Ecrits d'amis : Laurent Carle
Choix des mots et rhétorique de la confusion
Le choix des mots ne dépend pas de ce qu’on a à dire, mais de l’effet qu’on veut produire en le disant.
Eveline Charmeux
Bien qu'elles soient étanches à toute réflexion pédagogique, les associations de gardiens du temple comme Lire-écrire, SLEC, SOS Education, GRIP et leurs porte-parole, ténors de la presse politique, devraient lire les textes pédagogiques d’Eveline Charmeux sans préjugés. Cela leur permettrait de faire la différence entre enseigner et apprendre. Elles pourraient critiquer la pédagogie en connaisseurs avertis, plutôt que par pulsion hétérophobe. Jusqu’ici le débat scientifique a été biaisé par la haine de l’ennemi. (1)
Il est vrai qu'à leurs yeux myopes enseigner suffit à être pédagogue. Tout discours magistral, tout geste didactique est dit acte pédagogique. Certificat d'Aptitude Pédagogique atteste... D'ailleurs, Bentolila, Boutonet, Brighelli, Le Bris se croient pédagogues. (2) C'est pourquoi ils ont dû inventer un mot nouveau pour désigner les vrais. Il fallait les stigmatiser par un néologisme, par un mot choisi pour sa connotation péjorative : les "pédagogistes" !
Essayons de clarifier.
Il n'est d'éducation qu'émancipatrice. Les professeurs qui enseignent croient éduquer. Ils dressent. Mais la propagande parle d'éducation. On organise un champ de course, on impose la compétition même à ceux qui, venus là seulement pour s'instruire, ne la souhaitent pas. On chronomètre, récompense les vainqueurs sur le podium et... ils parlent de système éducatif. Cette confusion voulue est malheureusement partagée par les profanes mal informés, désinformés. Derrière la rhétorique autour du thème "sauver l'école républicaine", il n'y a aucune intention honnête, louable et avouable en faveur de l'éducation pour tous. Seulement une forte mobilisation des groupes de pression pour conserver intégralement l'école traditionnelle sélective, inégalitaire, celle qui favorise les classes privilégiées, la nomenklatura, et élimine, en les culpabilisant, les enfants des classes démunies. Cette école au "mérite", de l'individualisme et de l'égoïsme de classe, complément naturel de la libéralisation du marché, de la libération des prix et des bénéfices, de la dérégulation de la compétition économique, du triomphe de la spéculation boursière sur le travail productif, du grignotage des lois sociales, du capitalisme sauvage, de l'illusion du bonheur par la consommation, du chacun pour soi dans sa bagnole en stéréo hi-fi boum-boum, de la culture coca-cola mac-do astro-scientologie-magie, cette école porteuse d'une morale de la soumission des pauvres et de l'arrogance des nantis !
Les travaux menés sur le fonctionnement de la communication démontrent qu’on ne communique jamais pour dire, mais pour agir sur celui ou ceux avec qui on communique. Plus que le sujet de la communication, ce sont ses enjeux qui sont déterminants. Le choix des mots est dirigé par l’effet que l’on veut produire et le résultat que l’on attend. ( Eveline Charmeux).
C’est la rhétorique des prophètes de la décadence pour alarmer l’opinion, bien au fait des travaux cités par Eveline Charmeux. Quoi qu’on en dise, les désaccords dont la presse se fait l’écho ne portent pas sur le nombre, la nature, l'exigence et la qualité des savoirs à enseigner, ni sur les méthodes didactiques pour les transmettre. Faux débat ! Pour les traditionalistes intégristes, c'est entendu une fois pour toutes et on n'y revient plus, dans les locaux et le temps scolaires, tout est au maître, l'élève subit les cours et la « correction de ses devoirs (la notation) pour son bien, pour quand il sera grand ». Dans l'école des conservateurs, le discours magistral déroule un programme rigoureux et fermé, conformément à la tradition. Seul, l’enseignant sait où et par quel chemin il veut aller. Les élèves suivent vaille que vaille, exposés bon gré mal gré aux savoirs, comme un jardin à l'arrosage et il leur revient, bons grains, ivraies, d'en absorber la diffusion abstraite. L'apprentissage actif et l'acquisition doivent se faire en famille.
Dans ces conditions, récompenser les meilleurs n’est pas récompenser les plus méritants mais ceux qui ont le plus de facilités pour comprendre la logique du système et les liens qui unissent les savoirs. C’est homologuer ici des compétences acquises ailleurs.
