Pierre FRACKOWIAK
L'évolution du métier d'inspecteur du premier degré.
ou
Je suis content, je pilote
Il est des mots qui s'imposent progressivement sous l'effet de modes, de techniques de communication, d'objectifs politiques souvent implicites, qui sont issus de domaines très différents de celui qui les absorbe et qui deviennent des évidences indiscutables. Il est devenu ringard de les remettre en cause, de rechercher leur fondement, de s'interroger sur leur sens. Ils s'imposent alors contribuant au règne de l'apparence et au renforcement du formalisme aux dépens du réel. Le mot "pilotage" est de ceux-là. Il permet de se donner l'illusion d'un regain de prestige de la fonction. Associé à l'indispensable tableau de bord et à l'ordinateur portable, il donne l'apparence du sérieux, de la compétence, de l'importance, de la responsabilité. Je pilote, j'ai beaucoup d'indicateurs sur mon tableau de bord - plus j'en ai et mieux c'est- je fais régulièrement ma check list, je corrige les bugs, j'affirme que je sais croiser les items, j'affiche avec power point évidemment, je commente, je justifie tout techniquement, donc je suis responsable. On me dit d'ailleurs, sous le sceau de l'anonymat, que, dans la grande école de cadres de l'Education Nationale, au cœur de la belle région Poitou-Charentes, sous l'influence du futuroscope, du virtuel et des gadgets, on ne jure que par le pilotage et les tableaux de bords, les camemberts et les histogrammes, les diagnostics et les plans.
Je ne suis plus inspecteur, je suis pilote, économiste, technicien très supérieur, et je suis content. D'ailleurs, on peut me demander toujours plus d'évaluations, je suis toujours d'accord, j'en propose parfois moi-même, car j'ai compris que sans évaluation, sans estimation, sans calculs statistiques savants, je ne peux pas piloter.
Et je finis par croire, cela me fait du bien, que je pilote vraiment. J'en profite pour me rapprocher de Simon, mon petit fils, qui pilote vraiment sur ses multiples simulateurs. L'inspection, c'est ringard. Je travaille désormais sur les résultats des élèves, je prends mon pied en les décortiquant et en imaginant des programmes de remédiation, même si les apprentissages n'ont pas été "médiés", ils seront, je n'en doute pas, "remédiés" puisque je l'aurai déclaré et que j'aurai répondu à toutes les enquêtes. J'enjoliverai un peu pour faire comme tout le monde et parce que ce que l'on me demande, c'est de prouver que c'est bien et que les circulaires ministérielles sont bonnes. Je serais bien incapable de faire moi-même ce que j'exige des autres, mais c'est normal. On ne demande pas au directeur d'usine de savoir fraiser une pièce ou graisser la machine.
Je suis fatigué mais j'ai un beau métier. Je donne aussi les autorisations d'absence. Occasionnellement, j'annonce que Madame Jules sera inspectée entre le 15 à 8h et le 30 à 17h (hors les dimanches), ce que je ne supporterais pas pour moi-même mais ce qui justement me permet de m'affirmer comme chef. J'ai de très nombreuses réunions, plus j'en ai, plus je suis important, même si je râle parce que la réunionnite dévore mon temps et que je rate tous les concerts et tous les films, toutes les réunions de mon syndicat et quelques doux moments de bonheur.
Le métier a terriblement changé en 20 ou 30 ans, mais c'est normal, l'école a tellement changé elle-même, n'est-ce pas? Et je n'y suis pas pour rien puisque j'ai piloté le changement.
Je travaille. Je travaille soir et matin, dimanche et fêtes. J'ai pris mes dossiers et mon ordinateur pour les vacances…
Je m'endors sur mes lauriers et mes angoisses.
Soudain, une voix m'interpelle, lointaine. Je la reconnais, c'est bien celle de Paul, mon inspecteur "de quand j'étais instit'", qui est au paradis des inspecteurs. Je vois sa tête à la Léo Ferré et je revois ses emportements. Il n'avait rien d'un valet, lui, et il pensait, lui. Manifestement, il n'est pas content. Il a son regard des mauvais jours:
" Et les enfants? Tu les vois encore? Tu les observes? Tu as remarqué que celui-là s'ennuie, que celui-ci ne comprend rien, que l'autre rêve, que l'instit', pardon, le professeur d'école, professe pour les 5 gamins formatés du premier rang? As-tu regardé ce qu'ils font vraiment? S'ils s'expriment? S'ils dialoguent entre eux? S'ils pensent et peuvent dire ce qu'ils ont pensé? Tu as vu que celui-ci est au bord des larmes? Et l'autre là, le petit malin, avec son regard vif, mauvais élève intelligent qui se fout du monde et qui se demande ce que tu fais là et à quoi tu sers?
