Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Un papa au Liban : récit de Danièle Sirven, CE1 de l' école de Grenade s/Garonne

1- Les circonstances

A la rentrée scolaire, je reçois dans ma classe une petite Emilie arrivant de Bordeaux. Elle ne connaît personne, alors que tous les autres enfants se connaissent bien entre eux.

Un mois et demi apres la rentrée, le père apprend qu'il doit partir au Liban pour une période de quatre mois en tant qu'infirmier militaire. Nous sommes en 1983 et la guerre fait rage là-bas. Les parents ont conscience que ce départ peut gravement compromettre l'année scolaire de la petite, très émotive, affectueuse, et fort attachée a son père.

2- Recherche d'une solution

Après discussion avec les parents, je leur propose une correspondance qui s’établirait entre le père d'Emilie et la classe. A mes yeux, cela offrirait un double intérêt : celui de rapprocher père et enfant; et celui d'ouvrir la classe à un autre type de curiosité, un pays lointain, dont on parle beaucoup, et dont on pourrait apprendre autre chose que ce qui en est dit à la TV.

3 - Un démarrage difficile

Le père n'a jamais entretenu pareille correspondance ; au début, il écrit à Emilie seule, qui reçoit les lettres chez elle. Elle m'apporte bien les lettres en classe, mais je ne me résouds pas à les lire aux enfants : d'abord, ce courrier ne leur est pas destiné ; ensuite, il me semble que je vais déposséder Emilie de quelque chose qui lui appartient en propre, les lettres que son papa lui a écrites, à elle.

Moi, pourtant, je les ai lues...Emilie me l'avait demandé, mais tout de même, j’avais l’impression de violer quelque chose...

Ces lettres, elles me paraissaient belles, intéressantes, méritant d’être lues par la classe, mais il fallait que les destinataires changent. Peu de temps après, je reçois une lettre du père, a titre personnel, où il me faisait part de ses difficultés. Je lui réponds en le rassurant et en lui demandant d'adresser les lettres à toutes la classe, et d'aborder le même genre de sujets que ceux des lettres à Emilie, avec le même ton, simple et vrai.

4 - La correspondance

Arrive alors presque régulièrement en classe un courrier riche et varie, comprenant :

* des descriptions du site de Beyrouth et de la région, des marchés, des habitants et de leur habillement, des langues parlées au Liban, de la vie des paysans,

* des cartes postales de la région,

* une carte de la ville et des environs, où les enfants se sont amusés à retrouver les divers sites des cartes postales. On a ainsi appris, avec étonnement, que le Liban n'est guère plus grand qu'un département français…

* un drapeau libanais,

* et même un billet de banque, portant des inscriptions en arabe sur une face, et en français sur l'autre.

Voici l'une de ces lettres :

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Chaque fois, c’est la surprise et la joie pour les enfants, la fierté pour Emilie.
De notre côté, nous nous mobilisons pour envoyer un courrier important qui doit arriver à Beyrouth avant Noël. Il comportera : `
 * une lettre collective, (le principal problème qui-s'est posé, a été la formule d'apostrophe : fallait-il mettre « monsieur », « cher monsieur »  (on ne le connaît pas, mais il est si gentil !) « cher papa d'Emilie »?  Certains enfants voulaient même écrire « cher papa », s'identifiant totalement à Emilie).
* toutes les productions de la classe en matière de jeux d’écriture : comptines, poèmes, jeux de mots, devinettes (avec les réponses dans une enveloppe cachetée « à n'ouvrir que pour vérification »!)

Voici la lettre finalement envoyée après bien du travail (nous sommes au CE1, ne l'oublions pas !), chaque groupe ayant rédigé une partie de la lettre, telle que nous l'avons élaborée en grand groupe. Bien entendu, l'orthographe a été "nettoyée", avant l'envoi de la lettre.

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Emilie compte les jours qui la séparent du retour de son père, mais les autres enfants aussi... Nous mesurons le temps sur la « bande des jours », bande sur laquelle nous collons chaque jour le feuillet du calendrier éphéméride. Grâce à cette habitude, le temps passé apparaît de façon visible, favorisant ainsi la structuration temporelle, en pleine construction à cet âge.

A noter que si aucune lettre n'évoque la guerre (il nous avait semblé qu'il devait en être ainsi), les enfants, eux, suivent les nouvelles à la TV, s'inquiètent des blessés que le papa d'Emilie soigne, de sa santé propre, de sa fatigue, de sa sécurité.

4 - Le retour

Depuis le 27 Janvier, le père d'Emilie est de retour ! La classe l’a invité et une fête a été organisée par les enfants eux-mêmes. Ils se sont chargés de la préparation du goûter, et par l'intermédiaire d'un lettre écrite en commun, ils ont demandé aux parents de fournir les ingrédients nécessaires à la préparation des crêpes, ainsi que les boissons. La fête fut à la fois très gaie et très émouvante.

Ajouterais-je qu'Emilie a fort bien terminé l'année...?

Commentaire d'Eveline :

Une telle situation pédagogique nous semble exemplaire à plus d'un titre. En premier lieu, elle est évidemment et d'abord une situation authentique de communication à distance, où lecture et écriture ont leur sens plein, permettant ainsi à tous de s'approprier la fonction langagière de l'écrit, sa fonction de communication interpersonnelle, fonction dont nous savons aujourd'hui qu'elle n'est pas évidente pour tous.
Mais à cette valeur, proprement pédagogique, s’ajoute une fonction de dédramatisation, de prise en compte de la dimension affective, dont on sait l'importance capitale dans l'apprentissage...

Mais l'intérêt va encore plus loin. On voit ici clairement comment la prise en charge des problèmes personnels d'un enfant par toute la classe, institutrice comprise, non dans une visée de "soutien psychologique", comme on le dirait aujourd'hui, mais dans une visée de réelle socialisation, d'ouverture aux autres, de partage fraternel, devient a la fois formation morale et apprentissage, construction de la personne tout entière, savoir-faire scolaires et valeurs de vie, tout en consolidant des apprentissages scolaires.

Si l'on apprenait plus souvent à travailler de cette manière, peut-être que certaines choses changeraient... Encore une fois, ce n'est pas en proposant des remèdes aux difficultés des élèves qu'on peut résoudre ces difficultés, c'est d'abord en évitant qu'elles apparaissent, donc en travaillant autrement, avec plus d'ambition, et en utilisant une démarche qui respecte les enfants dans toutes leurs dimensions et qui les prenne enfin au sérieux.

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