Comment fonctionne le français oral ?
Oral et phonologie.
Comment aider les enfants à prendre conscience des éléments constitutifs de l'oral ?
Le travail sur l'appropriation des unités phoniques, contrairement à ce que l'on a cru à une certaine époque, n’est en rien un travail sur l'écoute et le repérage des éléments sonores de la langue, mais a pour objectif la construction d'une notion abstraite, celle de phonème. Pour comprendre cette différence capitale, prenons un exemple; soit la phrase:
« Pierre va au bar »
Le dernier mot de cette phrase peut être prononcé de diverses façons, et notamment la finale peut être articulée, soit au niveau du palais, soit tout à fait en arrière, soit en faisant vibrer la langue pour rouler l'r, etc...; malgré toutes ces différences, chacun comprendra la même chose; ces différences permettent de reconnaître des accents régionaux divers, mais ne changent pas le sens du message. Au contraire, si l'on dit:
« Pierre va au bal «
la signification du message sera nettement différente. Pourtant la différence entre la finale de « bar » quand on roule l'r est très proche auditivement de la finale de « bal », et beaucoup plus proche, en tous cas, que de cette même finale, quand elle est prononcée en arrière de la gorge.
Cela prouve que l'on ne traite pas toutes les différences entendues de la même manière : pour reprendre une formule enfantine, mais fort juste sur ce point, « il y a des différences qui comptent et des différences qui ne comptent pas! » Apprendre une langue, c'est toujours apprendre à distinguer entre des différences qui comptent et des différences qui ne comptent pas. Travailler sur l'oral avec les enfants, c'est leur apprendre à faire ce type de distinction.
Précisons, pour les collègues, que cette distinction renvoie en fait à deux approches scientifiques différentes de l'étude de l'oral : l'approche phonétique et l'approche phonologique.
* La phonétique est une science descriptive, dont l'objet d'étude est l'inventaire et le classement de toutes les réalisations sonores d'une langue. L'être humain, à partir des organes de la mastication et de la déglutition, produit, grâce aux mouvements respiratoires, des phénomènes acoustiques. Rien ne prouve que ces organes soient destinés à la parole, mais l'homme parvient à en systématiser le phénomène. La phonétique qui étudie ce phénomène, se subdivise elle-même en deux sciences distinctes, selon la source d'informations qu'elle recueille pour cet inventaire : pour l'une, il s'agit d'observer ce qui se passe à l'émission des paroles, les organes mis en jeu, et comment ils produisent des sons; c'est la phonétique articulatoire, qui classe les sons en fonction des organes qui les produisent; pour l'autre, il s'agit d'observer le produit de l'émission, en quelque sorte la réception des sons, grâce à des appareils d'enregistrement, et c'est la phonétique acoustique qui classe les sons en fonction de leur longueur d'ondes, de leur fréquence etc....
* La phonologie, au contraire, est une science explicative, dont l'objet d'étude est le fonctionnement des unités sonores d'une langue, c'est à dire, du système qui permet à des sons de produire du sens. Chaque unité acoustique, jouant le rôle d'un chiffre de code, n'a de valeur que dans un de code où elle est en opposition avec les autres unités choisies par le système. Ainsi, ce que vise la phonologie, c'est non un classement de ces unités sonores, mais la construction du réseau d'oppositions distinctives qui permet la compréhension. Ces oppositions distinctives ne concernent pas la totalité des composantes des sons du langage, mais certains traits dits pertinents (1), qu'il faut apprendre à repérer. En comparant entre elles plusieurs tranches phoniques, on constate, en effet, qu'on peut les segmenter en éléments distincts. En poursuivant ces comparaisons, on parvient à dresser le système phonémique entier d'une langue et tous les systèmes possibles. On est ainsi amenés à distinguer, parmi ces éléments pertinents:
* le « bruit », provoqué par l'air franchissant un obstacle au niveau du pharynx, qui permet d'opposer les sons-voyelles et les sons-consonnes (2): ce bruit est toujours présent dans les sons-consonnes, et toujours absent dans les sons-voyelles, puisque la bouche reste ouverte pour les produire;
* la présence/absence de vibrations des cordes vocales, qui permet d'opposer un phonème sourd (dépourvu de vibrations) et un phonème sonore (accompagné de vibrations): « poule / boule », par exemple ;
* le passage/ou non de l'air par les fosses nasales, grâce à l'abaissement du voile du palais, qui permet d'opposer un phonème nasal et un phonème oral : « bain / main » ;
* le lieu du pharynx où le phonème est articulé: les lèvres, le dos du palais, le voile du palais, qui permet d'opposer les différents timbres ;
* le type d'obstacle rencontré par l'air au niveau de la bouche: obstacle qui ferme complètement la bouche, ou obstacle plus faible, qui permet d'opposer les occlusives, comme /p/, ou /k/ et les fricatives (on dit aussi: « constrictives »), comme /f/ ou/v/, les liquides, comme /l/ ou /R/, mais aussi les semi-consonnes, phonèmes qui peuvent jouer à la fois le rôle de voyelles ou de consonnes; en français, elles ne jouent que le rôle de consonnes, (elles apparaissent comme des voyelles dans les langues qui ont conservé des diphtongues, comme l'anglais ou l'allemand, ce qui n'est plus le cas du français). Ces semi-consonnes sont : [w] « moi », [j]« abeille », [Ì] « lui ».
