oublie jamais que le résultat attendu n'est point que l'élève puisse réciter la leçon, mais qu'il sache se servir de ce qu'il a appris, dans des situations autres que celles où il l'a appris.
* d'une pratique dont le présupposé essentiel est qu'on apprend toujours mieux de ses pairs que des formateurs. Ce qui entraîne que la tâche de ceux-ci soit de favoriser les échanges entre élèves, de les aider à partager leurs savoirs, à s'enrichir de leurs différences. L'habitude de travailler en équipe ne favorise pas seulement le développement de la solidarité, — la vraie, celle qui fait si cruellement défaut aux adultes que nous sommes — , elle favorise totalement les apprentissages, qui, sans elle, restent parcellaires et fragiles.
Oui, l'apprentissage est bien le résultat d'une " auto-socio-construction ", selon la belle formule des CEMEA, devenue la devise du GFEN, et de tous ceux qui ont un peu travaillé sur ce que doit être un enseignement efficace.
Mais il faut préciser ici ce que cela veut dire, de peur des contresens chez les lecteurs :
* " auto… ", parce que chacun apprend des choses un peu différentes, liées à ses propres savoirs ;
* " socio… ", parce que l'on n'apprend pas tout seul et que ce sont les autres, les pairs, qui, par leurs différences, nous aident vraiment à apprendre ;
* " construction ", parce que apprendre n'est jamais une réception, mais un travail de réorganisation des savoirs antérieurs. Réorganisation qui devient possible si l'on a permis des prises de conscience et des analyses de ce qui s'est passé…
Le travail de l'enseignant est là.
On parle souvent d'individualisation de l'enseignement : grosse erreur ! C'est l'apprentissage qui doit être individuel, et il ne peut l'être que si l'enseignement est toujours collectif (en grands et en petits groupes)
Former un enseignant, c'est le rendre capable de mettre tout cela en pratique, et non le remplir de savoirs savants, sans lui apprendre à repérer les savoirs des élèves et surtout sans lui apprendre comment on lance des passerelles nécessaires vers ces savoirs si divers et si différents de ce que l'on veut obtenir.
Il est vrai qu'avec une méthode syllabique, ou des règles toutes faites dans un manuel, former les enseignants devient inutile : il n'y a qu'à tourner les pages du manuel ; cela ne demande ni préparation ni formation et, comme on ne connaît pas les problèmes que cela va poser aux enfants, on n'a pas à chercher de solutions !!
Tout béneff !
Faire vite et simple, c'est la devise de nos jours… Quel en sera le résultat ?
Eveline Charmeux octobre 06.