Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Duo ou duel ? Brighelli, Charmeux et Frakowiak


L'article de J.P. Brighelli

Envie de le dire du lundi 15 mai 2006
De l'incompétence comme argument d'autorité, par J.P. Brighelli : Eveline Charmeux a-t-elle un jour étudié la grammaire ?

Aucune polémique dans mon propos :
c'est qu'à la lecture de son courrier sur "Règles de grammaire ou maîtrise de la langue", la question se pose brutalement. J'avais laissé passer le flot de bile noire qui a accompagné les directives du ministre sur l'enseignement de la lecture (même si je les trouve, au fond, trop directives, comme je l'ai expliqué dans A bonne école).

Combat d'arrière-garde de pédagogistes confrontés au principe de réalité — la réalité qui nous enseigne que depuis quinze ou vingt ans, le niveau de compétence en lecture / écriture a dramatiquement baissé.
J'avais tort. La fiction dans laquelle ils vivent interpose un écran opaque entre la réalité terrible dans laquelle l'incompétence pontifiante a plongé les enfants, à commencer par les plus fragiles, les plus démunis, et les partis-pris idéologiques qui ont enfanté la plus terrible récession qu'ait jamais vécue l'école. Défendre bec et ongles les méthodes globales, ou à départ global, ce qui est du pareil au même, et prétendre que la grammaire ne s'apprend pas, parce que ses règles seraient aléatoires (ou non prononcées démocratiquement, si je comprends bien ce que veut nous asséner cette dame qui prend de si haut les travaux de Port-Royal et tous ceux qui ont suivi), participe de la même imposture : l'école doit être un terrain de jeu, toute difficulté est ennuyeuse, tout ce qui n'a pas été voté par une majorité forcément citoyenne est à rejeter dans les ténèbres des temps non démocratiques… Je raconte dans la Fabrique du crétin qu'en 1905 le gouvernement a tenté de faire passer une loi supprimant l'accord des participes conjugués avec avoir avec le COD antéposé. Il n'avait pas paru aux contemporains du père Combes que l'autorité de Marot, qui a décidé de cette "règle", fût suffisante pour que des générations d'élèves continuassent à buter sur un accord arbitraire…
Concert immédiat de protestations — ce fut le CPE de l'époque. En clair, le peuple s'opposa à une réforme qu'il jugeait inutile. Faut-il rappeler à madame Charmeux que le peuple est le maître de la langue ? Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont Malherbe et Vaugelas. Ni les compagnies savantes, ni le législateur n'ont assez de pouvoir pour imposer des règles auxquelles l'usage répugnerait.
Les suggestions docilement suivies par une certaine presse qui voudraient que l'on traitât Eveline Charmeux de "professeure" et Chris Laroche de "proviseure" n'entreront pas dans l'usage — sinon au Monde de l'Education — parce qu'elles choquent le génie de la langue. Les "règles" que nous apprenons en grammaire sont-elles à justifier — et les axiomes mathématiques ? Elles sont le produit de mille ans de travail incessant de la langue — et les fantaisies d'un pédagogue isolé dans sa tour d'ivoire, les approximations d'un rappeur perdu dans son ghetto n'entameront pas le corpus grammatical élaboré peu à peu par le peuple tout entier. Quoi de plus démocratique que cette lente maturation ? Les réformes proposées par l'Académie (qui contrairement à une croyance erronée n'a cessé de vouloir rénover la langue) ne sont passées que quand le peuple en
avait donné l'autorisation (l'accent grave sur la seconde syllabe d'"évènement", par exemple). La légitimité de la grammaire est là, dans ce travail patient sur la langue, qui de la gangue des Serments de Strasbourg a tiré la langue de Mallarmé ou de Sartre.
Dès lors, enseigner des règles de grammaire, les apprendre par coeur, est au moins une politesse que l'on doit faire à ce peuple français (y compris aux usagers du français hors de France) qui a pris la peine de forger — et qui forge encore — un instrument susceptible de convoyer une culture.
Mais Eveline Charmeux a-t-elle la moindre idée de ce qu'est une culture ? Pense-t-elle que le discours hagard d'un élève débutant, ou le sien — ou le mien — sont en quelque façon comparables à ce que "la plus saine partie des auteurs de tous les temps" a patiemment recensé des usages du peuple ? A-t-elle bien réalisé qu'interdire, pratiquement, à un élève issu d'un milieu défavorisé l'accès aux règles de la langue, c'est lui interdire de quitter son ghetto ? Le souci d'égalitarisme forcené qui s'exprime dans son éructation produit plus d'inégalités réelles que jamais n'en feront les différences de fortune. Les écrivains "bourgeois" du XVIIIe siècle —Voltaire, Diderot, Rousseau, ou tant d'autres — se seraient-ils imposés s'ils n'avaient pas appris la langue de l'aristocratie, qui n'était jamais qu'un cas particulier de la langue du peuple ? Rousseau, dont Mme Charmeux est certainement entichée, avait appris à lire dans l'Astrée, et écrivait les imparfaits en -oi-. Voltaire s'en moque — et il a raison, car il écrit, lui, les imparfaits en -ai-, conformément à la prononciation du peuple.
Et c'était, à l'époque, un peuple fort peu éduqué, qui bâtissait les règles. Nous avons la possibilité,aujourd'hui, d'enseigner aux enfants du peuple les règles qui leur permettront de pénétrer une société, d'en maîtriser les codes — et non se "communiquer" je ne sais quel état informe de la pensée, cette bouillie sonore dont on voudrait nous faire croire qu'elle est la langue du peuple, alors qu'elle est le nouveau sabir des nouveaux exclus.
Et par qui sont-ils exclus ? Le sont-ils par ceux qui veulent leur apprendre la syntaxe et le vocabulaire — et l'orthographe —, ou par les démagogues qui depuis une vingtaine d'années laissent entendre que tout est bon dans l'expression des enfants, et que les règles sont un concept "bourgeois" ? Faut-il rappeler à Mme Charmeux que l'enfant est, étymologiquement, celui qui ne sait pas parler — et que le métier d'enseignant consiste justement à lui donner les mots, et les structures, qui lui permettront de dire, et de dire mieux ?
Je remarque d'ailleurs que Mme Charmeux respecte globalement le corset étroit de la grammaire classique. Et elle ne voudrait pas que nous l'enseignions à ceux qui nous suivent ? Entendrait-elle être la dernière à avoir appris par coeur la syntaxe la plus élémentaire ? Depuis dix ans, les nouveaux programmes ont patiemment tenté d'éradiquer de l'enseignement tout ce qui en constituait la difficulté — et le plaisir. Bientôt, si nous n'y prenons garde, les ilotes parleront aux
ilotes. Rêve de libertaire fou, et de libéral borné.
Rien d'anecdotique dans ce conflit entre des idéologues crispés sur des convictions mortifères et les praticiens de la langue — et de l'enseignement. Les temps futurs sont en germe dans cette dialectique du laisser-faire / laisser-dire et de l'exigence de clarté. D'un côté, la tentation de l'obscurantisme. De l'autre, les Lumières — fort malmenées en ce moment.
À chacun de choisir son camp.
Jean-Paul Brighelli

