Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Les missions de l'école maternelle.

(Réécriture actualisée d’un article publié aux Cahiers n° 321-322)

M. Xavier Darcos,  Ministre de l’Education Nationale a rappelé le 12 juillet dernier, qu’il était nécessaire de « réfléchir à nouveau sur le fonctionnement de l'école maternelle ». Il a évoqué des « situations très disparates : il y a des endroits où les enfants sont occupés, d'autres où on considère que c'est déjà la classe » et a souhaité que l'école maternelle « retrouve ses missions ».

Les propos de monsieur Darcos sur l’école maternelle, dont il affirme qu’il faut repenser ses missions, nous donnent l’occasion de rappeler fort opportunément que ces missions ont été parfaitement définies par la loi d’orientation de 1989, même si elles n’ont pas toujours été comprises et suivies.
Il est bon aussi de rappeler que cette loi n'est pas née de rien, et qu'elle prenait en compte des travaux menés depuis 1967 par les équipes INRP français 1er degré.
L' un de ses intérêts les plus importants est certainement la place qu'elle confère à l'Ecole Maternelle, qui devient le premier cycle de l'Ecole primaire, et perd de ce fait, son statut « d'école pour jouer », de lieu protégé, dont la seule fonction serait d'occuper en les amusant les enfants en bas âge. Ce lieu pour jouer va devenir un lieu où l’on commence à apprendre.

Que certains le déplorent est assurément déplorable !...

Vers une autre conception du cursus scolaire?

En fait, il est intéressant de noter que cette loi était prévue pour constituer un premier pas vers ce qui aurait dû devenir une organisation cohérente du cursus scolaire de tous les enfants. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui pensent légitimement que la fin du cursus scolaire devrait coïncider avec la majorité civile, et ce, dans une perspective non de professionnalisation (ceci est un autre type d'apprentissage), mais dans une perspective de construction de l'autonomie du citoyen. Aucune relation directe avec un éventuel métier n’est à souhaiter : le « métier » ayant perdu aujourd’hui toute probabilité de durer une vie entière. Ce qui est à acquérir au contraire, c’est la capacité à réapprendre d’autres métiers et à savoir s’adapter à d’autres conditions de vie.
Dans une telle organisation, ce cursus pourrait se découper en trois grandes étapes:

* Première étape : la construction des « outils » d'apprentissages, c'est-à­-dire des savoirs transversaux néces­saires à la construction des savoirs proprement dits. Pour pouvoir acquérir les contenus exigés par l'Institution, il faut évidemment avoir construit d’abord  les moyens d'acquérir ces contenus.

* Deuxième étape : celle justement de la construction de ces savoirs ins­titutionnellement requis, savoirs défi­nis par des programmes nationaux et caractérisés par leur découpage dis­ciplinaire.

* Troisième étape : celle de la construction des savoirs sur les savoirs construits (on dit aussi, des « méta-savoirs »), c'est-à-dire, mise à distance de ce qu'on sait, et mise en relation vers des synthèses qui per­mettent de mieux comprendre. Mise à distance indispensable, sans laquelle le savoir reste fragile, parcellaire, peu utilisable : aujourd'hui tous les enfants doivent accéder à cette dernière étape, sans laquelle ils n’auraient aucune liberté d'action.
C'est seulement à partir de cette troisième étape que pourrait se poser la question des études profession­nelles, courtes ou longues selon les désirs et les besoins de chacun.