La finalité de l’instruction publique matérialisée par l’école fondamentale est-elle d’organiser la compétition, de classer les concurrents, de distribuer des prix, à savoir quelques rares passeports pour monter dans « l’ascenseur social » ou de répartir équitablement sans condition de mérite l’instruction nécessaire à tout citoyen d’un pays moderne et démocratique ? Instruction obligatoire… pour l’élève ou pour l’institution qui en a la mission ? Cette mission appartient au même registre éthique que la santé publique. Les soins médicaux ne sont obligatoires que pour les professionnels. Pour les usagers, c’est un droit. Si la santé publique fonctionnait comme l’école publique enseigne les savoirs, on soignerait les malades dans l’ordre du meilleur au plus mauvais « portant ». Une telle politique sanitaire au mérite déclencherait de la part des organisations syndicales et des ONG des manifestations propres à faire reculer le ministre.
La question scolaire aussi mobilise les acteurs… quand surgit une mesure qui menace le système. Mais le statut d’écolier ne fait pas de l’enfant scolarisé un acteur social digne et qualifié, un sujet de désir, d’action et de parole. Les écoliers sont invités à respecter des procédures, des règles et des normes décidées et mises en œuvre à leur insu. En France, être écolier et mineur c’est occuper une place minime en droit et en statut, c’est être un travailleur migrant frontalier qui transite quatre fois par jour entre l’austérité relationnelle, fausse rigueur morale, et la foire commerciale, marchande de joies factices. Acheteur convoité et séduit en boutique, absorbeur obligé et culpabilisé en classe, l’enfant est dénié en tant que sujet, mais « bien pris en charge » comme objet. Si sa bonne volonté n’est pas au rendez-vous du projet commercial ou didactique, son interlocuteur a le choix entre la ruse et le chantage pour obtenir la conduite et le résultat attendus.
Pourtant, la finalité d’une école émancipatrice et libératrice serait d’éduquer l’enfant d’abord à l’esprit critique qui permet de se soustraire à l’emprise de la publicité des marchands ensuite à l’autonomie qui délivre de l’usage quotidien de l’automobile comme moyen de déplacement de proximité et du recours au clerc expert pour décider de ses choix fondamentaux. La défense de droits scolaires qui feraient de l’écolier un citoyen de son école et de son quartier, purement théoriques pour le moment, mobilise peu les organisations. Une fois le personnel, les murs et le mobilier obtenus par les organisations corporatives, le sort des jeunes scolarisés et leurs conditions d’apprentissage à l’école ne sont pas au programme des associations, des partis et des syndicats, ni des élus de l’assemblée nationale. S’en remettre aux professionnels ressemble plus à une démission de la nation qu’à une confiance sans limites dans le professionnalisme des enseignants. Cette confiance acquise par simple désistement leur crée dépendance et obligation de loyauté envers l’institution plus qu’obligation de service à l’égard des élèves dont les intérêts du moment ou à venir ne sont pas forcément concordants avec une institution conservatrice. L’école conservatoire à la française, musée culturel, temple des idées, ancienne citadelle catholique de la contre-réforme continue d’être un lieu privilégié de culte sans confession, un sanctuaire de consécration pour ceux que la grâce de la connaissance a appelés.
Pourtant, en théorie elle est devenue la maison d’éducation de tous. Elève ou prof, en théorie, chacun y est chez lui. Comme l’air qu’on respire elle doit être la meilleure possible pour tout le monde. Etant à tous, elle n’est à personne, pas plus aux corporations qu’aux congrégations et leurs prédications ne font pas de ses gardiens autoproclamés ses propriétaires. La bataille pour le territoire n’est pas une dispute scientifique. Education physique, éducation artistique comme « lettres » ou mathématiques, toutes également humanistes, tiennent leur noblesse de leur capacité à faire un homme vivant, adapté au monde qu’il aura à vivre demain, aussi libre que possible. L’éducation-formation est un pari ouvert. Ni objets de culte vénérables, ni fins en soi, les matières d’enseignement sont seulement des moyens éducatifs au service de l’humain. Si certaines ont plus de prestige ce n’est pas pour leur haute valeur culturelle ou morale, c’est parce qu’elles sont censées jalonner le parcours royal pour décrocher les diplômes qui donnent accès aux postes à privilèges de la république. Les motivations qui inspirent leur choix sont de pure ambition personnelle.