 

 

La réponse d'Eveline Charmeux

Quand l’imparfait du subjonctif devient un symbole .
Qu’il soit du subjonctif ou d’autre chose, le terme d’imparfait convient parfaitement à la prose de M. Brighelli.

Imparfait, en effet, son emploi de l’imparfait du subjonctif

("il n’avait pas paru que l’autorité de Marot fût suffisante pour que les élèves continuassent à buter sur un accord arbitraire").

Si Maurice Grévisse l’admet encore (le Bon Usage, pages 1100 et suivantes), on découvre cependant déjà, dans cette prestigieuse bible, des allusions aux nombreuses critiques formulées, à l’époque, par des écrivains comme André Gide, Georges Duhamel, et bien d’autres. La formule de Yak Rivais, auteur de la Manière Impertinente d’enseigner la grammaire (Editions RETZ), pour qui l’imparfait du subjonctif est le "clown de la langue française", est une jolie image traduisant excellemment le rôle aujourd’hui de cette forme verbale : permettre des effets, surtout comiques (voir plus haut, la citation). Et, de fait, les linguistes (Notamment Frédéric François, L'enseignement et la diversité des grammaires Hachette 1978) ), considèrent son emploi comme une manifestation de surnorme, nom donné au souci "d’en rajouter une couche" que l’on trouve chez ceux, peu habitués à l’élégance, qui croient de bon ton de multiplier les fanfreluches sur leurs habits…
En toute rigueur, l’imparfait du subjonctif n’est à sa place que précédé d’un verbe au "conditionnel passé deuxième forme", (qui n’est autre, comme on sait, qu’un subjonctif plus que parfait : le subjonctif avec le subjonctif), et encore, cela n’est–il justifié que pour produire un effet, généralement comique, de rupture avec le contexte. "Il n’eût pas fallu qu’il m’emmerdât", disait fort pertinemment, en remettant ses gants blancs après une bagarre, un célèbre Dandy du siècle dernier.