Pour les voyelles, les traits pertinents se situent:
* au niveau du lieu d'articulation: en avant de la bouche ou en arrière, ce qui oppose les voyelles antérieures et les voyelles postérieures ;
* dans le rôle joué par les fosses nasales, qui oppose les voyelles orales et les voyelles nasales ;
* dans le degré d'aperture de la bouche au moment de leur production, ce qui oppose les voyelles ouvertes et les voyelles fermées.
On peut regrouper toutes ces données dans un tableau de synthèse (fort simplifié) :
Tableau des consonnes (des "sons-consonnes")
Précisons que M.A. signifie "mode d'articulation" et L.A. "lieu d'articulation"
Voici le tableau des voyelles (des "sons-voyelles".
Il faut noter que ces tableaux présentent le réseau des principales oppositions pertinentes et non un état de toutes les possibilités de la prononciation française: il n'est pas question de parler ici d'une prononciation qui serait plus « correcte » qu'une autre. En fait, le système phonético-phonologique est différent d'une région à l'autre (3), et il n'y a pas de normes en ce domaine, si ce n'est de la part d'intégristes bornés et assez racistes! C'est pourquoi, nous pensons souhaitable de procéder à un certain nombre de neutralisations:
* l'opposition entre [ï] et [ü] : le second étant complètement ignoré au nord de la Loire;
* les réalisations de [r] qui peuvent être tantôt palatale, comme dans la région parisienne, tantôt vélaire, comme dans la région de Toulouse, tantôt roulée, comme en Bourgogne, etc...
* la prononciation de [e] dont les règles sont extrêmement complexes et qui ne joue que peu de rôles dans la compréhension: les exercices proposés n'envisagent que son rôle en finale, et plus du point de vue orthographique que phonologique;
* la prétendue opposition entre [E] et [è] dont la distribution est encore plus complexe que pour le [e] et qui ne joue aucun rôle dans la compréhension, certaines régions prononçant [E] en syllabe ouverte dans tous les cas: « un navet » comme « un ave » et d'autres, [è] partout. Quant à ceux qui les différencient, comme les Parisiens, il s'agit d'une différenciation selon la place dans la chaîne parlée, et non selon le sens: un Parisien dira: « Pierre est parti » [Epâ®ti] avec le même [E] que pour dire « Pierre et sa soeur... »; mais il prononcera: « Sage? Pierre l'est, assurément ! » en prononçant « est » sous la forme: [è]
Une chose est certaine, aucune règle d'orthographe ne peut être dégagée de cette différence, même là où elle semble exister: si la prononciation varie d'une région à l'autre, l'orthographe, elle ne varie pas !
Tout ceci conduit à comprendre que c'est surtout la phonologie qui peut aider l'enseignant à faire travailler les enfants dans ce domaine. C'est pourquoi, les exercices à proposer doivent porter toujours sur des réseaux d'oppositions définies par ces traits pertinents: opposition « sourdes/sonores »; « orales/nasales »; ou oppositions de traits articulatoires. Seule la mise en réseaux permet aux enfants de dépasser « ce qu'on entend » pour accéder à « ce qu'on comprend » et prendre conscience des moyens par lesquels on comprend.
1- André Martinet (cf.bibliographie), donne le nom de “traits pertinents” à la caractéristique phonique (le “trait”) dont la présence ou l'absence dans la réalisation d'un phonème entraîne un changement de sens de l'unité significative.
2- Nous proposons d'utiliser ces termes, peu orthodoxes d'un point de vue scientifique, pour éviter la confusion possible avec les lettres qui portent le nom de voyelles ou de consonnes.
3- Certains chercheurs vont même jusqu'à dire que le système phonologique lui-même est différent d'une région à l'autre: c'est le cas d'A.M. Houdebine, dans sa thèse. En fait, on peut dire que le système phonologique est le même mais que sa réalisation phonétique est différentre d'une région à une autre.