La noblesse des privilèges n’est pas celle du cœur. Le désaccord de fond, masqué par les chantres de la théorie dominante, porte donc sur le partage de ces savoirs et sur la pédagogie qui permettrait de rendre ce partage équitable, conformément aux principes républicains. Car, le mode de traitement et la forme de transmission des savoirs ne peuvent être innocents, ni neutres. Nulle technique didactique appliquée par un agent d’exécution lambda ne peut transcender une éthique sociale, un idéal de justice sous prétexte de conformité à la doctrine ou à la norme scolaire. Le cours magistral, pratique majoritaire en France, laisse sur la touche la majorité des auditeurs, si expert de sa discipline et si talentueux du verbe que soit le maître. Il avantage subtilement les élèves en avance et met graduellement sur la touche la majorité dont seuls ceux qui bénéficient d’une aide familiale pourront se maintenir à niveau. Surtout quand il faut à la fois suivre, malgré les digressions, le déroulement logique du discours, l’enregistrer en notes écrites et… le comprendre ! Pour s’assurer de la bonne volonté à l’écoute (spontanée) des auditeurs et pour les enfermer dans cette logique exclusivement didactique, le seul succédané à l’absence de présence active des auditeurs est d’annoncer qu’on notera les retours et compte rendus (les « devoirs »), comme on suspend une épée au-dessus des têtes. Cette stratégie de « médiation » moralise la « participation » passive et la mémorisation individuelle du contenu des cours sous couvert d’encourager les bonnes volontés. Elle oblige les élèves à « travailler » à la maison avec une aide non professionnelle. Elle « décroche » ceux qui ne bénéficient d’aucune assistance extérieure. Il ne s’agit plus alors d’apprendre par curiosité, par nécessité, pour le plaisir, mais de concourir par contrainte, par vertu morale ou par crainte de la sanction, c’est-à-dire pour des motivations étrangères, externes au sujet, à sa pulsion épistémophilique, au son désir de croître, à l’attrait pour la culture. Dans l’école du « mérite », la confusion règne entre concourir et travailler. Aucun élève ne peut échapper à cette injonction qui le place de facto en position de faute si l’aboutissement de l’enseignement ne donne pas les acquis attendus et exigés.
D'ailleurs, Bentolila et ses collègues partisans du tout didactique à l'ancienne, en bons communicants de la confusion, usent du mot "apprentissage" pour désigner l'attitude passive exigée de l'élève exposé à l'enseignement magistral. Et pour prévenir toute remise en question de cette méthode de transmission, ils moralisent les conduites scolaires, qu’ils disent d'apprentissage, ainsi que les résultats de devoirs en notes chiffrées, souvent assorties de commentaires moraux. Par contre, ils ignorent l'idéologie dominante, le système de sélection baptisé système éducatif, l'effet maître, la part du maître, en tant que juge-arbitre de la compétition, dans les résultats de l'enseignement. Bilan moral : l'élève qui n'a pas de bons résultats est seul responsable, voire fautif, sinon de s'y être soustrait, du moins d'avoir rechigné à écouter passionnément un enseignement qui ne visait que son bien, surtout pas l'élimination des plus faibles et la sélection des plus favorisés. Le « mauvais élève » ne fait pas son travail et ne respecte pas le contrat qui s’impose à lui. Il n’est pas « largué » par le système d’enseignement et d’évaluation, « il décroche ». Le prof, non qualifiable en moralité et non évaluable en compétence (par les élèves en réciprocité), libre du choix de ses méthodes mais peu autonome en terme pédagogique par souci de programme, de bulletin de notes en vue du conseil et par conformité à la théorie et à la confusion dominantes, note sans état d’âme ce qui reste de son enseignement et fait toujours consciencieusement ce qu’il considère comme son travail : le plus souvent, la livraison d’un « programme » annuel de notions et de règles formelles, à mémoriser par cœur, pauvres de culture et dépouillées de connaissance, mises au point par les didacticiens pour en faciliter l’enseignement et se substituer aux savoirs vivants. Ces « savoirs » dont les prophètes de l’apocalypse disent qu’ils ne sont plus enseignés à cause de la « propagande mensongère des pédagogistes ».
Après un siècle d’enseignement magistral frontal, on découvre avec étonnement son inefficacité à instruire toute la population. Loin de vouloir se réformer, le système charge ses idéologues de fournir l’explication : « on n’enseigne plus comme dans le temps !… ». C’est nouveau ! On vient de découvrir la faillite d’un système sélectif et de désigner les coupables, les pédagogues, dont la très grande faute est d’avoir envisagé et proposé en vain de mettre l’élève au cœur du système, c’est-à-dire de cesser la sélection, le tri et l’élimination. Mais comment enseigner plus ? Plus d’heures de cours, plus de contenu au programme, plus de sévérité dans la notation ? Diminution des effectifs (d’élèves), augmentation du temps de scolarité (des élèves), réduction du temps de travail (des profs) ? Comment concilier l’augmentation du temps de scolarité et la diminution du temps de travail ? Quand on fait plus de la même chose, n’obtient-on pas… plus de la même chose ? Connaît-on une expérience réussie de fabrication par remplissage cognitif d’un être humain autonome et responsable ? Les progrès scientifiques, techniques, humains ne sont-ils pas toujours obtenus par un bond qualitatif, c’est-à-dire par une autre vision et une autre manière de penser, par une révolution épistémologique ? Copernic aurait-il vu la terre tourner s’il avait observé religieusement l’enseignement biblique ?
