Si l'on prend, une à une, chacune des décisions prises sur l'organisation de l'école, notamment primaire, on découvre d'effarants points communs : effectivement dictées par une logique froide et abstraite, elles font toutes fi du fonctionnement psychologique d'un enfant, comme si leur auteur refusait d'admettre qu'un élève est un être humain, doté, comme tout humain, d'un pouvoir de l'esprit qu'on appelle l'intelligence, principal outil de ses apprentissages.
Le problème, c'est qu'un tel point de vue, non seulement nuit terriblement aux élèves, comme on va le voir, mais installe, chez eux, des représentations erronées pouvant durer bien au-delà de l'âge adulte.
Par exemple, vouloir qu'un enfant apprenne dès l'âge de six ans la technique opératoire de la division, c'est lui faire courir le risque de ne jamais comprendre ce que diviser veut dire, pour la simple raison qu'à cet âge, il ne peut pas atteindre ce degré d'abstraction. Que va-t-il se passer alors ?
Les enfants étant fort malléables, il va acquérir un savoir faire apparent, avec la technique imposée, il va le répéter, sans comprendre du tout ce qu'il fait, ce qui va lui permettre de réussir les petits problèmes proposés en classe — et encore pas pour tous ! — avec une interprétation à lui, plus ou moins fantaisiste, évidemment erronée, qu'il va traîner fort longtemps, surtout si les contraintes professionnelles ne l'obligent pas à y remédier.

C'est ce qui est arrivé à votre servante : peu amie avec les chiffres, les nombres et les calculs, il a fallu que j'aie des enfants qui, heureusement pour eux, ont connu les "mathématiques modernes" (lesquelles n'ont jamais été autre chose que des "mathématiques intelligentes") pour découvrir avec effarement que, dans une division, on faisait des multiplications et des soustractions ! Jamais je n'en avais eu la moindre idée. Jusque là, une division, pour moi, c'était essentiellement le dessin d'une croix, sorte de potence, à l'intérieur de laquelle on doit procéder à des actions rituelles, accompagnées d'une sorte de mélopée vaguement religieuse : en trente-deux combien de fois sept, je pose... et je retiens..., etc. etc. Pas un instant je n'ai pensé que les paroles de la mélodie pouvaient avoir un sens.
Ce fut une révélation ! Ma directrice d'École Normale amiénoise où je débutais ma carrière, femme extraordinaire, passionnée de maths intelligentes, m'a ouvert les yeux, à trente ans, sur la division comme sur beaucoup d'autres choses. Sans elle, sans les devoirs de mes enfants et sans le travail interdisciplinaire que j'ai accompli avec mes collègues matheux de la recherche, j'en serais toujours à mon rituel. Du reste, même aujourd'hui, je ne sais guère faire autrement que le rituel, et je "pose la division", même pour diviser soixante par onze, suscitant ainsi l'indignation des matheux de mon entourage !
Cette découverte fait partie des nombreuses révoltes de mes débuts de prof, quand les mensonges et les cachotteries de l'enseignement primaire et de collège me furent enfin révélés.

Et lorsque le Ministre évoque cette "fausse bienveillance qui consiste à vouloir retarder sans arrêt les apprentissages", on est atterré par la confusion qu'il semble commettre entre TECHNIQUE OPÉRATOIRE et acquisition d'une notion. Si l'on diffère cette technique au CE2, ce n'est pas pour en RETARDER l'apprentissage, mais pour se donner le temps d'asseoir la notion : ils n'ont, certes, ni appris à poser la croix-potence, ni à psalmodier la mélodie, mais cela ne signifie pas qu'ils n'ont rien appris sur le sujet, au contraire. On sait qu'une technique opératoire, apprise trop tôt, et en premier, fait écran à la construction de la notion, et risque de l'empêcher pour longtemps — j'en suis la preuve…

Ce n'est pas le seul domaine où l'école commet ce genre d'erreurs : dans presque toutes les disciplines, la tradition scolaire se contente de plaquer des techniques non comprises qui font illusion sur le moment, sans être de véritables savoirs réutilisables plus tard : on se souvient de cet autre ministre, déjà de l'Éducation, qui avait si bien appris dans son enfance la règle de trois, qu'il s'est révélé incapable de s'en servir devant les caméras de télévision, pour un petit problème simple de CE1.
En grammaire, par exemple, on peut citer les deux fameuses techniques d'analyse (qui n'ont vraiment rien à voir avec ce qu'on appelle une analyse), imposées dès le CE1 pour la première (analyse dite "grammaticale"), qui doit donner la fonction des mots, et dès le CE2, pour la seconde (analyse dite "logique", avec une double imposture : ni analyse, ni logique), qui doit donner la structure des phrases.
Comme aucune notion correspondante n'a été construites, elles sont, pour la majorité des élèves, y compris pour les étudiants qui préparent le concours de professeur des écoles, devenues, pour la première, un exercice consistant à coller les bonnes étiquettes, à l'intuition ou au pif, devant certains mots ou groupes de mots, et pour la seconde, un autre exercice consistant à découper des phrases, en morceaux, en plaçant, au petit bonheur la chance, des bâtons à certains endroits, pour coller ensuite les bonnes étiquettes sur les morceaux.
Résultat : les notions n'ont jamais pu se construire, ni celle de "phrase", ni celle de "constituants immédiats", (c'est-à-dire : constituants de premier niveau de la phrase), ni celle de verbe, ni celle de sujet, ni aucune de celles qui sous-tendent un vocabulaire grammatical, restant parfaitement vide de sens pour eux, comme j'en ai confirmation chaque jour avec mes étudiants.

