Ce qui confirme la nécessité de reparler de l'avant CP, c'est que tout échec en lecture après le CP est en général interprété comme une carence du déchiffrage (voir le billet de septembre 2007) : comme si c'était l'incontournable début de toute chose dans ce domaine. De fait, il n'est pas rare que le "soutien" apporté alors, conformément aux injonctions officielles, consiste d'abord en un retour aux syllabes et à la syllabation...

Une fois de plus, je pense qu'on oublie là trois données importantes : quel résultat on attend, quel trajet il faut parcourir, et surtout d'où on part : quand on ne part pas du même endroit, le parcours ne peut être le même. Comme on apprend en transformant ce qu'on sait, réapprendre ce qu'on a mal appris ne peut s'effectuer comme si on ne l'avait jamais appris
Or, et c'est une des innombrables idées reçues de l'école que nous connaissons : pour elle, il n'existerait qu'un seul itinéraire. Que j'aie des difficultés de lecture à onze ans ou à quarante, il n'est pas d'autre solution que de repartir des lettres et des sons.
L'erreur, c'est que ce n'est sûrement pas par là qu'il faut commencer, même au CP ou avant.

Nous avons eu maintes fois l'occasion de le rappeler : l'apprentissage d'une activité — qu'il s'agisse du ski, de la natation ou de la lecture — doit nécessairement commencer par une familiarisation avec l'univers de l'activité, la montagne et la neige pour le premier, le milieu aquatique et les problèmes qu'il pose, pour le second, et pour la lecture, le monde de la chose écrite, les objets à lire, les lieux de lecture, les fonctions de celle-ci, la langue qu'on y trouve.
Les aspects techniques qui permettent de vivre et de maîtriser ces situations ne peuvent être acquis, toujours dans un second temps, que si cet univers, ses fonctions et ses principales caractéristiques sont devenus choses familières, où l'apprenant se sent bien.

C'est là précisément l'essentiel du travail en lecture de l'Ecole Maternelle : aider les enfants à entrer dans le monde de l'écrit pour découvrir à quoi il sert, en n'oubliant pas que, pour pouvoir apprendre à lire, donc à comprendre un écrit, il faut qu'ils sachent qu'il y a quelque choses à comprendre dedans.
Or, ce n'est pas évident pour tous les enfants, notamment pour ceux qui vivent dans un milieu où on ne lit pas ou peu.
De nombreux chercheurs (Emilia Ferreiro entre autres) ont mis en évidence que pour un tout petit, les écrits sont des objets naturels, comme les feuilles ou les fruits. L'idée que tout écrit a forcément un auteur qui a voulu dire quelque chose à quelqu'un d'autre ne les effleure pas.
C'est pourquoi, il est tellement important de toujours parler de l'auteur d'un texte qu'on lit, y compris quand on ne le connaît pas, pour les contes, par exemple : ce n'est pas parce qu'on ne connaît pas son nom qu'il n'a pas existé.
On sait aussi que lorsqu'on demande, en section des petits ou des moyens, à quoi sert le journal, il n'est pas rare d'avoir comme réponse : "à allumer la cheminée" ou "à mettre les épluchures"... Le fait que sa fonction est d'apporter des information est ignoré de la plupart d'entre eux.
On notera au passage que les manuels de lecture n'apportent aucune information, que leurs "textes" n'ont généralement pas d'auteurs, et qu'ils ne servent à rien ni à personne... Parfaitement hors situation ils sont donc fort dangereux !

Si aucun travail approfondi n'a été fait avant le CP sur ce qu'est l'écrit, sa fonction langagière et ses fonctions sociales, les syllabes du CP vont laisser béantes des lacunes responsables de graves échecs des années plus tard.
Donc, c'est par là qu'il faut redémarrer un apprentissage raté de la lecture, en prenant appui sur toute l'expérience personnelle de celui qui veut réapprendre. En fait c'est la même démarche qu'au CP, mais avec des point d'appui différents, puisque dépendants du vécu des élèves.