La place et le rôle de la Maternelle dans cet itinéraire

C'est une place et un rôle déterminants bien confirmés par le nom donné en 1989 au cycle 1, (qu’il serait dommage de rejeter) : cycle des apprentissages premiers (et non des « pré­apprentissages » : l'apprentissage n'a pas de « pré ») où l'on retrouve l'écho des recherches actuelles sur le développement neurobiologique de l'enfant. Avec J.-P. Changeux et son équipe, on connaît aujourd'hui l'importance de la période de deux à six ans, période de construction, pour tous les enfants, de leurs capacités à apprendre, pour peu qu'ils  rencontrent des situations diverses de résolution de problèmes, à la fois valorisantes et dédramatisées.
C’est pourquoi on peut dire aujourd’hui que l’école maternelle est bien une école à part entière. Elle fonctionne, en fait, comme la première partie de la première étape, étroitement soudée aux deux premières années de l'école élémentaire par la grande section qui appartient à la fois au cycle 1 et au cycle 2, formant ainsi un grand cycle de six années ayant des objectifs spécifiques communs, même si les contenus sont bien sûr différents de ceux du CP. et du C.E.l. Aussi est-il souhaitable qu'une équipe  « cycles 1 et 2 » se constitue dans chaque école et se réunisse en conseil de cycle, jamais séparé en cycle 1 d'un côté et cycle 2 de l’autre.

Quels contenus et quels objectifs pour cette première étape?

Contrairement à ce que l'on pense parfois il y a effectivement des contenus d'apprentissage dès la petite section. La politique attentiste qui a sévi durant quelques années apparaît aujourd’hui comme très nocive : ce n'est pas l’intelligence qui permet aux enfants d’apprendre, ce sont les apprentissages qui développent leur intelligence. Plus tôt les enfants apprennent, et moins ils risquent  l’échec scolaire.

Mais... Attention ! Apprendre ni n'importe quoi, ni surtout, n'importe comment ! On sait aujourd'hui que les premiers apprentissages doivent porter non sur des contenus disciplinaires, mais sur les savoirs transversaux qui constituent les outils essentiels de la construction de ces contenus futurs.
À la lumière des travaux actuels sur ce point, on peut dire quel pour acquérir ces savoirs que la Société attend des enfants, il est nécessaire que ceux-ci :

  1. soient avant tout en possession de leur motricité : c'est en effet dans la résolution de problèmes moteurs que se construisent les capacités à apprendre; d'où l'importance de l’éducation physique — la « vraie », et pas seulement la « psychomot » comme disaient les normaliens ! — dès la petite section de l'école maternelle;
  2. aient développé des compétences le communication. Celles-ci incluent naturellement le langage, sous toutes ses formes, orale, écrite, lecture et écriture, mais aussi, toutes les formes de communication, verbales et non verbales : graphique, vocale, gestuelle, corporelle,
  3. aient construit la pensée scientifique, c'est-à-dire, celle qui procède par hypothèses et cherche à les vérifier. C'est le doute méthodique, cher à Descartes, celui qui fait avancer la pensée, et qui s'oppose au doute sceptique (lequel la bloque au contraire). Or, on a depuis longtemps observé que cette forme de pensée, essentielle aux apprentissages scientifiques, comme à la lecture, n'est point naturelle. L'enfant très jeune ne doute jamais; il est sûr de ce qu'il voit, croit, sait, et n'admet guère la contradiction (on peut du reste constater que bien des adultes sont restés très jeunes ... sur ce point au moins !);
  4. aient développé leurs compétences d’abstraction. Contrairement à ce l'on prétend parfois, l'abstraction est possible très tôt : dès qu'un enfant parle, il manie une forme d’abstraction déjà très importante ... Bien sûr, il n'est pas capable d'abstraire n'importe quoi, mais, que je sache, nous non plus! Le problème n’est donc pas de savoir si un enfant peut ou non abstraire, mais de l'aider à étendre cette faculté qu'il a déjà, à tous les objets qu'il côtoie, afin de pouvoir accéder notamment aux mathématiques ...
  5. aient acquis des capacités d'initiative, d'audace calculée, de création, composantes incontournables de la responsabilité. Contrairement, là aussi, à certaines idées reçues, la responsabilité et la désobéissance vont de pair : être responsable, c'est savoir oser intelligemment, et où pourrait-il avoir appris cela si l’enfant est constamment assisté, sommé de n’agir que sur ordre, et dirigé dans tout ce qu'il a à faire ?
  6. aient développé une relative indépendance affective, nécessaire à la motivation des apprentissages : il n'est pas possible de faire apprendre quoi que ce soit à quelqu'un qui ne voit pas l'intérêt de cet apprentissage. Il nous semble aujourd'hui essentiel que tous les enfants aient compris qu'ils sont à l'école pour apprendre, parce que apprendre, c'est acquérir des savoirs qui donnent du pouvoir grâce auquel on construit sa liberté. Une société ne peut être juste que si ce raisonnement s'impose à tous ... Pour cela, il est nécessaire que tous les enfants aient accès au plus haut degré de savoir. Il faut donc qu'ils découvrent qu'apprendre est un atout personnel de taille – « découvrent » et non « entendent dire » — et qu'ils aient compris que cela n'a rien à voir avec l'amour qu'ils portent à l'enseignant, ou aux copains ... C’est pour lui que chacun apprend, comme il grandit ! Point de détournement des apprentissages ! Ici, les lois humaines ne peuvent rien contre la nécessité biologique.