Et le prof? Tu le regardes? Tu notes ce qu'il dit? Absorbé par la lecture des livrets d'évaluation et des statistiques, tu ne vois pas qu'il fait cours, qu'il explique, qu'il ne comprend pas que les élèves ne comprennent pas? Il s'use pour rien, je te le dis. Si tu crois qu'il va changer quand tu lui auras mis tes camemberts sous le nez, que tu lui auras défini ses objectifs comme le fait le directeur de la banque pour ses démarcheurs, tu te trompes…
Et pourquoi tu ne prends pas un peu la classe pour réorienter l'activité, pour mettre en évidence que les capacités de réflexion des enfants, notamment de ceux qui sont en difficulté, sont sous-estimées, pour donner de la matière à l'entretien que tu auras ensuite, pour faciliter la réflexion sur les représentations et sur les choix pédagogiques, pour montrer que tu es vraiment un expert et que, même expert, tu peux te planter? Ah, oui, tu ne sais pas. Tu causes et tu pilotes…
Il y a pourtant bien longtemps que je t'ai dit qu'il fallait absolument observer l'acte pédagogique, sa réalité, comprendre les raisons des choix des praticiens pour espérer les faire évoluer, comprendre le réel pour tenter d'aller vers l'idéal?"
Bon, voilà qu'il me ressort du Jaurès, Condorcet va arriver… Et Freinet, et l'OCCE, et le GFEN, et Don Bosco, et Montessori, et le polonais Korczak, et Fernand Deligny… Et lui, dont il ne parlera pas mais qui savait si bien mettre en évidence toute l'intelligence potentielle des enfants pauvres, étouffée aujourd'hui par l'évaluationnite aigue.
Je me souviens bien, mon cher Paul. Comme un autre de mes maîtres, Victor HOST, directeur de recherche à l'INRP, tu me disais simplement: "Il y a trois types d'activités nécessaires à l'école :
1° des activités de construction des savoirs et des compétences par les élèves eux-mêmes placés dans des situations de recherche, de tâtonnement, d'expression/communication, de comparaison des procédures, de réflexion, de raisonnement, de justification des suppositions… de fabrication d'outils mentaux…
2° des activités d'exercice, d'entraînement, de fixation, de réinvestissement…
3° des activités d'évaluation…
Aujourd'hui, 90% du temps scolaire sont occupés par les activités de type 2 et 3. Toutes les activités de remédiation et toutes les activités d'aide aux devoirs sont de type 2, c'est-à-dire qu'elles ne sont que plâtre sur des jambes de bois… Pour améliorer la réussite scolaire, il faudrait au moins 50% du temps pour des activités de type 1 et donc une sérieuse réduction du temps d'enseignement collectif frontal. Et la remédiation n'a de sens que si elle est de type 1…"
Paul, tu avais déjà raison. Comment peut-on améliorer les performances des enfants si l'on n'est pas capable d'analyser les pratiques des maîtres et de les faire évoluer? D'ailleurs, quand j'interroge mes collègues: comment on fait pour piloter?, les réponses sont souvent floues et fuyantes. J'ai vu des tonnes de power point sur les performances des élèves, avec des graphes magnifiques et de jolies couleurs, et même avec des araignées qui descendent des plafonds, à en avoir la nausée. Je n'en ai jamais vu sur les pratiques pédagogiques des enseignants. Mais puisqu'il faut piloter, pilotons.
Piloter par les résultats des élèves sans savoir piloter les pratiques des enseignants… cela relève du gag. Or, comme le disait fort justement un expert, Claude THELOT, malgré la compétence des inspecteurs et des pilotes, on ne sait pas ce qui se passe réellement dans les classes…
Le vrai problème, derrière l'écran de fumée commode et snob du pilotage, n'est-il pas d'accompagner les enseignants à voir clair dans leurs représentations et leurs pratiques professionnelles et à mettre leurs actes en accord avec leurs valeurs?
Merci Paul de m'avoir réveillé une fois encore! Je vais me ranger du pilotage et de statistiques qui n'ont pas de sens et tenter de rester proche des enseignants pour les comprendre et les accompagner, les aider à faire mieux l'école. Ne t'inquiète pas. Je ne veux pas être pilote, je résiste et je m'indigne, tu sais que je n'ai jamais été un valet, même avec toi. Je veux être inspecteur, autant que possible intelligent, autant que possible sensible et humain… Mais je te le dis: ce n'est pas facile aujourd'hui face à l'adversité déguisée, à la complaisance colorisée et à la gloire du pilotage!
A la mémoire de Paul DUPAS et de Victor HOST
Le 4/11/2007
Pierre FRACKOWIAK