Autre aberration ministérielle : l'enseignement chronologique de l'histoire. Monsieur le Ministre ignorerait-il — à vrai dire, il est loin d'être le seul sur ce sujet "sensible" —, qu'une chronologie ça ne se "donne" pas, ça se construit ? Fournie, clés en mains comme une évidence, elle empêche de comprendre ce qu'est l'ordre réel des événements : d'abord, elle n'est pas si chronologique que ça : on ne commence pas par le début (du reste, ce serait quoi, le début ? ) et surtout les intervalles qui séparent les chapitres du cours d'histoire, ne sont pas d'égale durée, et cela ne peut qu'induire les enfants en erreur.
Ajoutons que, là aussi, l'école est en contradiction totale avec le vécu des enfants, environnés de plus en plus par un déluge d'informations historiques désordonnées, reçues de la télé et des spectacles divers, cinéma et autres. Or c'est justement ce désordre qui peut leur permettre, aidés par les enseignants, de placer tous ces événements sur la frise du temps, pour en découvrir la chronologie effective. Les choses bien rangées par quelqu'un d'autre sont généralement inutilisables et introuvables : il faut les avoir rangées soi-même pour les retrouver. Les événements, c'est pareil !!

Un autre exemple ? Décider qu'à l'entrée au CP — aventure difficile, s'il en est, pour un petit bout de chou, facilement traumatisé à cet âge — on va le mesurer comme un vulgaire objet, sur des savoir non précisés, en utilisant des critères sans aucun lien avec ces savoirs, et sans qu'il ait droit à la parole : c'est oublier à la fois ce qu'est un enfant de cet âge et ce qu'est l'évaluation quand il s'agit d'un être humain. Même si on n'a fait que cela depuis que l'école existe, ça ne se fait pas, d'évaluer un être humain dans son dos. L'adjectif "participative" est alors obligatoire pour parler de telles évaluations, même quand il s'agit d'enfants. Et quand Le Ministre affirme avec hauteur que jamais une évaluation n'a traumatisé personne, incontestablement, ce qui lui fait défaut, c'est la mémoire de l'enfant qu'il fut.

Enfin, l'exemple le plus convaincant, et le plus coriace : vouloir qu'un enfant de cet âge entre dans la lecture par une abstraction monumentale, la "relation lettre-sons", c'est le faire entrer dans la maison par la fenêtre du second étage et ne faire aucun cas de ce qui lui est possible à cet âge. Il faudrait lui rappeler que les sons en questions ne sont PAS DU TOUT ce qu'on entend — lequel varie, qui plus est, selon les régions — mais une donnée abstraite, qu'on appelle un phonème, seul moyen de prendre en compte ces variations de sons entendus et pourtant compris comme semblables...
Vous avez du mal à comprendre cela ? Vous imaginez, un enfant de six ans !!.
Il faudrait aussi insister sur le fait que cet "apprentissage" (ce "gavage", je devrais dire) est parfaitement contraire à ce que tout enfant connaît de la lecture, dont même les plus défavorisés culturellement savent que c'est une activité qui se fait avec les yeux, et dans le silence. On le traite ainsi "à rebrousse-poil", en faisant fi de ses savoir personnels, sans lesquels pourtant il n'arrivera pas à apprendre ce qu'on lui enseigne. C'est à la fois humiliant pour l'enfant et complètement inefficace pour ce qu'on attend qu'il apprenne.

Certes ce sont là des données de psychologie, dont il n'a que faire.
On pourrait toutefois lui faire remarquer qu'il ne plante pas ses fleurs n'importe comment, à un moment où elles risquent de ne pas pousser, et il ne les arrose pas n'importe quand. Pour les fleurs, il sait qu'on doit prendre en compte leur fonctionnement, pour en avoir de belles. Il serait bon qu'on lui rappelle qu'un enfant c'est la même chose : ce n'est pas notre logique adulte qui règle leur manière d'apprendre.

En considérant l'apprentissage de la lecture, ou celui de la division, comme l'acquisition d'un mécanisme, en fournissant des techniques et des données toutes faites, pour que ces apprentissages puissent se faire vite et en un an, il les vide de leur INTELLIGENCE. Et il contribue à endormir celle des enfants.
On sait depuis bien longtemps que l'intelligence n'est pas innée : ce qui l'est, ce sont les potentialités de l'intelligence ; mais seule l'éducation, scolaire et familiale, les développe — ou les endort. Lui qui aime la science, il devrait le savoir : ce n'est pas une affirmation gratuite. Ce sont là les conclusion des travaux d'une grand équipe de chercheurs, celle de Jean-Pierre Changeux, qui n'ont pas, que je sache, été dénoncées depuis.
En revanche, il faut dénoncer sans relâche la cohérence catastrophique de ses décisions, contradictoires avec ce qu'on sait des enfants et de leurs manières d'apprendre, contradictoires aussi avec ce que la linguistique nous apprend du fonctionnement de la langue écrite, contradictoire enfin avec ce qu'on sait des processus de l'apprentissage. Il faut faire savoir les dangers qu'il fait courir à nos enfants, y compris à ceux qui réussiront quand même, ayant trouvé chez eux, ce que l'école ne leur donnera pas, mais avec une réussite fragile, parce que non théorisée, non comprise en profondeur. Ces erreurs de l'école que le Ministre défend, fort de principes sans humanité ni humanisme, tout le monde les paie.
C'est inadmissible.