Revenons maintenant à l'après CP, ou plutôt à l'après cycle 2. Il est bon de rappeler que la loi d'Orientation de 1989 reste toujours en vigueur, et que le travail par cycles, même si c'est l'Arlésienne de l'école, est en principe possible puisque toujours légal.
Or, en matière de lecture, à l'INRP, nos travaux nous ont permis de définir à l'époque, pour chacun des trois cycles du primaire et au collège des contenus d'apprentissage bien précis, ce qui permet d'aller un peu plus loin que la formule, banale et bêtasse, selon laquelle on "devrait apprendre à lire toute sa vie".
Encore faut-il savoir ce que ça veut dire.

* les cycles 1 & 2 qui constituent la première étape de l'accès à l'écrit (lecture et production d'écrits), soit six années, ont comme objectif d'installer ce qu'on a pu appeler : l'autonomie de lecture, c'est-à-dire la capacité à valider soi-même ses hypothèses de sens sur un écrit. C'est essentiellement à cela que sert la combinatoire, car elle permet de comparer les graphies qui sont dans le texte, avec celles qu'on devrait voir si l'interprétation première (dont il faut toujours se méfier !) était juste, et de rectifier ainsi des erreurs de lecture.

* le cycle 3 a pour tâche de mettre en route l'acquisition de deux domaines de maîtrise, dont on ne parle quasiment jamais, ni dans les programmes, ni dans les classes, et sans lesquels pourtant le savoir lire n'existe pas vraiment : la variation des conduites de lecture et la maîtrise de la quantité à lire.

La variation des conduites de lecture
. Nous avons eu l'occasion d'en parler récemment (voir le billet de juillet 2011), et d'en rappeler les facteurs. Toute conduite de lecture dépend :
* de l'objet à lire et le type d'écrit social
* du temps dont on dispose et du rapport quantité/temps
* du projet de lecture : ce qu'on veut faire avec l'écrit que l'on lit.

Entre le CE2 et le CM2, il est hautement souhaitable que l'on travaille sur chacun de ces facteurs, en particulier sur les divers types d'objets à lire et les manières de les aborder. Comment on s'y prend pour lire une BD, un dictionnaire de poche, un dictionnaire en plusieurs volumes ; et surtout comment on se sert des manuels scolaires de chaque discipline. Ce n'est pas au prof de maths d'enseigner comment on se sert d'un manuel de maths, et cela ne fait pas partie de son cours : c'est au professeur de lecture, et en cours de lecture.