Plus jolie encore, la réponse, en pleine séance de l’Académie Française, de Jacques de Lacretelle, académicien, à un collègue qui s’excusait de lui avoir prêté des propos n’étant point les siens : "En vérité, cher collègue, j’eusse été fâché que vous m’imputassiez cette connerie !"
Mais lorsqu’on n’est ni académicien, ni dandy et qu’on ne cherche pas à étaler une culture un peu incertaine, on dit simplement "Il faut, il fallait, il faudrait, il aurait fallu, qu’il retourne à l’école". C’est le parler du peuple, dont M. Brighelli se fait un ardent défenseur, mais sans aller jusqu’à le suivre.
Imparfait, aussi, son emploi du vocabulaire : "polémique", "aléatoire", sont utilisés chez lui sans rapport avec leur signification exacte. Notamment, on ne voit pas le lien qui peut unir les règles de grammaire avec le hasard, et, contrairement à ce qu’en dit M. Brighelli, personne n’a jamais rien dit de tel.
Imparfaite, donc, sa lecture de nos propos, quand il les interprète comme le refus de toute difficulté, de toute connaissance du fonctionnement de la langue ou quand il les affuble de qualifiants inattendus (le concept de règles de grammaire serait "bourgeois" ?!!).
Ce qui prouve, au passage, que le savoir lire mis en place à partir des syllabes est bien imparfait lui aussi, et qu’à long terme, ses effets restent redoutables.
Imparfait, et même franchement erroné, l’amalgame entre les règles de grammaire et les axiomes mathématiques. Où il apparaît qu’en logique il reste à monsieur Brighelli beaucoup à apprendre.
Imparfaite, encore son utilisation de l’étymologie du mot "enfant", qui semble ignorer que la signification d’un mot ne renvoie pas à une réalité, mais aux représentations qu’on a (et qu’on a eues) de cette réalité, du reste inaccessible autrement qu’à travers nos représentations. L’étymologie du mot "enfant" ne renvoie donc pas à ce que serait l’enfant, mais à la représentation qu’on en avait à l’époque, représentation dénoncée depuis longtemps par les spécialistes.
Bien imparfaite enfin, et même plus que cela du point de vue de la morale et de l’honnêteté, la confiscation qui est la sienne de la notion de Lumières. Si, éliminer d’un revers de plume les travaux menés durant des décennies par les plus grands noms de la psychologie, de la linguistique, de la sociologie, et des sciences humaines, c’est aller vers la lumière, alors il faut revenir aux bougies, que dis-je, aux flambeaux de nos ancêtres, phares plutôt incertains pour un futur bien enfumé..
Eveline Charmeux

 

La réaction de Pierre FRACKOWIAK

Les basses œuvres de M. BRIGHELLI
Je m'étais promis de ne plus faire le moindre commentaire sur les basses œuvres de M. BRIGHELLI.

J'avais écrit une courte note de lecture dans les Cahiers Pédagogiques à propos de son premier livre, "La fabrique du crétin", ce livre qui est une insulte à l'Ecole et aux enseignants, il avait longuement répondu, en des termes qui ont choqué la grande majorité des lecteurs. Pour lui, les pédagogues sont des "khmers rouges", des fous dangereux, des criminels, qu'il faut exterminer sur la place publique, et "les IUFM sont à brûler d'urgence"… J'ai découvert avec stupeur dans ses écrits que j'étais moi-même déjà "dans les poubelles de l'histoire" pour avoir osé, simple instituteur / inspecteur qui ne sort pas de Normale Sup, m'exprimer sur ce sujet. Je n'ai pas acheté son second livre, mais il suffit d'en lire quelques extraits, largement diffusés par des médias complaisants, de voir comment Philippe MEIRIEU y est traité, pour comprendre où il se situe et de qui il est objectivement complice. En tentant de détruire l'école, il contribue à faire le lit du libéralisme pour notre pays

La réponse récente de M. BRIGHELLI, violente, haineuse, à un texte d'Eveline CHARMEUX, limpide et fondé, sur la grammaire et sur les projets du ministre en la matière, sous le titre "après le b-a ba, le retour aux règles de grammaire!", me pousse à réagir malgré tout. Vole-t-il au secours de lui-même indisposé par la compétence d'Eveline CHARMEUX? Vole-t-il en renfort du ministre qui veut privilégier les apprentissages mécaniques dans tous les domaines? Sans doute les deux.