Deux ou trois mots de conclusion ...

Trois conclusions s'imposent au terme de cette rapide analyse :
1-  La célèbre opposition entre l'école maternelle, école du jeu, de l'épanouissement et du respect d'une enfance innocente, et l'école primaire, école du travail sérieux, voire du bourrage de crâne, est à jeter dans la poubelle des idiotes idées reçues qui ont fait tant de mal. Il n'y a qu'une seule école primaire, avec quatre périodes :
- la petite enfance (de deux à quatre ans), période de découvertes, et de familiarisation avec tous ces savoirs à construire;
- la charnière que constitue le Grande section, inséparable de « l'avant », comme de « l'après » et où s'amorce la systématisation des savoirs;
- les deux années qui terminent le cycle 2, période de systématisation de la construction ;
- le cycle 3, qui lui, prépare le collège.
2-  Pour les maîtres, il va de soi que le travail d'équipe est incontournable : préparations, observations des enfants, propositions de démarches, organisation des projets et activités, les six enseignants chargés des 150 ou 180 enfants qui constituent ce grand cycle, doivent désormais mettre tout cela en commun et travailler ensemble. Ce n'est pas du travail en plus : une préparation commune soulage forcément le travail individuel et le rend infiniment plus agréable. On a tout à gagner au contraire ... !
3- Et une troisième, en forme de question : et si, enfin, au lieu de vouloir placer le « savoir » au centre du système éducatif, comme on l’entend dire ici ou là en réaction à la formule de 1989 qui mettait l’enfant à cette place, nous y mettions enfin l'enfant-qui-apprend
Que l’on soit de droite ou de gauche, il est bien évident que tout système éducatif est forcément au service des apprentissages de l’enfant, et non des « savoirs ».
Mais pour que le système soit ainsi au service des apprentissages de l’enfant, il faut que l’enseignant ait appris son métier, et qu’il ne se contente pas de déverser des contenus, si maîtrisés soient-ils.
C’est donc un problème de formation, car il est infiniment plus difficile d’aider un petit à construire une notion que de faire un cours d’agrégation…
Il faut cesser de brocarder la pédagogie, les règles du métier d’enseignant. Il faut aider tous les enseignants à « réunir les conditions pour que les élèves apprennent ».
C’est dire qu’il est nécessaire de travailler ensemble, tous ensemble, parents, enseignants, supérieurs hiérarchiques, en équipes pluri-disciplinaires et pluri-statutaires, pour que soit réussie cette période fondamentale de la vie d'un être, cette période où, à travers la construction des outils pour apprendre, peut se dessiner pour chacun un avenir de dignité et de liberté.

Utopie ? Oui, mais sans elle on n’avance jamais ... !
Eveline Charmeux juillet 2007.