Offrir à chaque élève pour seule alternative suivre ou tomber, est-ce éducation ou sélection ? Quand un système scolaire trie et promeut l’élite après avoir éliminé les « mauvais » et écarté les « médiocres » avec beaucoup de réussite, faut-il parler d’échec ? Faillite de la transmission, réussite de la promotion ! Le système fonctionne bien comme voulu. Pour cacher sa véritable fonction, on condamne par contumace et sans appel les profanateurs du temple, les coperniciens qui pensent en contradiction avec la doctrine. La névrose institutionnelle obsessionnelle réprouve les « mauvaises » pensées aussi sévèrement que les mauvaises actions. Si les partisans de la conservation des privilèges de classe et des inégalités sociales, du centre à l’extrême-droite, tiennent tant à l’immuabilité de ce système compétitif qui récompense les élèves pour leur « travail » (3), immuabilité accompagnée de quelques mesures de « soutien et d’aide aux devoirs » (4) destinées aux électeurs des classes moyennes dont les enfants pourraient avoir du mal à s’adapter à la compétition, c’est que l’école traditionnelle satisfait pleinement leur projet de république des privilèges. Comment peut-on être intellectuel de gauche et employer les mots de Le Pen pour parler de la question scolaire (5)
Les mesures préconisées par les conseillers du ministre pour "améliorer" l'école ne visent qu'à graver dans le marbre ce modèle suranné et à le figer dans son éternité mythique. Comment améliorer les compétences d’une profession au statut tabou sans la questionner ? Comme le grand public et la majorité des professionnels de l'enseignement ne connaissent que ce système totalitaire, (6) dont les seconds perçoivent d’autant moins l'iniquité et l'archaïsme qu'il les a placés là où ils sont, "en récompense de leurs efforts scolaires",(7) que leurs propres enfants sont souvent bien classés dans les concours et que les uns et les autres en sont imprégnés (un système qui a reconnu mes mérites ne peut pas être mauvais, il est juste et les recalés sont seuls responsables de leur échec... si j'avais mieux travaillé à l'école, je serais devenu riche…), les discours trompeurs n'ont aucune peine à entrer dans l'oreille de l'opinion dressée depuis l'enfance par cette rhétorique de dominants. Changer l'école, la rendre plus juste, c'est à échéance changer les mentalités, les représentations, faire évoluer les habitus et la société. C'est pourquoi les conservateurs se mobilisent sous le panache fumant de Finkielkraut pour qu'elle ne change pas.
Laurent Carle (Mars 2007)
2- voir ce qu’en dit Gérard GUILLOT : Brighelli, Lafforgue et consorts : la fabrique de la morgue sur le site Vous Nous Ils http://vousnousils.fr/page.php?P=data/entre_nous/les_forums/&action=view_sujet&type=forum&valid=1&id_mess=698
3- « Travailler plus pour gagner plus ! » C’est bien l’invitation faite à chaque élève dès le CP. Dans les tranchées de Verdun, c’était « tuer plus pour gagner plus ! »
4- travaux que les élèves sont obligés de faire à la maison (là où l’écart se creuse à bas bruit) parce que l’heure de classe est propriété du maître.
5- Programme Education Formation du Front National sur le site : http://www.frontnational.com/programmeeducation.php
6- concentration des savoirs et des pouvoirs sur un seul, monopole de l’initiative, du choix de l’action et évaluation de cette action par un seul, expert, manager, formateur, entraîneur, arbitre, sélectionneur, juge et partie et, complémentairement, définition réductrice de l’élève comme potache fréquentant l’école par obligation, épisodiquement récalcitrant et refusant l’apprentissage (l’enseignement) a priori.
7- « Alain Bentolila — il me l’a encore répété hier soir au téléphone — voudrait le meilleur pour chaque élève. Il souhaiterait que les plus pauvres disposent des moyens qui lui ont permis, à lui, petit pied-noir qui parlait l’arabe et l’espagnol en même temps que le pataouète, de devenir linguiste français — et d’apprendre aux enfants d’Haïti ou d’ailleurs à « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Bref, lui comme moi voudrions substituer à la gabegie présente un enseignement de qualité qui permettrait à chacun d’aller au plus haut de ses capacités, quelles que soient ses origines sociales… JP BRIGHELLI Blog Bonnet d’âne.