Les pédagogues, les progressistes n'ont pas le droit de rester silencieux face au combat mené par M. BRIGHELLI pour détruire l'école et laisser la voie au système ultra libéral qu'il promeut ou dont il est le complice objectif. Au-delà d'une salutaire mise en évidence du mépris, de l'invective, de l'arrogance, des mauvais procédés faciles, qui surgissent dans tous ses propos, arrêtons-nous un instant, tant que les commandos brighellistes nous laissent encore en vie, sur ces évidences:

1° à l'évidence, M. BRIGHELLI ne sait pas ce qu'est un élève d'école et de collège, une classe, une vie d'enfant à l'école. Il ne sait rien de l'ennui, de l'incompréhension, du désintérêt d'une grande proportion d'élèves qui ne voient pas le rapport entre les savoirs scolaires et leurs savoirs propres ou antérieurs ou extrascolaires. Il est vrai qu'il s'en moque, que cela n'a à ses yeux aucune importance. Seuls comptent les contenus en tranches bien cloisonnés, bien sédimentés, dont on sait qu'une grande partie est vite oubliée par les élèves. Seuls comptent la transmission, l'explication magistrale, la répétition, la mémorisation, le contrôle donnant une priorité à la dépréciation des élèves plutôt qu'à la validation de leurs acquis. Puisqu'il en parle tant, il devrait essayer d'aller "faire l'école" dans une section de grands ou un CP, ne serait-ce que pour voir… Et j'aimerais voir!

2° à l'évidence, M. BRIGHELLI nie ou déforme sa propre histoire. S'il sait écrire et parler, ce n'est pas parce qu'il a appris des règles à l'école primaire. Comme chacun de nous, il a oublié les savoirs sédimentés de l'école, il les a réappris ensuite, au moment où il lui a fallu les retransmettre, les enseigner. Il est vrai que cette déperdition est difficile à reconnaître par certains enseignants, elle est pourtant facile à vérifier. M. BRIGHELLI a oublié que pour apprendre à rouler à vélo, il faut monter sur le vélo et rouler, et non démonter le vélo et mettre des mots et des définitions sur chacune de ses pièces, que pour apprendre à parler, il faut parler, que pour apprendre à lire, il faut lire et non imposer des apprentissages mécaniques préalables dépourvus de sens.

3° à l'évidence, M. BRIGHELLI jette un voile pudique sur l'histoire contemporaine. Il feint d'ignorer que si les progressistes, les démocrates, ont préparé, engagé, soutenu une vaste entreprise de rénovation pédagogique à partir de la fin des années 60, ce n'est pas parce que des pédagogistes, des khmers rouges, ont envahi le système éducatif pour le détruire… C'est tout simplement parce que les performances de l'Ecole se révélaient insuffisantes au regard des nouveaux enjeux d'une société en profonde mutation. La prolongation de la scolarité, le collège unique, la rénovation pédagogique, la production de nouveaux programmes en termes de compétences plutôt qu'en catalogue de notions, la mise en cause des méthodes d'apprentissage de la lecture ne sont pas des avatars, des produits de la folie de quelques illuminés. Il s'agit d'une volonté politique noble dans une société qui n'est pas figée comme M. BRIGHELLI peut la rêver, mais qui vit, qui est en mouvement, un mouvement qui s'accélère, qui impose des changements, des réformes, et même des ruptures. Il n'y a guère de progrès sans rupture.

4° à l'évidence, M. BRIGHELLI veut rendre service à la droite réactionnaire en cautionnant les volontés de retour en arrière qui font le lit du libéralisme en manipulant l'opinion publique. Il n'est pas étonnant que la révélation BRIGHELLI se produise après 2002. Il faut bien admettre que l'entreprise de transformation de l'Ecole engagée depuis la fin des années 60 l'a été par tous les ministres successifs, de droite et de gauche, avec, admettons-le, une petite parenthèse avec le passage de Jean-Pierre CHEVENEMENT au ministère de l'Education Nationale. On peut observer en particulier que la loi d'orientation de 1989, dite loi JOSPIN, une loi fondamentale, historique, actant la rupture avec l'école de Jules FERRY, n'a pas été mise en cause par les alternances jusqu'en 2002. Depuis 2002, on assiste à un retour de balancier catastrophique. La théorie du balancier si chère aux conservateurs est mortifère pour une société, pour une civilisation, pour une nation. On sait bien que si le pivot du balancier n'avance pas un peu plus que le point de retour du pendule, c'est la stagnation, la décadence et la mort.

Les attaques violentes, démagogiques, non fondées, contre l'Ecole en mouvement, contre les pédagogues, contre le progrès et, de fait, contre la démocratisation du système éducatif, sont dangereuses, comme peuvent l'être les théories extrémistes qui jouent sur la nostalgie et sur la faiblesse de l'information des citoyens sur les questions d'éducation.

La richesse de la pensée des pédagogues, des sociologues, des philosophes, des savants qui s'intéressent à l'école mérite autre chose que des invectives, des insultes et des fabriques de crétins.

Solidarité avec Philippe MEIRIEU, Eveline CHARMEUX, Jean-Michel ZAKHARTCHOUK, et tant d'autres pédagogues !

Le 21 mai 2006
Pierre FRACKOWIAK
Inspecteur de l'Education Nationale
Responsable du SI-EN UNSA Education du Nord