Quant à l'autre domaine, celui de la quantité, c'est un domaine que les adultes, en majorité et même cultivés, ne maîtrisent guère : combien de fois ai-je entendu à propos d'articles ou d'ouvrages dont je conseillais la lecture : "Va vraiment falloir lire tout ça ? Tu ne peux pas nous en faire un résumé??". Et l'on voit mal comment il pourrait en être autrement : la lecture absurdement pratiquée sur des extraits d'œuvres les empêche à la fois de se cultiver (jamais des extraits n'ont construit une culture), et de se familiariser avec des quantités de plus en plus importantes, seul moyen d'apprivoiser les pavés de littérature ou la documentation en plusieurs volumes.
Au collège, ce travail, diversité des conduites et maîtrise des quantités à lire, devrait être le fil conducteur de tout le travail de lecture.
Précisons que ce n'est pas là seulement un problème de maîtrise, mais aussi de rigueur, notamment morale. Les pratiques scolaires habituelles de lectures d'extraits ont quelque chose d'assez peu honnête : inviter les élèves à écrire des commentaires sur des bouts de textes, dont ils n'ont rien lu de ce qui les précède ou les suit dans l'œuvre, ou à produire des dissertations sur tel ou tel auteur dont ils n'ont lu que quelques pages dans Lagarde et Michard (les ouvrages pédagogiques modernes sont souvent de la même eau !), mettent en place de bien vilaines habitudes.
C'est d'autant plus révoltant qu'il existe des travaux remarquables — depuis longtemps — sur la lecture d'œuvres intégrales et les mises en réseaux culturels, autour d'auteurs et de thèmes.
Pour que les élèves y entrent, il est vrai qu'il faut avoir une politique de lectures d'œuvres intégrales, et de quantités progressives : toujours commencer l'année par une œuvre très courte, lue en une semaine et étudiée en quinze jours, suivie pour l'année de trois ou quatre autres de longueur croissante. Il faut aussi sortir des approches linéaires de lecture et d'étude, parfaitement contraires à la compréhension d'un ouvrage. Faire traîner, comme je le vois souvent, la lecture d'un roman sur trois mois, voire sur toute l'année, est une profonde erreur pédagogique : chacun sait bien que le roman qu'on n'a pas fini de lire au bout de quinze jours, ne sera jamais terminé...
Il faut savoir lire vite et ... relire après ! On a pu dire avec raison, qu'un livre qu'on n'a lu qu'une fois n'a pas été lu. Savoir lire, c'est avoir besoin de relire.
C'est donc une approche de l'œuvre spiralaire qui convient, une approche qui travaille toujours sur l'œuvre entière, reprenant l'ouvrage à partir de recherches thématiques différentes.
D'abord, cela permet, pour chacune d'elles, une souplesse de lecture à la Daniel Pennac... Ensuite cela met en place la notion de "projet de lecture", et favorise la prise de conscience des différences de conduites qui y sont liées. Enfin, quoique menée rapidement (jamais plus d'un mois sur un ouvrage) une telle approche permet une exploration approfondie de l'œuvre et en installe une connaissance beaucoup plus solide.
Je peux affirmer, pour l'avoir pratiquée fort souvent, que c'est, pour les ados récalcitrants, un puissant facteur de réconciliation avec la lecture.

Mais il reste un troisième domaine d'apprentissages relatifs à la lecture, dont les premières approches se situent au cycle 3 du primaire, pour être travaillée de façon approfondie tout au long des quatre années du collège, et affinée ensuite au lycée puis en fac.
Je veux parler de la lecture littéraire, qui n'est autre qu'un déplacement du regard sur le texte : par-delà l'histoire racontée, il s'agit d'apprendre à lire l'écriture du texte en repérant les règles d'écriture que l'auteur s'est données...
Mais pour repérer les règles d'écriture des auteurs, il faut écrire soi-même.
C'est là que surgit l'autre tarte à la crème des propos sur la lecture : toujours associer lecture et écriture.
Comme pas mal de tartes à la crème, celle-ci est, bien sûr, fausse : lire et écrire n'ont pas à être associées systématiquement. Ce sont des activités très différentes, mettant en jeu des compétences différentes, et qui ne sauraient être traitées ensemble.
La liaison lecture/ écriture est en réalité une mise en relation dialectique, chacune enrichissant l'autre : je me sers du travail de lecture pour enrichir mon pouvoir d'écrire et je prends appui sur ce que je fais quand j'écris pour mieux comprendre les textes que je lis.
Un tel type de relation n'est possible qu'au prix d'une pratique d'écriture travaillée, analysée, retravaillée, intense et fréquente, sur règles d'écriture tantôt codifiées socialement et tantôt ludiques et libres.
Faut-il rappeler que la liberté du texte n'est pas dans le texte, mais dans le choix des contraintes que l'auteur s'est imposées librement pour le produire ? Je n'écris pas ce que je veux ; j'écris pour savoir ce que je veux, et ce sont des règles de jeu qui vont me permettre de le savoir. C'est en jouant qu'on s'exprime.
Il me semble qu'on n'a pas toujours été assez clairs sur ce point pour les élèves...
Toute production d'écrits implique des règles. Certaines sont sociales, et l'on peut, bien sûr, toujours y désobéir pour produire des effets divers, toujours voulus. D'autres sont ludiques et librement choisies. Dans tous les cas, il est indispensable de bien les connaître. La maîtrise de l'écriture est là.

Dernière remarque : on cherche vainement trace de tout cela dans les programmes officiels.